XXII. TOUTES LES ROSES QUI N’ÉTAIENT PAS À CRÉDIT

Beaucoup de gens avaient vu Martine à la télévision. Des clientes, la concierge, des camarades de l’Institut de Beauté.

La concierge, toujours aimable avec Martine, si travailleuse, si jolie, si rangée, et que son mari laissait seule, un scandale ! La concierge, était simplement en extase devant elle. Comme Mme Donelle était jolie à l’écran, et comme elle avait bien chanté. Quand on en voit tant d’autres, ah ! là là, on se demande comment elles osent se présenter devant des millions de téléspectateurs.

A l’Institut de Beauté, depuis cette émission le prestige de Martine avait grandi démesurément. Elle n’était donc pas simplement belle et habile dans son travail, mais encore savante, intelligente, et musicienne. Bien des clientes l’avaient vue aussi et lui en parlèrent amusées et respectueuses. C’était agréable d’être soudain traitée un peu comme une vedette.

Martine dut tenir une véritable conférence de presse pendant le déjeuner au réfectoire. Ginette l’embrassa à l’étouffer.

Comment en avait-elle eu l’idée, qui demandait-on, comment s’était-elle décidée à prendre part à cette émission ? Eh bien, elle avait été tout d’abord à l’immeuble de la radio… Il y en avait d’autres comme elle, des hommes et des femmes, et un homme de la télé, très gracieux, les avait reçus, vous savez quelqu’un qui vous met tout de suite à l’aise… Parce que c’est tout de même impressionnant le studio, le monde qui va et vient, des portes épaisses avec « Silence ! » écrit dessus, et des drôles de murs comme pour étouffer les cris, quand c’est le contraire ! et puis soudain, une des portes s’ouvre et on voit une grande pièce, et là-dedans, tout un orchestre et pas d’auditeurs !.. Et le jour où elle s’y était rendue, une veine ! Il y avait André Claveau qui passait ! Je l’ai vu comme ça, comme je vous vois… Enfin on les a tous emmenés dans un petit bureau et c’est là que se tenait le monsieur gracieux. Il leur a distribué des questionnaires avec des questions semblables à celles de l’émission et ceux qui ont à peu près bien répondu, on les a invités à prendre part à l’émission publique… Voilà ! Eh bien, s’exclamaient toutes les femmes autour de Martine, c’est vite dit, voilà ! Mais qu’est-ce qu’il lui a fallu comme courage… Toutes ces femmes, avec leurs blouses bleu ciel, les bas d’une finesse extrême et les mules blanches à talons très hauts étaient plaisantes, jolies, ravissantes. Les hommes portaient, eux aussi, des blouses bleu ciel boutonnées sur le côté, avec le col montant, comme les blouses russes. Tous rasés de près[224], les cheveux lisses brillantinés… M. Paul, un très jeune coiffeur, cria : « Martine, une chanson ! » Et tout le monde scanda : « Une chanson ! Une chanson ! »

— Martine, sans se faire prier, chanta « La goualante du pauvre Jean »[225] de sa petite voix acide et raide. Il lui fallut en chanter d’autres, chacun en commandait une : elle les connaissait toutes ; avec toutes les paroles ! A deux heures Mme Denise tapa des mains :

— A vos places, Mesdames, Messieurs, il y a du monde dans les salons ! Allez, Martine, ma petite vedette, au travail !..

Avec les cinq mille francs que Martine avait gagnés elle allait payer toutes les échéances qui lui empoisonnaient l’existence. Ne restait que le manteau de fourrure, mais avec ce qu’elle gagnait c’était un jeu d’enfant… Un jour ils auraient une petite maison de campagne… Puisque Daniel était revenu, tous les rêves étaient à nouveau possibles ; Daniel… Partiel était revenu.

Ils étaient tous les deux dans un état d’euphorie[226] qui permettait tous les rêves, tous les espoirs… Ils habitaient ensemble à Paris, en hiver Daniel avait beaucoup de choses à faire en ville. Ah, s’il avait voulu l’écouter, s’il s’était fait paysagiste comme elle le lui avait demandé dans le temps !

Daniel riait : il n’avait pas de dispositions artistiques ; il était un scientifique et non un artiste.

Daniel poussa l’optimisme si loin qu’il crut pouvoir emmener Martine à la ferme. Dans sa 403[227] toute neuve. C’est que Daniel prenait de l’importance[228] dans l’Établissement horticole Donelle.

Il n’y avait rien de changé à la ferme. Sauf que c’était l’hiver. Dans la salle à manger, un poêle émaillé chauffait médiocrement. Dominique dit : « Soyez la bienvenue, Martine… » et la petite Sophie, devenue une grande fille avec des nattes noires offrit à Martine un bouquet de roses.

M. Donelle était affable et s’occupait du verre de Martine[229], lui servait les meilleurs morceaux. Puis Daniel mena Martine à l’une des tours.

— Je voulais te montrer… dit-il. On pourrait aménager cette tour comme habitation pour nous deux.

Martine sentit le cœur lui manquer[230]. Elle suivit Daniel à l’intérieur de la tour.

— Regarde, comme il est beau, cet escalier en colimaçon, dit Daniel. Passe devant, il est un peu raide…

Tout en haut il y avait une plate-forme d’où l’on voyait un immense paysage circulaire. Vivre ici… La peur s’était emparée de Martine. La peur de ceux qui avaient été ici vivants, de leurs voix qui s’étaient tues, de leurs destins…

— Cela coûterait une fortune, dit-elle tranquillement, des millions pour aménager ça… Et toi qui détestes les fermes aménagées, qu’est-ce qui te prend ?

— Peut-être… C’était pour toi. J’ai rêvé, c’est tout.

Ils avaient descendu l’escalier en silence, traversé la cour, la cuisine… La chambre de Daniel, leur chambre était encombrée de livres. Il y avait de nouveaux rayonnages, déjà pleins, les livres étaient entassés, empilés de tous les côtés. Leur chambre… Leur passé à tous les deux.

— Martinot ! appela Daniel. Il lui ouvrit les bras. C’était le Daniel d’alors. C’était le Daniel de maintenant. C’était le temps qui passe, le souvenir, c’était la vie qui s’écoulait comme le sable à travers les doigts, la mort soudain pressentie… Martine jeta un cri. Non, jamais, jamais, elle ne pourrait vivre ici !

Comme ils rentraient de la ferme, le dimanche, silencieux dans la voiture qui roulait vite, Daniel avait soudain freiné.

C’était au débouché de la route nationale, déjà dans Paris.

Daniel avait fait grimper la voiture sur l’à-côté de la route[231], dans l’herbe jaune, sale. Daniel et Martine descendirent. Il lui fit traverser un petit fossé pour monter sur le sentier-trottoir. Dans la rangée désordonnée de vieilles maisons, il y avait un trou derrière une grille. Un portillon… En contrebas, de longues rangées de rosiers dénudées s’en allaient loin.

— Imagine-toi cela en été… Ici, en cachette, comme un miracle, une apparition, les roses… Vingt mille rosiers, ce qui reste ici des plantations des Donelle. Paris a tout mangé. Je voulais te dire au revoir ici…

— Il fait froid, Daniel…

— Les roses ne savent pas te faire rêver, ni absentes, ni présentes. Elles étaient toutes à toi. Des roses qui n’étaient pas à crédit… Ma chérie…

Il embrassa Martine légèrement, frôlant des lèvres sa joue… Elle eut du mal à sortir ses talons pointus de la terre humide, ils s’enfonçaient à chaque pas, la terre voulait la retenir, aux abords du grand Paris.

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