XX. A LA DISCRÉTION DE VOS DÉSIRS[203]

Ce fut le jour le plus terrible de sa vie. Ce jour-là, elle avait perdu ce qu’elle avait eu : le bonheur. Parce que, malgré tout, elle avait été heureuse. Elle travaillait comme une brute, c’est vrai, et à l’Institut et chez des clientes à domicile, pour couvrir les traites. Elle vivait dans l’inquiétude : si jamais à l’Institut de Beauté, cela se savait, si on apprenait qu’elle détournait des clientes[204] pour se faire une clientèle particulière !.. Elle était heureuse quand même, fatiguée, inquiète, mais heureuse. Elle supportait tout courageusement, même de ne plus voir les siens, porte d’Orléans, tant elle se sentait fautive d’avoir obligé M’man Donzert à porter sa chaîne d’or au clou. M’man Donzert qui ne savait pas que Martine le savait, ne s’expliquait pas ses absences, était malheureuse de ne pas la voir, s’inquiétait et pleurait souvent, ce que M. Georges pardonnait mal à Martine.

Mais fallait-il que M. Georges eût-il choisi pour faire une visite à Martine juste ce soir-là où Daniel venait de partir…

— Je passais…[205] dit M. Georges, tu n’as pas bonne mine, fillette ! Tu n’es pas malade ?

— Fatiguée… Je vais me mettre du rouge à lèvres, et ça n’y paraîtra plus. Tout va bien à la maison ?

— Tout le monde est en bonne santé. Je ne vais pas m’attarder, ni y aller par quatre chemins…[206] C’est de toi qu’il s’agit, Martine.

Martine se mettait du rouge à lèvres devant la glace au-dessus du bahut à vaisselle. Sa coiffure était correcte.

— Je vous écoute, monsieur Georges… Vous ne voulez pas boire quelque chose ? Un café ?

— Martine, je ne veux rien. Je suis venu te parler.

Ils étaient maintenant l’un devant l’autre sur des chaises droites et inconfortables.

— Je te disais dans le temps, fillette, que tu avais de la chance dans la vie, que tu avais déjà gagné deux manches. Tu es en train de rater la troisième : ton mariage, ton avenir…

— Comment ça ? dit Martine. La gêne que lui causait cette visite inhabituelle, et le départ de Daniel, le terrible bouleversement l’amollissait, elle était dans un étrange état de faiblesse.

— Je vais te raconter une histoire. Il y avait une fois un pêcheur qui vivait avec sa femme au bord de la mer. Ils étaient très pauvres et misérables, un peu comme les tiens dans la cabane au village. Un jour le pêcheur a pris dans le filet un petit poisson d’or qui lui dit d’une voix humaine : Pêcheur, donne-moi la liberté et je te la revaudrai[207] !..

— Comment me la revaudras-tu ?

— Je te donnerai par trois fois tout ce que tu souhaiteras.

Le pêcheur sortit le poisson d’or du filet, et le vit disparaître dans les flots…

Martine écoutait M. Georges. Il lui faudrait écouter jusqu’au bout et tirer la morale de l’histoire. M. Georges était le meilleur des hommes, mais il avait ses façons à lui[208]… Ce soir elle avait du mal à les supporter. M. Georges racontait son histoire de poisson d’or et elle était très, très loin…

— Le pêcheur rentra à la maison et raconta l’histoire à sa femme qui était en train de bouillir son linge dans une vieille lessiveuse rouillée. « Conteurs d’histoires ! cria-t-elle. Imbécile ! Tu as cru à des bobards et maintenant on n’a même pas de quoi manger ce soir ! — Essayons voir, répondit le pêcheur. Souhaite quelque chose à haute et intelligible voix. » La femme du pêcheur haussa les épaules, mais cria pour se moquer de son mari : « Je veux que ma vieille lessiveuse devienne neuve, et les loques que j’y fais bouillir, du beau linge !.. » A peine avait-elle prononcé ces paroles qu’il se fit un grand bruit, et une machine à laver, pleine d’un linge magnifique, apparut à la place de la vieille lessiveuse rouillée. La femme du pêcheur en fut heureuse pendant vingt-quatre heures. Puis elle se mit à gronder son mari : « Pourquoi m’as-tu laissé souhaiter si peu de choses ? Eh bien, dit le pêcheur, fais un deuxième souhait, puisque tu y as droit. Mais j’imagine que ces souhaits sont comme un pari à discrétion : lorsqu’on a gagné, il faut savoir être discret ! » — Oh toi ! dit la femme du pêcheur… Cette fois j’ai bien réfléchi, et je souhaite avoir une belle maison, à la place de cette vieille cabane, toute meublée, avec tout le confort, et des voitures, et des bijoux ! Et cette fois, comme la précédente, il se fit un grand bruit, les planches de la cabane craquaient et finalement disparurent. Le pêcheur et sa femme, magnifiquement habillés, se trouvaient dans un palais, orné dé dorures, de tapis, avec tout le confort moderne, vide-ordures et ascenseurs dans tous les coins, et devant la porte la plus’ grosse des voitures américaines. A chaque pas, des domestiques bien stylés les saluaient et leur servaient ce qu’ils voulaient à boire et à manger. Le pêcheur et sa femme passèrent une très bonne nuit dans un lit de duvet. La deuxième nuit, la femme s’endormit tard, et la troisième elle s’agita si fort que le pêcheur finit par lui demander ; « Femme, qu’est-ce que tu as ? — Vieil imbécile, répondit-elle, pourquoi m’as-tu laissé souhaiter si peu de choses ? »

