I. UN UNIVERS BRISÉ

Il faisait nuit noire quand la porte de la cabane s’ouvrit et sur le pas de la porte apparut la mère Marie Peigner.

— Amenez-vous, cria-t-elle dans la nuit.

Ils sortirent de derrière les fagots. Marie les comptait au fur et à mesure[1] qu’ils passaient la porte.

— Un, deux, trois, quatre, cinq… C’est encore Martine qui manque ! Elle veut ma mort, cette garce !

Les quatre garçons et la fille s’assirent autour de la table. Une lampe à pétrole, une suspension, se balançait au-dessus de leurs têtes. Sur la cuisinière en fonte un pot-au-feu fumait doucement, et cela sentait le feu, le bois et la soupe.

Les gosses avaient entre quinze et trois ans, tous pareillement les mains noires, le nez qui coulait et les cheveux tirant sur le roux[2]. L’aînée, souffreteuse, avait une bouche aux coins tombants. Les trois garçons qui la suivaient ressemblaient à trois grenouilles de bonne humeur, et seul, le tout-petit ressemblait à sa mère, une petite femme aux cheveux crépus autour du visage encore lisse, le front bombé, le nez petit, et une bouche au sourire permanent.

Elle servait le pot-au-feu à la ronde dans des assiettes. Les gosses la regardaient faire immobiles et muets. La soupe était grasse, il y nageait de bons morceaux de viande et de légumes. Pendant un moment on n’entendait que mâcher et avaler.

Pour la deuxième tournée un incident était venu faire diversion[3] : un rat monté par un des pieds de la table.

— Un rat ! criaient les gosses, pendant que le rat courait entre les assiettes, les verres, les morceaux de pain.

— Tapez ! criait Marie, mais tapez donc, bon Dieu !..

C’est l’aîné des garçons qui eut le privilège d’assommer le rat.

Martine apparut juste comme Marie, sa mère, tenant le rat crevé par la queue, ouvrait la porte pour la jeter dehors. Martine eut juste le temps de faire un bond de côté pour ne pas recevoir le rat en pleine figure. Martine s’adossa à la porte.

— Assieds-toi… dit sa mère. Et mange.

— J’ai pas faim… — Martine alla vers la cuisinière. — J’ai froid, dit-elle.

— Tu vas manger. Il y a un pot-au-feu, tu vas te régaler. C’est le premier pot-au-feu comme il faut depuis la Libération[4].

Martine alla s’asseoir à côté de sa sœur aînée.

Outre la cuisinière il y avait dans la pièce la place pour le buffet et une carcasse de fauteuil, tous ressorts dehors. La porte qui donnait sur la deuxième pièce était ouverte. Les gosses ramassaient avec du pain ce qui restait du jus dans leurs assiettes et commentaient l’incident du rat. Martine passa les deux mains sur ses cheveux qui pendaient en mèches noires et droites.

— Mange… dit sa mère.

Martine prit la cuillère et regarda la soupe dans l’assiette, la couche épaisse de graisse, un morceau de bœuf, un os…

— Mange, dit sa sœur aînée à voix basse, tu vois que la mère n’est pas contente.

Martine enfonça la cuillère dans la graisse, la porta à sa bouche et s’écroula, la tête en avant, dans la soupe.

Il y eut un remue-ménage, comme pour le rat.

— Alors ! criait la mère, vous ne voyez pas qu’elle est malade ?

On déposa Martine sur le grand lit défait.

— Qu’est-ce que tu as, mais qu’est-ce que tu as, ma petite ? répétait Marie penchée au-dessus de Martine. Martine ouvrit les yeux. Elle vit le visage de sa mère qui ne bougeait pas, son sourire…

— Je veux m’en aller… dit-elle.

Au-dessus d’elle le visage de Marie ne changea pas d’expression.

— La maman de Cécile me prendrait… J’apprendrai pour être coiffeuse… continua Martine.

Marie se mit à rire.

— Tu commenceras par te faire une permanente à toi-même. Et décolorer tes cheveux peut-être. Sacré Martine ! Ça va-t-il mieux ?

— Non, fit Martine. Je veux partir.

