Martine avait télégraphié à Daniel : « Arrange-toi pour voir la télévision ce jeudi vingt heures trente ». Daniel arriva à Paris. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Martine n’était pas là. Daniel alluma toutes les lampes partout. L’appartement vide l’accueillait dans un ordre parfait. Il y avait des fleurs dans les vases : des roses. Le tic tac sonore d’une pendule fit lever les yeux à Daniel : c’était une pendule neuve. Huit heures. Peut-être Martine rentrerait-elle bientôt ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire de télévision ?
Comme il y avait longtemps qu’il n’était pas venu ici… Des mois. Il avait pensé que tout était fini, et au premier signe, il accourait, angoissé, fiévreux d’impatience.
A quel jeu jouaient-ils donc tous les deux ?
Daniel alla se laver les mains avec l’impression d’être indiscret, tant il se sentait « chez quelqu’un » et pas chez lui.
Si Martine ne rentrait pas à temps, il ne saurait même pas faire marcher le téléviseur, il n’y avait jamais touché. La télé dormait sur son piédestal.
Daniel éteignit les lumières et se mit à tripoter les boutons. Lequel était celui qui mettait en marche ? Il les essaya tous, dérégla tout ce qui pouvait se dérégler. Enfin tout s’organisa à peu près et sur l’écran se précisa un monsieur souriant et qui disait :
— Donc récapitulons : le candidat a vingt-trois ans, il est vendeur dans un grand magasin, et il a choisi les questions d’histoire…
Un jeune homme avançait la main pour tirer une carte parmi celles que le monsieur souriant lui tendait en éventail, quand l’image se mit à tourner.
Daniel commença à tripoter nerveusement les boutons… Cela prit un bon moment avant que l’image ne se redressât, ne se stabilisât… Et alors Daniel vit Martine. Une toute petite Martine, debout à côté du monsieur souriant :
— Alors, Mademoiselle la candidate n° 4, pardon, Madame… Vous vous appelez Martine Donelle, vous êtes manucure, mariée et vous n’avez pas d’enfants… Vous vous présentez pour la chanson… Voyons, voyons, voyons… si vous êtes aussi calée que belle. Bonne chance, Madame !
La petite Martine tira une carte parmi celles que lui tendait le monsieur affable. Elle était élégante comme un mannequin[215]… Une robe étroite, foncée…
— Donc, Madame, vous serez fort aimable de répondre aux questions qui se trouvent sur le carton que vous avez tiré.
« Premièrement : De qui sont les trois chansons suivantes : « Les Parigots »[216], « Que reste-t-il de nos amours ? », « J’attendrai… »
« Deuxièmement : qui sont les interprètes qui les ont rendues célèbres ? »
« Troisièmement : vous nous combleriez[217], si vous vouliez bien gazouiller le refrain de chacune de ces chansons. »
Martine se taisait et le cœur de Daniel battait très fort.
— Allons, Madame, dit le monsieur gentiment, un petit effort, il ne reste plus que vingt secondes…
— Vandair… Trénet… Goehr…[218]
— Parfait, cria le monsieur, magnifique, exact !..
La salle invisible applaudissait.
— Bon, je recommence !.. Mademoiselle…. Madame voulais-je dire. Première manche gagnée… La deuxième question…
Martine dit :
— Oui, Monsieur… — et se tut.
— Cinquante secondes… trente… cinq secondes…
— Maurice Chevalier… Trénet… Claveau…[219]
— Bravo, cria le monsieur joyeusement, exact, parfait, magnifique !..
La salle croulait sous les applaudissements.
— D’après le règlement, la première entièrement bonne réponse, c’est-à-dire bonne trois fois, vous rapporte trois mille francs. La deuxième entièrement bonne réponse, c’est-à-dire trois fois bonne, vous rapporte trois mille francs multipliés par trois[220]… Vous en êtes à neuf mille francs. Attention ! Voici le troisième devoir, Madame : vous allez nous gazouiller le refrain de chacune de ces chansons sans une faute… et vous aurez aussitôt à votre disposition vingt-sept mille francs. OK ?[221]
Martine fit oui de la tête. L’orchestre se mit à jouer et elle à chanter de cette petite voix juste, vulgaire, acide… Elle chanta sans fautes les trois refrains.
— Parfait ! Je suis ravi, dit le meneur de jeu. Je vous rappelle le règlement : si vous répondez séance tenante[222] à la question difficile que vous trouverez dans le billet tiré pur vous la deuxième fois, nous multiplierons vos vingt-sept mille francs par cinq ! Mais si vous vous trompez, vous perdez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front… On y va pour la quatrième question ?
— On y va… dit Martine.
Bref à la fin de l’émission qu’elle occupa à elle seule Martine avait gagné cinq cent mille francs…
La salle éclata en applaudissement… Et le meneur de jeu dit :
— Bravo, Madame, vous avez beaucoup de connaissances. Si vous reveniez souvent, vous ferez sauter la banque ! Permettez que je vous baise votre main… Et mille choses à votre époux[223]…
L’écran se couvrit de zigzags lumineux. C’était la fin de l’émission. Daniel éteignit le poste et resta dans le noir jusqu’à ce qu’il entendit la porte d’entrée s’ouvrir…
Martine, grandeur nature, était là.
— Tu as gagné ! dit Daniel. Je te fais crédit, tu es une fille courageuse…