XVI. OUVERTURE DE CRÉDIT

L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant en matière plastique, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter personne. Daniel était plongé dans l’étonnement… Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela était à Martine, et il n’y avait que Martine elle-même là-dedans qui était à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtînt de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter des chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose… Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’était-elle lancée là-dedans ! Après cette lettre Daniel ne revint pas dans l’appartement de deux semaines[157], aussi Martine ne lui demandait-elle plus rien. Elle se débrouillait bien toute seule.

Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approchaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles… Bref, l’univers de Daniel où elle ne pouvait pas mettre de l’ordre.

Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages[158]. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa vie indépendante sans M’man Donzert, sans Cécile, sans M. Georges.

La vie secouée pendant quelques jours par le déménagement, avait repris son rythme. Martine sortait, entrait, préparait à manger, se couchait, se levait. Tous les samedis elle allait dîner chez M’man Donzert, avec ou sans Daniel, et tous les jours en rentrant du travail elle téléphonait à Cécile d’un bistrot, à côté de sa maison pour prendre des nouvelles de tout le monde. Il n’y avait pas de téléphone dans son nouvel appartement et cela rendait les absences de Daniel plus profondes. Martine était patiente. Elle avait déjà tant attendu Daniel. Elle attendrait encore et bientôt ils seraient ensemble tout à fait, toujours et pour toujours.

Daniel commençait à s’habituer à ces deux pièces vides, avec de l’eau bouillante distribuée par la maison[159], les trois tabourets en tube métallique à siège jaune, l’ampoule sans abat-jour, les couverts, les deux tasses, les deux assiettes achetées à l’Uni-Prix… C’était bon de camper ainsi, comme on a besoin de peu de choses en réalité… Ils avaient une joie d’être ensemble, une joie haletante…

Une fois, arrivant comme toujours à l’improviste, à cause de cette absence de téléphone, Daniel trouva Martine dans la cuisine avec un monsieur. Elle parut gênée. C’était un homme correctement vêtu, assez grand, une petite moustache en brosse. Il fallait le regarder de près pour voir que ses manchettes étaient élimées et le visage avait beaucoup de rides. Martine un peu plus rose que d’habitude, dit :

— Monsieur est représentant d’une maison[160] qui vend à crédit.

— Établissement Portes et Cie… Monsieur Donelle, je crois ?

Le monsieur se leva.

— Parfaitement… — Daniel se versa de l’apéritif[161] dans le verre de Martine et s’assit sur le radiateur.

— Madame a choisi un ensemble-studio[162], le voici, — le représentant ouvrait devant Daniel un catalogue, — Madame a un goût excellent… C’est jeune, moderne… du chêne verni, naturel, de qualité irréprochable. L’armoire à glace, la table-portefeuille[163]. Le bahut pour la vaisselle est tout à fait suffisant pour un service de table et la verrerie…

— Tu comprends, dit Martine, excitée, l’armoire on la mettrait dans la chambre…

— Madame est très pratique, approuva le représentant, le petit divan vaut plusieurs chaises, et si vous avez quelqu’un à coucher… Au-dessus il y a un rayon pour les livres…

— Vous ne vendez pas de livres à crédit ? s’enquit Daniel.

— Non, Monsieur… Je regrette.

— Vous en vendriez, je crois… Au mètre, juste ce qu’il faut pour remplir le rayon.

Le représentant le regarda furtivement :

— Laissez-moi le catalogue, Monsieur, dit Martine, je vais réfléchir… Je ne sais pas si je ne préfère pas carrément une salle à manger.

Le représentant parti, Martine disparut dans la salle de bains et Daniel resta seul à siroter l’apéritif. Elle revint d’ailleurs très vite, en peignoir de bain, une serviette autour des cheveux. Belle comme un beau jour. Daniel lisait un journal. Elle cassa les œufs, fit une omelette… Ils mangèrent en silence.

— J’aimerais autant, dit enfin Martine, que tu ne me couvres pas de ridicule devant les gens[164].

— Tu n’as pas besoin de moi pour cela… répondit Daniel. Il se leva, posa son couteau, le morceau de pain qu’il allait porter à la bouche… Martine entendit claquer la porte d’entrée.

Au bout d’une semaine, elle reçut de lui un petit mot tendre : il était en plein boulot. Encore une dizaine de jours, et voilà Daniel revenu, les traits tirés, pâle, mais plein d’un rire prêt à déborder… « Mon Martinot ! » Et pas un mot sur ces malheureux meubles à crédit.

Загрузка...