Les meubles n’arrivèrent qu’au mois de juin. Et avec les meubles, le service de table, la verrerie, les casseroles… D’un seul coup Daniel trouva l’appartement meublé. Comme dans un dessin animé. Tout cela, Martine l’avait fait dans son dos[165]. Mais il venait de passer les examens brillamment : classé premier de sa promotion, le ministère le gratifiait d’une médaille de vermeil[166], il allait bénéficier d’une bourse de stage[167] dans une exploitation publique ou privée. Daniel n’avait pas le cœur de[168] détruire sa propre joie, ni le bonheur excessif de Martine, allant et venant parmi ses affaires neuves…
Ce soir, en pendant la crémaillère[169], on fêtait le diplôme de Daniel dans le nouveau studio-salle à manger. Il y avait Cécile et ce Pierre Genesc qui était quelque chose dans les matières plastiques, Mme Denise avec son ami, Ginette… Martine était une de ces cuisinières qui jamais ne ratent une mayonnaise, ni un soufflé. Cécile avait apporté radio et pick-up. D’ailleurs elle allait les laisser à Martine, on ne pouvait imaginer Martine sans musique, pauvre Martine qui n’avait que le petit poste merveille, sans fil reçu comme cadeau de mariage de Mme Denise, il lui fallait un vrai. Martine resplendissait, elle jetait de la lumière sur l’ensemble studio, sur les casseroles, sur les dessous-de-plat, les assiettes en matière plastique de couleurs vives, sur les tableaux au mur.
— Je croyais, dit Daniel, que tu préférais la toile propre à la toile couverte de peinture ?
— Laisse donc, Daniel… tu ne comprends rien à l’ameublement. — Martine s’enfuit dans la cuisine.
Daniel regardait avec stupeur les tableaux : il s’était souvent demandé en passant avenue de l’Opéra qui pouvait bien acheter ces œuvres d’art exposées chez les grands papetiers, ces têtes de chiens, ces chasseurs… Eh bien, c’était Martine qui achetait ces tableaux…
A part Pierre Genesc tous les invités avaient été à la noce de Martine avec Daniel. Un an déjà ! Daniel submergé par les examens n’avait pas songé à amener quelques camarades de École D’ailleurs où les aurait-on mis. C’était petit, petit, là-dedans. Oui, mais Ginette n’avait pas de cavalier…
— Vous en avez, je suis seule, moi… Pierre n’a d’yeux que pour Cécile, tous les hommes sont en main… dit Ginette. On riait. « Curieux, se disait Daniel, voilà une femme qui travaille, qui élève son fils, en fille-mère[170] méritante, et, pourtant, on l’imagine, très bien à un coin des boulevards attendant les clients… » Daniel exagérait, Ginette était une petite femme gentille, moelleuse, avec de la poitrine, des hanches, la taille fine, les mains et les pieds potelés.
— Formidable, dit Daniel, pensif, quand on avait déjà bu aux jeunes mariés, à la fin de ses études, à l’ensemble-studio, aux talents de cuisinière de Martine, — formidable, dit-il, de voir d’un coup quatre femmes comme vous autres…
Ce cri de cœur fit rire tout le monde. Les femmes en étaient heureuses, c’est agréable, les compliments aussi sincères…
— Les hommes ne sont pas mal non plus… dit l’ami de Denise.
— Il en manque un… C’est vrai personne ne veut me prêter le sien ? dit Ginette.
N’ayant pas d’homme elle jouait à préférer Daniel. Daniel jouait l’insensible, elle l’éprise… On s’amusait beaucoup. Ginette, Martine et Denise s’étaient mises à raconter des histoires de l’Institut de Beauté.
Martine installait une table de bridge, Mme Denise lui avait appris à jouer, et Martine avait des dons : si elle jouait plus souvent, elle deviendrait une bridgeuse de premier ordre… Mais ce soir, on ne jouait pas sérieusement, on se levait pour danser, Pierre Genesc allait à la cuisine aider Cécile à préparer les orangeades et à déboucher encore une bouteille de Champagne.
Finalement Ginette entraîna Daniel sur le balcon…
— Si vous saviez ce que c’est pour une femme seule que d’élever un gosse… Il est né en 44. Je ne devais pas revoir le père… disait Ginette.
« Tiens ! Le père serait-il parti avec nos gracieux vainqueurs ? » se demanda Daniel ; il regarda Ginette, curieusement éclairée par la lumière de l’intérieur. Elle ressemblait à une Allemande.
Ginette continuait :
— Maintenant mon fils est demi-pensionnaire, il déjeune à l’école et rentre coucher… Une femme qui travaille ne peut pas faire autrement… Ah, je n’ai pas de chance avec les hommes !
— Ce n’est peut-être pas une question de chance, mais de choix ?
— Vous croyez qu’on peut choisir ? Quand on n’a pas eu de chance la première fois, cela vous suit toute la vie. Avec un enfant… Le temps passe, et ensuite tous les hommes sont pris. Comme vous.
Elle exagérait, elle n’avait pas besoin de jouer à l’éprise en tête à tête, cela cessait d’être un jeu.
— Venez, dit Daniel, on va prendre un verre. Martine était une excellente maîtresse de maison : il y avait à boire sur le bahut à vaisselle, et comme il était déjà tard pour songer à souper, un peu de viande froide… De petites saucisses délicieuses… Évidemment la glace manquait, Martine en avait fait apporter avant le dîner, mais elle avait eu le temps de fondre. Un frigidaire est nécessaire si on veut bien recevoir.
Ginette essaya de faire danser Daniel. Rien à faire ! Les maris ne savent pas danser, c’était la règle. Toutes les femmes essayèrent après Ginette, sans succès ! L’ami de Denise dansait à la perfection, il conduisait sa danseuse comme une voiture. Pierre Genesc, plutôt que danser, savait tenir sa danseuse fermement et doucement : peut-être oublierait-il la danse pour devenir un mari ?
Daniel était épuisé. Après toutes les nuits blanches avant les examens, cette soirée était la dernière goutte. Un peu saoul, heureux, il tombait de sommeil.
— Savez-vous, Mesdames, à quoi vous me faites penser ? cria-t-il, pour se réveiller, — à de la matière plastique, neuve, fraîche, de couleur tendre…
Personne ne se fâcha, on trouvait le mari de Martine très, très amusant…
Lorsque tout le monde fut parti, Martine se mit à laver la vaisselle et à remettre tout en ordre. Elle était infatigable ! Daniel dormait ferme lorsqu’elle se coucha, non sans avoir fait sa toilette du soir, bien que le jour perçât déjà derrière les fenêtres nues, sans volets ni rideaux… Il en fallait encore des choses dans cet appartement ! Martine essaya de penser aux rideaux, mais s’endormit aussitôt.
Le lendemain Daniel partait pour la ferme : il avait besoin de se reposer et de travailler. Le stage dans une exploitation, il allait le faire chez son père. Martine ne pouvait pas l’accompagner, elle passerait son congé payé à l’Institut de Beauté, où cela lui ferait un salaire double. Il lui fallait de l’argent pour payer les échéances[171] de l’ensemble-cosy[172]. C’était affreusement triste de se séparer, mais il n’y avait pas de choix.