Daniel est parti pour la Californie pendant que Martine était dans une « maison de repos ».
Il y avait eu des démarches à faire, l’avocat, l’avoué… Il lui fallait partir, mais Martine sortie de cet établissement, on se mettrait en rapport avec elle, et le nécessaire serait fait. Il y avait des soucis d’argent : le divorce, le prix de la « maison de santé »… Daniel ne voulait pas mêler la famille à ses affaires et l’Assurance sociale ne remboursait qu’une faible partie des frais[289]… Mais il n’allait tout de même pas mettre Martine à l’hôpital ! Finalement il avait dû s’embarquer sur un cargo, mais il serait parti à pied à travers les vagues pour rejoindre Marion.
La désapprobation autour de lui était générale. Il avait communiqué à M. Donelle père et à Dominique son intention de divorcer et de se remarier et tout d’abord il avait rencontré chez eux la discrétion habituelle. A peine les avait-il vu ciller à l’annonce que sa future femme était une étrangère. Martine ne comptait pas pour eux depuis longtemps, elle n’était pas entrée dans la famille des roses, mais la nouvelle de sa maladie leur avait fait une impression pénible. Dominique avait les yeux pleins de larmes.
Quant à M’man Donzert, Cécile, M. Georges, ils le considérèrent évidemment comme un monstre, comme un assassin… On lui avait dépêché Pierre Genesc[290] pour lui parler d’homme à homme… Ce n’était pas un bon choix, car si M. Georges souffrait pour Martine et désapprouvait Daniel avec toute la violence dont il était capable, Pierre Genesc en parlant à Daniel fût plutôt de son côté…
— Martine est une sœur pour Cécile, et elle m’est déjà chère par là, disait-il, assis avec Daniel au « Café de la Paix »[291] ou il lui avait donné rendez-vous, — je connais ses qualités, mais elle m’a toujours incommodé, imaginez-vous… C’est une femme rangée, sérieuse, mais je suis très sensible sur tout ce qui chez une femme peut devenir emmerdant pour un homme… Entre nous, cher ami, je vous comprends fort bien. Martine a toujours eu quelque chose d’inquiétant… Ne le prenez pas mal, mais elle a un côté sorcière, malgré, je dirais même à cause de sa grande beauté… Je me suis toujours méfié d’elle.
Daniel ne disait rien. Devant ce Pierre Genesc et ses yeux bleus, il était du côté de Martine, ce qui ne changeait rien, mais le rendait malheureux. Il avala son whisky sans, dire un mot, appela le garçon : « Vous m’excuserez, Monsieur, j’ai des choses à régler avec mon départ. »
— Il n’y a rien à faire, — racontait Pierre Genesc à sa femme qui l’attendait impatiemment, — un mur ! Martine n’a rien à espérer, et je t’assure, ma chérie, cela vaut mieux qu’ils se séparent… entre ces deux-là, ça ne pourrait que mal finir.
Cécile se mit à pleurer. Elle était profondément malheureuse pour Martine. Et dire que personne ne pouvait la voir, et Dieu sait ce qu’on lui faisait là-bas, dans cette « maison ». On ne permettait pas de lui porter une douceur, d’aller l’embrasser comme une malade ordinaire. Et qui sait, peut-être Daniel la faisait-il séquestrer pour aller rejoindre sa poule[292].
— Ne dis pas ça, ma chérie, tu sais bien ce que nous a dit le docteur Mortet, elle est folle à lier !
— Mais il n’a jamais dit ça, voyons, Pierre ! Il a dit qu’elle a eu un choc, et que cela allait se passer…
— On ne va pas se disputer ! un choc qui l’a rendue folle à lier, et cela va se passer, on est d’accord…
Ils allèrent embrasser le bébé dans son berceau. Il ou plutôt elle, était aussi blonde que sa maman, impossible d’imaginer quelque chose de plus tendre, de plus touchant…
— Ma pauvre Martine ! Ah, elle n’a pas eu son dû[293] dans ce monde…
Cécile pleurait au-dessus du berceau, sur l’épaule de son mari.
