Mme Donzert, la coiffeuse, n’accepta pas d’emblée que sa fille fréquentât la fille de Marie Vénin. Elle avait pourtant de la sympathie pour la petite Martine-perdue-dans-les-bois, depuis que celle-ci, encore avant-guerre, toute petite, était venue lui acheter une savonnette. Mme Donzert le lui avait, en fait, donné, ce savon à la violette que Martine avait longuement choisi, ce n’était pas avec les trois sous qu’elle lui tendait, qu’elle aurait pu acheter quoi que ce fût, mais c’était pain bénit[31] que d’introduire un savon dans la maison Marie Vénin. Seulement lorsqu’il s’agit d’accueillir cette fille devenue grande, chez soi, à la maison… Mme Donzert était une catholique fervente et une brave femme, elle pensa que c’était son devoir d’aider la fille d’une pécheresse — cette malheureuse enfant qui étudiait si bien — à devenir une femme honnête malgré le milieu dont elle sortait. Il n’y avait rien à craindre pour Cécile, la plus sage, la moins cachottière des fillettes. Ce premier soir, Mme Donzert avait donné à Martine le beau cahier d’avant-guerre que Cécile lui avait promis, et l’avait gardée à dîner. Martine avait alors onze.
Depuis, en trois ans, elle était devenue comme la fille adoptive de la maison. Et même elle appelait Mme Donzert : « M’man Donzert », ce qui lui était venu tout naturellement et exprimait bien leurs rapports…
La toute première fois que Martine avait pénétré dans la maison à étage de Mme Donzert, elle en avait perdu la parole pour la journée. Aucun Palais de « Mille et une Nuits »[32] n’a jamais bouleversé ainsi un être humain. Lorsque Cécile s’était mise à ramener Martine de plus en plus souvent et à insister pour que Martine restât manger et coucher, Mme Donzert avait imposé une règle : il fallait que Martine prît tout d’abord un bain. Mme Donzert se méfiait de ce qu’elle pourrait apporter de la cabane de Marie, bien que la petite semblât toujours bien propre.
Lorsque Martine vit pour la première fois la baignoire, et que Cécile lui dit de se tremper dans toute cette eau, elle fut prise d’une émotion qui avait quelque chose de sacré, Comme si elle allait être baptisée… « Le confort moderne » lui arriva dessus d’un seul coup, avec l’eau courante, la canalisation, l’électricité… Elle ne s’y habitua jamais tout à fait et chaque fois que Mme Donzert lui disait : « Va prendre ton bain… » elle éprouvait une petite émotion délicieuse.
Le soir où sa mère lui avait conseillé d’aller coucher ailleurs, vue l’arrivée possible du père, Martine avait frappé à la fenêtre, la coiffeuse avait ouvert et dit :
— Entre, ma fille… Cécile est en train de prendre son bain… Ça va être ton tour. Je vais vous monter une infusion[33] quand vous serez au lit. Assieds-toi donc !
Martine s’assit sagement à côté de la coiffeuse devant la table de la salle à manger. Mme Donzert épluchait un journal de mode[34]. Ses mains roses et blanches tournaient délicatement les pages :
— Tiens, dit-elle, c’est joli ça… le petit tailleur. Il t’irait bien… — Elle jeta un regard sur Martine : ta robe te serre. S’il y a assez dans les coutures, il faut l’élargir.
— C’est parce que je l’ai lavée, M’man Donzert, elle a rétréci…
— C’est plutôt toi qui as gonflé[35], ma fille !
Cécile apparut dans un peignoir rose, toute rose elle-même, avec les yeux bleus de sa mère. — Martine, dépêche-toi, on monte !
Les murs de la salle de bains étaient blancs, le carrelage par terre, le tabouret en tube métallique… Martine trempa avec délectation dans l’eau chaude. Elle savonna une jambe, puis une autre.
L’émail de la baignoire était lisse, lisse, l’eau était douce, douce, le savon tout neuf faisait de la mousse nacrée. Une éponge rose et bleu ciel… Le globe laiteux éclairait chaque recoin de la salle de bains.
Mme Donzert criait d’en bas : « Martine, tu vas t’enlever la peau, à force de frotter… Assez ! » La sortie-de-bain, posée sur le radiateur était chaude, bleu ciel.
Martine, ses cheveux noirs ramassés en chignon sur la tête descendit l’escalier et alla se mettre sur un petit canapé à côté de Cécile, devant le feu. Elles balançaient leurs pieds nus et bavardaient à perdre haleine[36]. Ces deux-là, jamais elles ne se disputaient, et jamais il n’y avait eu entre elles le moindre nuage.
Mme Donzert posa les tasses sur le plateau :
— On monte, dit-elle.
Les deux lits jumeaux étaient faits. Des taies brodées de la main de Cécile, elle adorait broder. Mme Donzert leur fit promettre qu’elles n’allaient pas bavarder la moitié de la nuit, à leur habitude. Non, juste le temps de prendre l’infusion. Elles éteignirent. Puis elles se mirent à parler de Daniel. Il n’y avait pas de Daniel dans la vie de Cécile, d’un an l’aînée de Martine. Jusqu’à présent elle partageait les émotions de Martine. Daniel était chez son père et se préparait au concours de l’École d’Horticulture de Versailles[37] — on y recevait sans le bac[38], mais le concours était si difficile qu’il en fallait savoir plus que pour passer le bac, et avec des connaissances spéciales que le lycée, de toute façon, ne vous donnait pas. Martine rapportait toutes ces nouvelles, mot pour mot, du bureau de tabac[39], où elle avait entendu le garde-champêtre parler devant le zinc[40]. Elle y était venue acheter des allumettes pour sa mère.
Les jeunes filles parlaient toujours : quand Daniel arriverait-il au village ? Son oncle était mort, ses cousins travaillaient-ils à la pépinière. Il n’y avait rien pour l’attirer au village. La baignade seule peut-être, il fallait attendre l’été. Elles parlaient, elles parlaient.