— Non ! cria Marie. Et puis tu vas rendre à Dédé ses billes! Tu les lui as encore volées ! Une pie, voilà ce que tu es, une pie voleuse, il te faut tout ce qui brille, je t’ai vue, de mes yeux vue, enterrer mon petit flacon d’eau de Cologne ! Et le ruban de Francine, c’est toi qui le lui a pris, c’est sûr ! Une pie ! Une pie !

— Une pie ! glapirent les gosses, apparaissant dans la porte, une pie noire ! une pie voleuse !

Ils s’étaient peu à peu introduits dans la pièce, sautillant, criant. Tant d’événements les avaient déchaînés, ils étaient en transes.

— Assez ! Marie distribua des claques, et les enfants disparurent à nouveau derrière la cloison.

Martine se glissa hors du lit et alla s’asseoir près de la cuisinière.

— Allons, dit Marie, assez de bêtises. Tu te feras coiffeuse ou ce que tu voudras, après l’école. La maîtresse dit que tu étudies bien. Dire que moi, ta mère, je n’ai jamais pu apprendre à lire, ni à écrire. Je ne suis pourtant pas plus bête qu’une autre. Et ta sœur aînée, c’est moi, toute crachée[5], à quinze ans, ni lire, ni écrire ! Tu ne veux pas un peu de soupe chaude, dis, Martine ?

Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues pâles, ses épaules.

Martine se laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de fillette-femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha :

— Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place, demanda-t-elle.

— Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, je te réveillerai. Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir.

Elle tira deux billes d’une poche profonde.

— Garde-les, grosse bête… je lui donnerai autre chose.

Marie fourra les billes dans la poche de Martine.

— Tu ne vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risquerais de tomber dessus…

— Je pourrai aller coucher chez Cécile…

Marie leva la main…

— Tu resteras à la maison ! Je vais m’expliquer avec la coiffeuse… C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a prise ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium[6] ! Elle n’a pas besoin des allocations[7], la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère…

Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. A côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir ou préféraient se taire. Martine se demandait si Marie criait depuis longtemps. Engourdie par la chaleur elle ne l’écoutait pas et déjà Marie se calmait.

La baraque plongée dans l’obscurité respirait, ronflait, traversée par le trottinement des rats… Martine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues. Elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, les pavés de la rue Centrale. Daniel avait des cousins dans leur village. Pour Martine, Daniel était le plus beau.

Daniel faisait ses études à Paris, où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse[8].

En 1944 les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route[9]. Ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porte-bagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges[10]. Le maire avait beau affirmer[11] qu’il avait demandé à Daniel de lui rapporter ce matériel pour les besoins de la mairie. Daniel était condamné à mort avec ses dix-huit ans, sa force et son rire. Il avait failli devenir[12] un jeune martyr, mais grâce à la Libération ne fut qu’un jeune héros quotidien.

Quant à Martine, guerre ou pas, occupation ou pas, et aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os[13], le choc était si fort qu’elle avait du mal à[14] garder l’équilibre. Martine sur ses chaises dans le noir pensait à Daniel Donelle.

La cuisinière refroidissait. Martine ne dormait toujours pas et maintenant elle avait froid.

Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait des rats qui s’y promenaient à cause des restes, on les entendait courir… Ils frôlaient Martine au passage. Martine les yeux ouverts dans le noir pensait à Daniel Donelle.

La mère ne devait pas dormir elle non plus, parce qu’elle dit soudain :

— Après tout tu peux aller coucher chez Cécile. Le père peut revenir cette nuit, ivre comme toujours.

Dans le noir Martine attrapa sa veste et se dirigea vers la porte. Elle entra dans une autre nuit pleine d’air, de pluie et courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Elle ne verrait l’heure que sur le cadran de l’église, et encore si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du village elle sa rassura : Puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, c’était éclairé… chez le gazier, chez le notaire. L’horloge se mit à sonner. Dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre apparut la coiffeuse :

— Martine… C’est à cette heure que tu viens ? Il n’y a rien de cassé ?[15]

— Maman m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que[16] le père allait venir ce soir.

— Bon… entre, ma fille.

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