Martine était revenue de la « maison de santé » et avait repris son travail. Elle était si calme, si pondérée et exacte que les bruits qui avaient couru sur sa maladie s’éteignirent rapidement. On qualifiait même de risible ces potins ! Son mari ? Eh bien quoi, son mari, il est en Amérique pour ses affaires, et après ?[294] La mystérieuse maladie ? Mais une fausse-couche bien sûr ! Martine penchée sur les mains féminines, faisait son travail, remplaçant la conversation par un rapide sourire, lorsque les yeux de la cliente rencontraient les siens.
Elle laissa partir sa voiture dont les traites n’étaient pas payées depuis plusieurs mois, sans montrer ennui ou regrets. Elle ne s’opposait plus au divorce, et n’avait demandé à l’avocat de Daniel qu’une seule chose : qu’on ne le rendît pas public immédiatement. Lorsque Daniel serait de retour en France avec sa nouvelle épouse, on verrait bien. Elle exposa tout cela très posément à son avocat.
Martine reprit ses parties de bridge, mais ne jouait que rarement et jamais chez elle. Pour sortir elle gardait son apparence habituelle, soignée, parfumée, et personne n’aurait pu se douter de la saleté qui régnait derrière la porte de son appartement, fermé à tout le monde. Elle ne vidait pas la boîte à ordures, ne lavait pas la vaisselle, ne changeait pas les draps. C’était sa vengeance. Sur qui s’exerçait-elle ? Personne ne pouvait le sentir.
Une lettre lui était arrivée du village le jour même où elle avait eu des nouvelles de son procès : c’était fait, en moins d’un an Daniel avait obtenu le divorce et était libre d’épouser l’autre. La lettre du village l’attendait chez la concierge. Martine l’ouvrit dans l’ascenseur : le notaire, Me Valatte, lui annonçait la mort de sa mère, et lui demandait de se rendre à son étude[295] pour régler les questions de la succession. La succession… Marrant ![296] La vieille cabane, on n’avait qu’à la brûler… Elle pensa d’abord à la baraque et ensuite à la morte. Il y avait bien dix ans qu’elle n’avait entendu parler de sa famille. Qu’était devenue la marmaille ? La grande sœur ? Aller là-bas, les rencontrer… Pourquoi pas ?
Elle devait ce soir dîner chez M’man Donzert. Martine s’assit sur le lit, sans allumer, et se mit à attendre l’heure de partir en mangeant du chocolat. Elle pouvait manger à n’importe quelle heure, n’importe quoi. Sa commode était bourrée de sucreries, de biscuits, et elle se levait la nuit pour aller chercher un bout de pain, un morceau de sucre, du fromage, une sardine… La pendule du salon sonna sept heures. Elle pouvait y aller.
Chez M’man Donzert, on l’attendait, il y avait des fleurs sur la table, ses plats préférés… On la voyait si rarement, c’était une fête que de l’avoir ! disait M. Georges. Dommage que Cécile et Pierre n’aient pas pu être des leurs[297], Pierre venait de signer un contrat important avec une firme étrangère, et avait invité les représentants de cette dernière à dîner ? M’man Donzert embrassait Martine à tout bout de champ.
— M’man Donzert, aujourd’hui on pourrait se payer une bonne pinte de larmes[298] si on y tenait… — dit Martine, mangeant avec appétit du saucisson chaud aux pommes de terre en salade. Elle sortit de son sac la lettre du notaire et la tendit à M. Georges.
M. Georges posa sa fourchette et lut la lettre à haute voix. Martine mangeait. M’man Donzert, près de la cuisinière, s’essuyait les larmes ; elle faisait des beignets aux pommes[299].
