XXV. CHIENLIT[258]

Il n’y avait de place nulle part. Enfin à Antibes[259], elle trouva une chambre à un prix exorbitant. Et ici comme à Paris, elle avait l’impression que la vie passait à côté d’elle, la laissait en dehors.

A la plage tous les gens semblaient se connaître, se baignaient, jouaient, se disputaient ensemble, allaient par deux ou par bandes… Elle restait sur le sable, belle et seule. Des jeunes gens avaient essayé de plaisanter avec elle, mais elle, comme une sotte, s’était tue, et ils l’avaient laissée, gênés de leur propre audace. Un jour comme elle prenait un jus de fruit à la terrasse du café quelqu’un lui adressa la parole, de la table voisine… Un colon, venant d’Algérie pour affaires. Il faisait une randonnée d’agrément sur la Côte[260] avant de s’embarquer à Marseille, racontait-il. Elle accepta l’invitation à dîner. Il était encore tôt, et ils traînèrent un peu dans les rues, sur les remparts au-dessus de la mer. Le colon n’était pas désagréable à voir. Il parla de la guerre.

— L’Algérie restera française, au bout du compte, dit-il les yeux sur l’horizon.

Martine l’écoutait distraitement… c’était loin, l’Algérie derrière toute cette eau, derrière l’horizon. Elle avait entendu Daniel dire que les jeunes qui se laissaient embarquer pour faire cette guerre étaient des veaux.

Le colon devenait pressant, banal. Une si jolie femme ! Seule ! Si lui, avait été son mari…

Martine regardait la mer, fascinante comme les yeux d’un serpent. Elle sentait une hésitation dans la voix du colon lorsqu’il répéta son invitation à dîner… Et l’accepta quand même.

Le colon avait une voiture et l’emmena dans un petit bistrot manger la bouillabaisse. On y était les uns sur les autres. Des femmes et des hommes, brûlés, noirs, en short, en pull-over de laine se conduisaient mal. On ne s’entendait pas dans ce bruit.

Le colon continuait à dire des banalités ; il parlait maintenant de la fidélité des femmes.

— Vous êtes contre la fidélité ? demanda Martine.

— Quand il s’agit de ma femme je suis pour ; quand il s’agit des femmes des autres je suis contre !

Martine s’efforça de rire.

— Hé ! — cria un des hommes bronzé noir, — la belle poupée et son amoureux, venez avec nous à « La Grande Bleue », plus on est fou, plus on s’amuse !

— Vous voulez ? demanda le colon qui commença à trouver qu’avec Martine cela n’allait pas assez vite… Il n’avait pas de temps à perdre, le lendemain, il s’embarquait, et ce dîner était de l’argent jeté à l’eau. Il y avait des filles pas mal à côté.

— Pourquoi pas ?

La soirée à « La Grande Bleue » fut tout ce qu’il y a de chienlit. Martine avait des nausées, la bouillabaisse[261] et un Champagne exécrable lui barbouillait le cœur. Le colon, entièrement occupé par une des filles, semblait l’avoir oubliée et Martine se demandait comment elle allait retourner à l’hôtel… Elle se leva, la baraque tournait autour d’elle. De l’air !

Un escalier extérieur menait directement à la plage. Martine le descendit. Elle eut un moment de désespoir… comment rentrer à cette heure de la nuit… Martine enleva ses chaussures et marcha pieds nus sur le sable dur. Cela lui fit du bien. Elle n’avait plus devant elle que la mer, bougeant à peine. Martine respirait profondément.

— Vous êtes comme moi, Madame…

Martine sursauta… qu’est-ce que c’était que celui-là encore ? Dans la nuit, une silhouette, en slip, avec une serviette-éponge sur les épaules.

— Vous venez vous baigner ? dit-elle d’une voix lasse.

— Mais… si vous voulez…

Martine ne s’était pas changée pour aller dîner, elle avait gardé sous sa robe son maillot de bain. Elle déboutonna la robe, l’enleva.

— Ne me quittez pas, dit-elle à l’inconnu, j’ai trop bu et mangé, je ne sais pas ce que l’eau froide va me faire…

Elle lui fit du bien. Martine nageait bien et l’inconnu aussi. Ils revinrent sur la plage essoufflés, mouillés, tombèrent sur le sable et s’embrassèrent, le cœur battant à éclater.

— Non, dit Martine.

Il la laissa aussitôt.

— Comme vous voulez.

— Je n’ai pas de voiture pour rentrer à Antibes…

— Je vous ramène.

L’homme déposa Martine devant l’hôtel. Ils ne s’étaient pas dit un mot. Il démarra aussitôt.

Martine subit le regard du portier de nuit : elle avait les cheveux qui pendaient en mèches mouillées, elle était nu-pieds…

Durant les deux semaines qu’elle avait encore à passer à Antibes, elle n’eut jamais à supporter la rencontre[262] avec quelqu’un d’entre les gens de cette nuit, à croire que cette nuit, elle l’avait rêvée. Elle ne parlait plus qu’à une gentille dame dont elle avait fait la connaissance à la plage : la gentille dame lui confiait ses deux gosses qui faisaient des pâtés à côté de Martine, pendant que la dame prenait des jus de fruits avec des messieurs, au bar, à deux pas.

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