XVIII. LE DOMAINE DIVIN DE LA NATURE

La ferme n’était après tout qu’à quatre-vingts kilomètres. Il y avait un boulot à y faire, c’était l’époque des hybridations, mais Daniel allait quand même à Paris. C’était encore et toujours l’amour à la sauvette[173]. Daniel pressé de rentrer, Martine obligée d’aller à l’Institut de Beauté.

Martine avait deviné juste : le père ne songeait pas, à payer son fils. Daniel laissa passer un mois, deux. Puis il eut une conversation avec son père et lui annonça que le temps de trouver un emploi[174] et il s’en irait.

— Il n’y a pas de raison, dit-il pour que Martine te paye tes jardiniers…

M. Donelle regarda Daniel curieusement.

— Et la bourse du stage qu’on t’a donnée ?

— Tu voudrais peut-être que je te paye pour le droit de travailler chez toi !

M. Donelle partit d’un grand éclat de rire :

— Allons, allons… Je dirai à Dominique d’envoyer à Martine tant par mois…[175]

La somme allouée par mois était honnête.

— Tu vois, que je tiens à te garder… conclut M. Donelle. Et même je te préviens que ton cousin Bernard est encore en train de te jouer un tour…[176] Je tiens à te garder, Daniel, mon fils…

Dans sa chambre au-dessus de la cuisine, celle qui avait été leur chambre l’an passé, Daniel ouvrait ses livres. Il travaillait tard toutes les nuits et se couchait sans parvenir à arrêter ce qui grouillait dans sa tête. Il ne souffrait pas de ces insomnies… Jamais ce qu’il avait eu en tête n’avait été plus clair, ne s’était mieux ordonné que la nuit, face à la fenêtre ouverte… La science le visitait d’habitude, ici, chez lui. Cette nuit-ci, à cause de la conversation avec son père, il pensait à Martine… Bientôt deux heures du matin, elle devait déjà dormir. Petite perdue-dans-les-bois, petite courageuse, seule dans Paris… Daniel alluma la lumière, secoua sa pipe dans le cendrier, soigneusement, pour faire plaisir à Martine, éteignit. Ce n’était pas bon en lui, il n’était pas heureux. Pas content, se sentant coupable, sans bien savoir de quoi, mal à l’aise[177], inquiet, Daniel résolut, soudain, de ne plus retourner à Paris pendant un mois au moins. Si Martine tenait à le voir, elle pouvait très bien venir en week-end à la ferme. Mais elle préférait le confort. Dans la nuit, Daniel se fâchait, vexé et triste… L’absence d’une salle de bains à la ferme décidait de leur vie commune. Elle était tout de même un peu folle, Martine. Se tuer de travail pour acheter un ensemble-cosy. Elle voulait des choses, des affaires, des objets… on dirait une drogue ! Il les lui fallait coûte que coûte[178]. Daniel se fâchait de nouveau : c’était trop idiot ! Le mystère, la grandeur de Martine s’évanouissaient parmi les tabourets en tube métallique, le bahut, le tapis en caoutchouc de la salle de bains, le matelas à ressorts… Daniel ralluma sa pipe.

Le soleil se levait. Daniel entendit de petits bruits dans la cuisine. Il s’endormit dans une bonne odeur de café qui montait dans sa chambre.

— O-hé ! Daniel ! criait Pierrot au bas de l’escalier. Daniel sauta du lit…

Le soir il partit pour Paris. Cette sacrée quatre-chevaux n’avançait pas… il avait tellement hâte de retrouver Martine, sa petite, sa chérie…

Daniel partait pour le Midi faire un stage aux pépinières de Meilland, le grand créateur de roses nouvelles. Il avait proposé à Martine de l’emmener. Elle n’avait qu’à envoyer promener son Institut de Beauté…[179] Mais il fallait payer les meubles et les objets achetés à crédit ! Maintenant qu’elle avait les mensualités envoyées par M. Donelle, plus son salaire, elle était tranquille, mais si elle ne travaillait plus, elle retomberait dans les difficultés.

Le frigidaire avait apparu dans la cuisine en plein hiver. Il y trônait comme un Mont-Blanc[180], beau, encombrant et utile.

Martine, avec Mme Denise, Pierre Genesc et Cécile, autour d’une table de bridge, faisait une partie. Daniel, en arrivant, fit se lever tout le monde… il eut le sentiment de déranger. Il y avait des boissons glacées. Ce n’est que le lendemain qu’il demanda avec quoi Martine comptait payer ce confort ?

— Avec quoi payes-tu tes expériences coûteuses ? Ton père est pauvre, répondit Martine, insolente, mais quand on a bien envie de quelque chose, on s’arrange… Et elle ajouta gentiment : — On m’a augmenté[181], je le dois à Denise. Ton père ne peut vraiment pas faire mieux ?[182]

Daniel s’assit lourdement sur le matelas à ressort :

— Je ne sais pas. Peut-être est-il riche… Peut-être a-t-il du mal à joindre les deux bouts…[183] Mais je sais que je ne lui demanderai plus rien.

Mais quand, peu de temps après, la télévision fit son entrée dans la salle à manger, Daniel se fâcha. Malgré les facilités du paiement[184] et l’augmentation de Martine, il fallait tous les mois, courir pour trouver l’argent des échéances… Daniel avait beau crier, il ne pouvait pas laisser tomber Martine dans ses difficultés[185]. Il entreprit la traduction de l’anglais d’un ouvrage scientifique, il y passait ses nuits… il demanda à M. Donelle une « prime » pour son voyage dans le Midi… Pour la dernière échéance du frigidaire, Martine avait été obligée d’aller mendier chez M’man Donzert. Daniel le reprocha à Martine.

— Comment le sais-tu ? Martine était sombre.

— Par Cécile ! Elle m’a téléphoné et elle m’a dit que pour payer ton échéance, M’man Donzert a dû mettre au clou[186] sa chaîne en or… en cachette de son mari. Cécile m’a demandé si je ne pourrais pas rembourser, avant qu’il ne s’en soit aperçu…

— Et pourquoi n’est-elle pas venue me le dire, à moi ?

— Parce que ces femmes t’aiment, imagine-toi, qu’elles ne veulent pas te faire de la peine !

— Alors, toi ? Toi, tu me le dis parce que tu ne m’aimes pas ?

Martine sur le petit divan-cosy se mit à sangloter… Daniel hésita, mais n’y tint pas et la prit dans ses bras… Il fallait que Martine comprenne, qu’il ne pouvait plus demander de l’argent à son père… la rose parfumée ne semblait pas vouloir tenir ce qu’elle promettait, il y avait cette déception, il fallait chercher encore, faire des expériences. Peut-être créerait-il quand même la rose Martine Donelle qui leur donnerait tout ce que Martine souhaitait, parce que, lui, ne souhaitait qu’une chose : la voir heureuse. Et c’était incompréhensible qu’un bonheur dépendait d’objets inanimés. Daniel se sentait révolté de voir son bonheur à la merci d’un frigidaire[187]. Mais que pouvait-il contre l’idéal électroménager de Martine ? Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anneau magique des contes de fée que l’on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l’avait asservie.

Daniel se sentait battu par les objets.

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