XIX. DIFFICULTÉS DES FACILITÉS

Daniel continuait à habiter la ferme, et il allait fréquemment dans le Midi. Les jours et les nuits qu’ils passaient ensemble, Daniel et Martine pouvaient les compter sur les doigts. De temps en temps Daniel demandait à Martine si elle ne voulait pas quitter l’Institut de Beauté. Elle ne voulait pas. Il y avait des échéances…

Les Établissements Portes et Cie vendaient de tout, et ayant été régulièrement payés pour les premiers achats, ils accordèrent à Martine d’autres crédits, dépassant la couverture que constituait son salaire : on se doutait bien que Mme Donelle avait des moyens d’existence en dehors de son salaire, C’était tout de même la femme de Daniel Donelle, un fils Donelle, des fameux établissements horticoles.

Martine avait emprunté de l’argent à Denise. L’achat de certains objets demandait un premier paiement assez massif et ce n’était qu’ensuite que venaient les « facilités » mensuelles… Denise était compréhensive. Simplement, elle retenait une certaine somme sur le salaire de Martine. Martine aurait pu tenir le coup[188], si elle n’avait eu le désir de mettre des stores oranges extérieurs[189], aux fenêtres, cinq en tout. Ça coûte cher, les stores.

A son retour du Midi, Daniel n’avait pas remarqué les stores, au grand soulagement de Martine. Mais fallait-il que l’enquêteur[190] des Établissements Portes et Cie tombât sur lui… Il y avait peut-être de la préméditation de la part de ce jeune homme qui était bien avec la concierge : une carte postale de Daniel avait annoncé son arrivé pour ce mardi, il serait là vers cinq heures, apporterait une tarte à l’ananas et attendrait Martine… A cinq heures l’enquêteur était là.

C’était un jeune homme pimpant, que l’argent sorti par Daniel mit de charmante humeur :

— Les dames, dit-il, veulent toujours se débrouiller toutes seules. En fin de compte, elles s’aperçoivent qu’un mari, cela a du bon…

Il ne refusa pas le verre que Daniel lui offrait.

— Dites-moi, demanda Daniel, il vous arrive souvent sévir ?..[191]

— Souvent, non… Quelquefois tout de même.

— Qu’est-ce que vous faites ? Vous reprenez la marchandise ?

— Rarement… La plupart des choses s’usent, les meubles, le linge… En cas de non-paiement on passe par le juge de paix…[192] De toute façon, avant d’accorder le crédit, nous prenons nos renseignements, nous nous adressons à l’employeur, en premier lieu… à la concierge, aux commerçants du quartier… Si une personne est honorablement connue, et si, par exemple elle gagne, disons, soixante mille francs par mois, nous pouvons sans risque lui vendre pour cent vingt mille de marchandises.

— Mais, insista Daniel, il y a quand même des gens qui sans être malhonnêtes croient pouvoir payer et ensuite ne peuvent pas…

— Bien sûr cela arrive… Je vous remercie, Monsieur, de votre aimable accueil. Au plaisir.

Le jeune homme partit.

Daniel n’avait plus le sou, c’étaient vingt mille francs que Daniel avait donnés à l’enquêteur pour deux traites[193].

Martine était en retard. La tarte à l’ananas que Daniel, à cause de l’enquêteur, n’avait pas eu le temps de poser sur une assiette, coulait sur la table… Daniel entreprit de l’essuyer, fit d’autres dégâts, jeta la serviette sale sur la table de cuisine et s’allongea sur le divan-cosy. Il était tard. Pourquoi Martine ne rentrait-elle pas ? Il y avait plus d’un mois qu’ils ne s’étaient vus. Quelle vie idiote, songeait Daniel, se marier et ne pas être ensemble… Il n’avait pas su faire entrer Martine dans sa vie, et il ne pouvait tout de même pas partager la sienne. Ils étaient mariés depuis deux ans et demi.