« Nous en sommes à la troisième fois, pensait Martine, ça touche à la fin… Sainte Vierge, je n’en peux plus, je n’en peux plus… »

— Tu trouves cela peu de choses ? répondit le pêcheur. Qu’est-ce qui te manque donc ? Songe qu’après cela sera fini. Tu n’auras plus de poire pour la soif[209], quoi qu’il t’arrive, une maladie, un malheur… Et puis tu risques de passer pour indiscrète.

— J’ai réfléchi à tout cela, dit la femme du pêcheur, c’est pourquoi je souhaite que le poisson d’or vienne nous servir en personne… A peine avait-elle prononcé ces mots qu’un énorme bruit, avec éclairs et tonnerre, se fit autour d’eux, dans un ciel devenu noir ! Le monde se trouva plongé dans un état de catastrophe, les murs du palais s’écroulèrent, on avait cru que le ciel allait tomber sur la tête des hommes… La bombe atomique n’aurait pas fait mieux… Quand le pêcheur et sa femme ont pu se relever, une fois les éléments calmés[210], le silence revenu, ils se sont retrouvés dans leur cabane en planches et la lessiveuse rouillée remplie de vieilles loques…

M. Georges se leva :

— Là-dessus, fillette, je te dis bonsoir… Un enquêteur est venu nous voir. Il paraît que tu as acheté une cuisinière électrique et que les traites reviennent non payées. C’est Mme Denise qui a eu l’idée de donner notre adresse… Daniel n’est pas à Paris, par hasard ?

— Non, il n’est pas là.

— Alors je te dis bonsoir, répéta M. Georges, prenant ses gants et son chapeau dans la petite entrée. Martine ferma la porte derrière lui.

Des jours, des nuits… Des Heures, des minutes, des secondes. Le printemps. Daniel n’avait écrit qu’une seule fois. Une lettre d’une méchanceté… Il la prévenait ‘ bien à l’avance qu’il comptait passer ses vacances à la ferme. Son père avait besoin de lui. Martine pouvait se payer des vacances à crédit[211]. Cela se faisait maintenant…

A la porte d’Orléans, tout le monde était occupé par les fiançailles de Cécile avec Pierre Genesc.

Cette fois-ci, ça y était, ils allaient sûrement se marier. Comme Cécile avait eu raison de rester sage et d’envoyer promener son Jacques et les fiancés précédents ! Pierre Genesc était fait pour elle, sur mesure. Ils se ressemblaient même un peu, dès maintenant, quand d’habitude cela n’arrive qu’au bout de longues années, à des couples très unis. Pierre Genesc n’était pas grand — plus grand que Cécile tout de même ! Il avait le teint frais, les yeux bleus, très doux, des cheveux châtain-clair, qu’il portait assez longs, et, sans être gras, il remplissait bien ses vêtements. Il avait trente-huit ans, une situation confortable dans une société de matières plastiques : il venait d’être promu directeur de la succursale parisienne et détenait également des actions[212]. Cécile était heureuse. Elle portait sa bague de fiançailles avec un plaisir qui ne faiblissait pas.