— Que Dieu ait son âme… — dit M. Georges. — Je ne l’ai pas connue, et c’était m’a-t-on dit une grande pécheresse…
— Savez-vous, Monsieur Georges, interrompit Martine, qu’on m’a emporté aujourd’hui mon salon en rotin ?
M. Georges ne broncha pas :
— Comment ça ? dit-il seulement.
— Je n’ai pas pu payer les échéances… Trois traites.
— Mais tu aurais dû nous le dire ! s’écria M’man Donzert laissant là ses beignets, — on t’aurait donné le nécessaire, voyons, Martine ! Une chose après l’autre… J’en suis malade…
— Je n’ai pas voulu faire mentir M. Georges. Il m’avait dit dans le temps, que je resterais avec ma lessiveuse rouillée…
— Je n’étais pressé de voir ma prédiction s’accomplir.
M. Georges essayait de blaguer.
— Quelle lessiveuse ? grondait M’man, Donzert, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu fais exprès pour te rendre aussi malheureuse que possible ! Et Cécile et nous, on t’aurait donné ce qu’il te fallait… Tu n’es qu’une sotte ! Passe-moi ton assiette, les beignets sont à point[300].
Martine avait menti : le salon en rotin n’avait pas bougé de son appartement, bien trop endommagé le jour où elle avait eu sa crise… D’ailleurs, Daniel avait payé les dernières échéances et le salon était bien à elle. C’était par pure méchanceté qu’elle avait inventé cette fable, elle savait bien que cela ferait de la peine à M. Georges et à M’man Donzert…
— C’est vrai… Ils sont à point ! Je n’ai jamais pu les réussir comme vous, M’man Donzert. Ce que j’ai pu bouffer ![301] On prend le café au salon ?
Elle se leva. M’man Donzert s’était arrêtée de remuer les assiettes et les casseroles et la regardait avec désapprobation :
— Tu engraisses trop… dit-elle. Tu devrais faire un peu attention. J’ai fais une tarte, mais peut-être vaudrait-il mieux…
— Voulez-vous rire ! Moi, me priver !..
Martine riait, et M’man Donzert ne dit plus rien : elle n’aimait pas cette nouvelle façon qu’elle avait de rire. Ce rire lui faisait aussitôt penser à la « maison de santé »… Pauvre Martine…
Ils passèrent au salon.
— C’est vrai que j’ai un peu engraissé, reprit Martine, ça plaît aux hommes ! Jamais les hommes ne m'ont couru après comme maintenant…[302]
M. Georges et M’man Donzert la laissaient parler… Elles pouvaient être vraies, ces histoires, mais cela lui ressemblait si peu de les raconter et elles sonnaient si faux…
— Vous ne m’avez rien dit sur ma nouvelle coiffure, papotait Martine, n’est-ce pas qu’elle est ravissante ?
Les cheveux de Martine, coupés très court, en chien fou faisaient des franges de tous les côtés.
— Ça te cache ton joli front, dit M. Georges, je n’aime pas cette nouvelle mode.
— Je crois que vous n’aimez que le démodé… Vous êtes un peu comme Daniel. Il cherchait le parfum des roses anciennes.
Il y eut un silence. M’man Donzert fit un effort :
— Où vas-tu passer les vacances ? Tu ne veux pas venir avec Cécile et avec nous, dans le Midi ? Pierre a loué une villa…
— Je crois qu’avec cette lettre du notaire, il me faudra tout d’abord aller au village… Et qui sait, peut-être que je m’y plairai tant que j’y retournerai pour les vacances… C’est ma petite patrie ! Il y a la baignade… Et la cabane, n’oublions pas la cabane ! Une villégiature impeccable ![303] Non, cette histoire de succession… Il y a de quoi mourir de rire !
Martine suçait un sucre. Elle avait déjà mangé presqu’à elle seule la tarte et tous les sablés[304] que M’man Donzert avait faits avec le restant de la pâte.