On dit que deux ans et demi c’est le moment crucial d’une vie conjugale, le cap dangereux. Si on le franchit, on peut dire que tout danger est pour longtemps écarté. Allaient-ils franchir ce cap ? En vérité, ils n’avaient plus grand-chose à se dire… On lui avait changé sa petite-perdue-dans-les-bois. Martine n’allait plus au cinéma ni au théâtre, elle se disait trop fatiguée le soir, préférait la télévision, un bon dîner, une partie de bridge. Il n’y avait pas un seul livre dans son appartement… Pas un journal. Rien que la radio et la télévision. Alors quoi ? Se quitter ? Affreux ! Quitter Martinot ! Ne plus la voir apparaître avec sa petite tête si chère, le menton relevé, sa taille si douce… sa manière de l’accueillir, ce bonheur illuminé… Pourquoi Martine s’ingéniait-elle à aplatir leur existence. Daniel sur le petit divan-cosy fondait de pitié pour Martine, il ne fallait pas oublier d’où elle sortait, la cabane de Marie. Mais il était là, elle aurait pu le suivre… Tout ce qu’elle avait su, c’était devenir une petite bourgeoise. En attendant elle ne rentrait toujours pas… Daniel avait faim… Il était à la cuisine en train de fouiller dans le frigidaire, quand il entendit la clef de Martine.

— Oh, je vais te raconter, disait-elle de sa chère voix qui lui pénétrait le cœur, j’ai pris du travail en dehors de l’institut… Attends, mon chéri… J’ai apporté un vol-au-vent cl une bouteille… Qu’est-ce que c’est que ce torchon ?

— J’ai fait des malheurs… avoua Daniel.

— Ça ne fait rien aujourd’hui… On va manger dans la salle à manger… Quelqu’un est venu ?

C’étaient les verres et la bouteille d’apéritif qui lui faisaient poser cette question.

— Oui, l’enquêteur des Portes et Cie. Il m’a pris vingt mille francs.

— Je vais te les rendre… Il ne s’agit pas de ça…

Martine mettait la table avec des gestes rapides, adroits.

— Alors, comment cela se fait que tu travailles si tard, maintenant ?

— Je vais chez des clientes, à domicile… C’est très bien payé, tu sais…

— Viens, que je t’embrasse…

— Attends, Daniel… je voudrais qu’on se mette vite à table.

Au lieu de l’embrasser… Ils allaient d’abord manger, pensait Daniel. Martine sortait des dessous-de-plat et des verres de trois tailles[194] et des porte-couteaux. Deux couteaux, deux fourchettes, des petites cuillères, des tas d’assiettes, des grandes, des petites, des creuses.

— Tu en fais des pas… dit Daniel désolé, en la regardant aller et venir :

— C’est pour ne plus me déranger après.

Mais il fallait réchauffer le vol-au-vent, mettre au frais la bouteille apportée… Et ils ne s’étaient pas vus depuis un mois.

— Alors, tu travailles maintenant encore après les heures à l’Institut ?

— Oui, figure-toi… C’était trop tentant de gagner tant de sous[195].

— Alors, laisse tomber l’Institut !

— Oh non, je m’y plais…[196] Tu sais, l’ambiance… Martine mangeait le vol-au-vent excellent en effet. Daniel éclatait de tout ce qu’il avait à lui raconter…[197] Mais elle ne lui posait même pas de questions, elle ne lui demandait même pas — comment vas-tu — préoccupée : n’avait-elle rien oublié sur la table ? Est-ce que tout était bon ?

Une méchante envie de se taire s’insinuait dans Daniel, puisque rien de ce qui faisait sa vie ne semblait intéresser sa femme. Martine se levait, s’asseyait, dégustait, ajoutait du sel, du sucre, versait à boire.

— Je crois, dit-elle découpant le poulet, que Cécile va vraiment se marier avec Pierre Genesc… Cette fois-ci, ça a l’air sérieux… Il y a aussi Mlle Benoît qui se marie avec Adolphe…

Daniel n’avait aucune idée de qui étaient et Mlle Benoît et Adolphe, mais il ne posa aucune question, exprès. D’ailleurs il s’en fichait pas mal.

— La petite de la Faisanderie à qui je fais les ongles depuis trois ans a épousé son Frédéric… Tu as remarqué les porte-couteaux, Daniel, n’est-ce pas qu’ils sont mimi[198] ?

Elle n’attendait pas la réponse, tout occupée à peler une poire pour Daniel. Elle ne savait pas qu’il était désespéré.

