II. MARTINE-PERDUE-DANS-LES-BOIS

Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus.

Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village et le maire. On disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; il était coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes.

Le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron.

Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur le boisson[17]. Il accepta la femme avec les deux gosses. Il reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait bientôt lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec ses cheveux dorés autour d’un visage hâlé et rond. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour du cou. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ?[18]

Pour commencer, il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe[19]. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer, à planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouvait s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de souffler, que tout allait être refait convenablement avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier.

Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner avait surpris Marie avec un homme, tout changea. Pierre comprit qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait pour les hommes.

Pierre allait coucher dans le bois, il buvait. Un beau jour il revint pour annoncer qu’il voulait divorcer. Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le village où cela ne s’était jamais vu. Après quoi Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là. Mais il avait des idées sur l’honneur et il ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom.

La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n’y eut ni fleurs, ni jet d’eau, ni gravier… Mais dans cette cabane sans eau, ni lumière, avec les rats qui passaient sur les visages des dormeurs, Marie était heureuse.

Les enfants de Marie étaient des enfants bien élevés, bien sages et bien polis, ils disaient toujours « Bonjour, Madame », « Merci, Monsieur ». Marie avait la main leste et dure et les enfants étaient habitués à obéir à ses ordres. La première excursion indépendante que la petite Martine fit dans les grands bois environnants se termina par une fessée magistrale. Partie tôt le matin, elle s’était perdue, et elle était restée dans les bois toute la journée, la nuit qui suivit, le jour et encore la nuit. Quand on la trouva elle dormait sur la mousse au pied d’un grand chêne. Dans le village on ne l’appelait plus que Martine-perdue-dans-les-bois. Les gens s’étonnaient : une petite fille bien courageuse. Deux jours et deux nuits seule dans les bois ! Une autre, on l’aurait trouvée épuisée de faim, en larmes. Elle, point du tout ! Quand elle a été réveillée dans le noir par tous ces gens avec les chiens et les lanternes, elle a tendu les bras à l’inconnu qui se penchait sur elle et s’est mise à rire. On avait parlé de son aventure dans les journaux locaux, et même dans les journaux de Paris. La fessée qui suivit cet exploit, Martine s’en souviendrait ! Elle était mémorable, et ne parut pourtant que naturelle à Martine, comme toutes les autres claques et fessées reçues. Comment Martine aurait-elle deviné que de se promener dans les bois et dormir sous un arbre entraînerait une pareille raclée. Pourquoi la mère tout en la fessant pleurait-elle et riait-elle en même temps ? Tandis que les gens du village semblaient au contraire contents de ce qu’elle avait fait, et, quand, avec ses cinq ans, traînant un cabas plus gros que sa petite personne, elle venait aux commissions[20], c’était souvent qu’on lui donnait une sucette, un fruit, une tablette de chocolat, et des sourires, et des tapes amicales, et des caresses. Elle était si gentille, si mignonne, bronzée, avec ses mèches noires et plates qui pendaient droit autour d’un étrange petit visage, comme on n’en voyait point dans le pays. Gentille, gentille comme un petit animal exotique, et réfléchie avec ça, une vraie petite femme ! Un jour de grande chaleur, lorsque sa mère lui avait ramassé toutes ses mèches sur le sommet de la tête, en chignon comme une dame, avec des épingles à cheveux, le village entier a ri, amoureux de cette Martine-perdue-dans-les-bois. De qui tenait-elle ?[21] On se mettait à rêver au père, on n’avait pourtant pas souvenir d’avoir vu passer dans les parages[22] quelqu’un venant des colonies, un jaune, un noir… De qui tenait cet enfant ?

Martine grandissait. Elle ne comprenait pas pourquoi les draps sales, les rats la faisaient vomir de temps en temps.

Sa longue promenade dans les bois s’expliquait par le fait que Martine se sentait toujours mal dans la cabane et avec sa famille.