Pierre envoyait à sa fiancée des fleurs, des chocolats, venait la prendre presque tous les soirs pour aller au théâtre ou pour dîner dans un bon restaurant. Il avait gardé les agréables habitudes du célibataire qui courtise une femme pour coucher avec elle. D’ailleurs il serait certainement resté célibataire s’il n’avait pas rencontré Cécile, il avait déjà pris quelques manies. Avec elle tout devait changer ! Le vieil appartement de ses parents, rue de Richelieu, morts tous les deux depuis bien des années, allait retrouver une nouvelle jeunesse. Pierre Genesc était heureux de ne pas l’avoir refait plus tôt, sa jeune femme l’arrangerait à son goût. Il avait déjà toutes les attentions d’un mari pour une femme beaucoup plus jeune que lui, et, c’est vrai que Cécile avec sa fragilité, semblait à côté de Pierre une enfant, quand il n’y avait entre eux que quatorze ans de différence.

Parfois les fiancés restaient toute la soirée avec M. Georges et M’man Donzert et on mangeait à la cuisine, sans cérémonies, entre soi. Pierre, on l’appelait déjà Pierre, était si heureux de se sentir en famille, lui si seul depuis si longtemps. On disait à Martine de venir, il n’y avait rien de changé, l’histoire de la chaîne d’or, on n’y pensait plus. Mais Martine n’y allait pas souvent, elle continuait à travailler chez des clients à domicile, rentrait tard, était fatiguée.

Il n’y avait rien de changé et pourtant les rares fois qu’elle montait à la porte d’Orléans, dans cet appartement où elle avait vécu, elle s’y sentait étrangère. Quand c’était à elle qu’on devait le bonheur actuel de Cécile, que c’était elle qui avait eu l’idée de présenter à Cécile Pierre Genesc des matières plastiques. M’man Donzert s’occupait du trousseau de Cécile. Si on avait donné un appartement à Martine, on donnait un trousseau à Cécile : lingerie de princesse, et aussi des draps, des nappes, le linge de cuisine. Et Cécile qui ne devait plus travailler à l’Agence de voyage après son mariage — elle allait aider son mari au bureau, faire du secrétariat — voulait partir en beauté et continuait à y aller régulièrement, pour laisser le temps à l’Agence de trouver une remplaçante : on y avait été toujours si gentil pour elle. Alors entre ses heures de bureau et son fiancé, elle était occupée à en perdre la tête. Sa mère et M. Georges étaient en adoration devant elle sans compter son fiancé, chacun courant au-devant de ses désirs. Martine pensait que cela n’avait pas été ainsi pour elle. Elle oubliait son histoire, elle pensait simplement que, bien sûr, M’man Donzert avait beau l’aimer, elle n’était quand même pas sa fille… Et M. Georges, toujours si affectueux avec elle, il y avait entre eux une certaine visite, il était venu au moment crucial de sa vie, il est vrai, qu’il n’en savait rien, n’empêche[213] qu’il était venu non pour l’aider, mais pour lui faire de la morale… Enfin Cécile occupait ici tous les cœurs, elle était la vedette.

Une fois de plus Martine passait les vacances à Paris. Elle, pourrait se reposer quand même, sa clientèle privée quitterait Paris pour au moins trois mois, à l’Institut de Beauté venaient surtout des étrangères, c’était calme… Dans ce Paris vide, elle se reposerait. Martine avait besoin de repos, elle se sentait toute drôle.

Le docteur dit : « Aucun doute… Vous êtes enceinte… Cinquième mois. Quelle santé vous avez, Madame ! C’est magnifique ! »

Ensuite que s’est-il passé ? Pourquoi ? Elle avait été si heureuse… Incompréhensible. Martine sortit de la clinique le ventre vide, un sentiment de vide. Sa mère, la Marie, lui était supérieure, elle savait au moins faire des enfants. Si elle avait eu un enfant… L’enfant, Daniel revenu comme avant…

Elle n’en dit rien à Daniel. Il était venu la voir quand même, enfin, il était venu ! Par une chaude journée d’août, hâlé noir, maigri, le regard plus innocent, plus clair que jamais… Il n’avait fait que passer[214]. Lui avait dit qu’elle avait certainement besoin de repos, lui avait proposé encore une fois de l’emmener à la ferme. Mais, elle ne pouvait pas, mon Dieu ! elle ne pouvait pas ! Elle dit n’importe quoi. Pour rien au monde elle n’aurait dit à Daniel qu’elle devait aller à la clinique régulièrement, se soigner…

Elle se dégoûtait. Elle avait pour elle-même des gestes de répulsion. Tout cela était sale, ignoble… Si Daniel l’apprenait, cela serait la fin, il serait dégoûté d’elle pour la vie, elle deviendrait un objet de répulsion.

Daniel repartit, convaincu que Martine ne voulait plus de lui, que sa présence même lui était pénible, qu’elle ne l’aimait plus.

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