— Elle est bonne, la tarte, elle est bonne ! Je vais te faire du café…

Elle se leva, mais avant de disparaître à nouveau dans la cuisine, elle s’approcha de Daniel, s’assit par terre à ses pieds et appuya le front contre son genou :

— Je fais caniche…[199] dit-elle. Je t’aime…

Daniel caressait sa tête brune, son cou ployé, cette merveille… Il n’y avait rien à dire. C’était ainsi. Martine se releva, lui sourit et s’en fut à la cuisine.

— Je deviens très forte au bridge, dit-elle en revenant. Mme Denise m’a emmenée chez des amis, et maintenant ils n’arrêtent pas de lui demander quand je reviendrai. Si tu avais vu l’appartement !.. Aux Champs-Élysées… Des tableaux modernes, il paraît que cela vaut des fortunes…

Martine raconta en détail sa soirée aux Champs-Élysées.

Puis elle se mit à débarrasser la table, à laver la vaisselle, à tout ranger.

Daniel ouvrit la porte du balcon, malgré le froid. Les maisons rangées comme les cubes de glace d’un immense frigidaire. Le ciel bas enveloppait les grands immeubles avec la gaze sale de ses nuages. Puis le paysage cria. Un long cri montait de ses entrailles de fer. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Une locomotive ? Un avertisseur ? Daniel eut froid et ferma la porte.

— Assez, Martine… dit-il brusquement. Elle s’arrêta de frotter et le regarda.

— Assez, je suis fatigué, j’ai passé la nuit dans le train.

Elle abandonna son chiffon et lui sourit.

— Viens, dit-elle… C’est fou de perdre tout ce temps.

Daniel resta à Paris quelques jours. Il ne réussit pas à sortir Martine où que cela fût[200]. C’est vrai que le soir elle soit fatiguée. Elle se levait tôt, Daniel encore au lit. Et ils avaient si peu d’argent avec toutes ces échéances. Ensuite Daniel allait à ses affaires à lui. Des gens à voir, des confrères, des fournisseurs… Les roses, comme des épouses exigeantes avaient constamment besoin de quelque chose qu’il devait commander à Paris… De l’engrais, des insecticides.

C’était pendant ce séjour-là qu’avait eu lieu l’accident. Daniel trouva dans le linge de Martine une feuille à l’entête d’un fourreur[201], avec dans un coin à droite : « Attestation pour déclaration d’achat à crédit… »[202] La feuille était remplie à toutes les cases, de la main de Martine, avec les sommes à payer chaque mois.

Daniel oublia le mouchoir qu’il était venu chercher : dans le tiroir de sa femme. Il fouilla dans sa poche, trouva sa pipe, l’alluma machinalement, sortit sur le balcon sans même sentir le froid. Daniel avait très peur de tout ce qui touchait aux lois, papiers timbrés, officiels. Il avait peur de toute machine administrative, de tout ce qui touchait aux obligations envers l’État, de la préfecture, la mairie, les banques. Cet engagement, pris par Martine l’épouvanta. La rage tenait Daniel tout droit. Il n’y avait pas assez d’humiliation vis-à-vis de son père, des rapports pénibles avec M’man Donzert, de l’impossibilité d’aller voir un film, voilà qu’elle s’achetait un manteau de fourrure, se mettait une nouvelle dette sur le dos. Elle ne s’arrêterait donc jamais ?

On ne pourrait donc jamais être tranquilles ? Quand on avait largement de quoi vivre…

Lorsque Martine rentra, comme toujours ivre de fatigue, elle découvrit pour la première fois que la bonne tête de Daniel, sa voix pouvaient se transformer ainsi. Il parut à Martine effrayant.

— Tu veux nous faire rendre l’âme pour des commodités, pour le confort ? Tu veux qu’on devienne des esclaves des choses ?

Et il arracha du mur les tableaux, achetés par Martine, les emporta à la cuisine pour mieux les casser sur le carrelage.

Il ne lui laissa pas le temps de réagir, et sortit.

Martine pouvait recommencer à l’attendre comme jadis. Il était capable de ne plus revenir, jamais. Elle ne pleurait pas. Elle regardait autour d’elle, ces murs, ces choses qu’elle aimait tant, qui la rendaient si heureuse, malgré les difficultés, le travail… Daniel les méprisait, il la méprisait.

Il ne l’avait pas traînée par les cheveux, mais dans ses yeux, il y avait eu du meurtre et à la façon dont il écrasait du talon le verre du tableau, elle imaginait comment il aurait pu piétiner autre chose. Leur amour peut-être.

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