Martine ne ressemblait pas à ses frères et à sa sœur et c’était peut-être pour cela qu’ils l’évitaient. Ils jouaient sans Martine, ne partageaient rien avec elle, et la traitaient en étrangère[23]. Martine ramassait tout ce qui brillait, ce qui avait de la couleur, ce qui était lisse et verni, billes, galets, boîtes de conserves bien lavées… Elle ne donnait jamais ces choses à ses frères. En même temps il lui arrivait de donner les jouets que la commune distribuait à la Noël[24], et que la mère allait chercher à la mairie. Marie n’y menait pas les enfants : se donner la peine de les laver, de les nettoyer. Elle distribuait ensuite les jouets aux enfants. Lorsque Martine recevait, par exemple, un petit nécessaire de couture, elle le donnait à sa sœur Francine, et ne demandait rien en échange. Francine savait coudre des boutons aux culottes des petits, elle savait moucher ses petits frères et leur donner des taloches, une vraie mère, même si elle n’avait jamais su apprendre ni à lire, ni à écrire. Martine, à l’école, apprenait tout, sa mémoire était fabuleuse, mais il aurait été vain de lui demander de donner la bouillie au plus petit, pendant que la mère allait aux commissions, la bouillie, elle l’oubliait… L’année où Fancine allait déjà à l’école — et Marie avait naturellement compté sur Martine pour remplacer l’aînée auprès des petits — fut désastreuse. Martine n’avait pas plus d’esprit de responsabilité que le plus petit des petits dans ses langes, elle laissa les gosses s’ébouillanter gravement, lâcher le chien qui ne revint jamais, noyer le chat dans le puits… A vrai dire, à peine la mère avait-elle le dos tourné que Martine s’enfuyait. Elle n’avait ni fibre maternelle, ni fibre familiale.

Et toujours première en classe, tous les prix… Tellement en avance sur les autres enfants que cela creusait un fossé entre eux et elle. Non qu’on la maltraitât[25], elle ne restait pas seule dans un coin… Simplement, elle ne formait pas corps avec eux[26].

Et pourtant, ce que Martine apprenait avec cette facilité surprenante ne l’intéressait point. D’une part, elle ne pouvait faire autrement que de retenir les choses qu’elle apprenait, elles lui collaient à la mémoire, et d’autre part, elle avait le goût du travail proprement fait, elle ne pouvait supporter les ratures, les pâtés d’encre, les coins retournés des cahiers, des livres lui faisaient mal. Les siens étaient si bien tenus qu’on les aurait crus tout neufs, sortant de la papeterie.

La maîtresse d’école était dans le pays depuis un quart de siècle, et elle permettait aux enfants Peigner et Vénin de faire leurs devoirs après la classe, à l’école, parce qu’elle ne connaissait que trop bien Marie et la cabane. Mais il y avait des moments où Marie disait aux gosses : « Vous rentrerez tantôt, qu’est-ce que c’est que ces façons de rester à l’école après la classe ! D’ici là que j’aille dire deux mots[27] à la maîtresse… » Alors, rentrée dans la baraque, Martine devenait embêtante : elle prenait toute la place sur la table, y étalait un vieux journal pour poser ses cahiers, et il ne fallait pas que les petits s’avisassent de la pousser, de faire trembler la table… Martine faisait régner la terreur, et si, elle, elle ne criait pas, elle avait la main aussi leste et aussi dure que la mère. Du reste, elle faisait ses devoirs en un clin d’œil[28] et se mettait aussitôt dans un coin à ne rien faire, yeux fermés, ou partait traîner dans les rues du village.

Ses cahiers et ses livres, elle les plaçait sur le haut du buffet où ils semblaient le plus en sécurité. Le jour où elle découvrit que les rats les avaient dans la nuit grignotés Martine ne dit rien. Elle posa les cahiers sur la table et les regarda. Mais lorsque les trois petites grenouilles, ses jeunes frères, curieux de constater ce que les rats avaient fait aux cahiers, grimpèrent sur le banc et la table et renversèrent dessus une bouteille d’huile, Martine devint folle à lier[29]. Elle criait, elle hurlait, tapait des pieds. C’était un extraordinaire déchaînement de désespoir et de rage. Enfin elle se jeta sur le lit de sa mère. Marie lui apporta un verre d’eau… Soudain, très calme, Martine se leva, prit ses cahiers et ses livres, déchirés, pleins de taches grasses, les déchira en petits morceaux et jeta le tout dans le feu de la cuisinière.

Elle qui n’était jamais en retard, elle arriva à l’école quand la classe avait commencé. Tout le monde la regardait : elle gagna sa place et dit calmement : « J’ai perdu mon cartable avec tous les livres et les cahiers… » Elle était pâle. La maîtresse soupçonnant quelque drame dans la cabane, dit simplement : « Bon, je suppose que ce n’est pas de ta faute… On tâchera de t’en procurer d’autres… Je continue la dictée… » La voisine de Martine, une petite blonde, Cécile Donzert, la fille de la coiffeuse, lui souffla : « Je t’en donnerai un, le cahier d’avant-guerre, un beau… viens à la maison après la classe… » Ce fut là le début d’une amitié pour la vie.

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