CHAPITRE VIII

La haute société d’Ekaterinodar était frappée de consternation. Dans les salons, au foyer du théâtre municipal, au Cercle des officiers, on commentait avec entrain la fuite de Lioubov et la liaison de Kisiakoff avec la « vieille » Olga Lvovna Bourine. Abandonné par sa femme, Kisiakoff avait multiplié ses démarches auprès d’Olga Lvovna. Il lui avait fait payer toutes ses dettes et obtenait d’elle d’innombrables cadeaux, tels des gilets de cachemire, montres anciennes et tabatières d’argent fin. Vêtu de neuf, la barbe saine, une fleur à la boutonnière et des breloques sur le ventre, il se pavanait dans les rues pour le plaisir de se sentir détesté. Et, de fait, la plupart de ses relations se détournaient à son passage, ou feignaient de ne pas le reconnaître. Chez les Arapoff, on avait refusé de le recevoir. Alors, il avait envoyé à Zénaïde Vassilievna un énorme panier de roses feu, avec une pièce d’or enterrée au pied de l’arbuste. Au Cercle, où les gens sérieux évitaient sa compagnie, il avait su s’entourer d’un groupe de joueurs obséquieux, à court d’expédients. Suivi de cette cour servile, il narguait ses amis d’autrefois, racontait tout haut des anecdotes ignobles sur les femmes les plus respectables de la ville, misait gros, gagnait souvent et acceptait des paiements différés à des taux usuraires. Une pétition avait circulé pour son exclusion du Cercle, toutefois on n’avait pas recueilli le nombre de signatures nécessaires. Un jeune effronté l’avait provoqué en duel. Mais Kisiakoff n’était pas venu sur le terrain. Dans la rue, un étudiant lui avait lancé un paquet de boue qui s’était écrasé sur son épaule, et Kisiakoff lui avait adressé, le lendemain, sa photographie ornée d’une dédicace. En vérité, les manifestations de cette haine impuissante réjouissaient Kisiakoff et l’encourageaient à redoubler d’insolence. Il éprouvait une volupté gourmande à se savoir redouté, méprisé, envié, menacé par cette meute. Il prenait mieux conscience de sa force dans ce climat de basse colère et de délation. Il se découvrait l’âme d’un roi, pour cela seulement qu’il suscitait la révolte.

Olga Lvovna, pourtant, s’inquiétait des réactions violentes que provoquait la conduite de son amant. Kisiakoff l’avait ensorcelée. Elle n’était plus cette femme économe, desséchée et dure, qui vivait parmi des meubles couverts de housses, et comptait chaque soir l’argenterie et les cristaux rangés dans les tiroirs. Dominée par Kisiakoff, elle avait senti se réveiller en elle tous ses vieux instincts d’obéissance et de souffrance. En quelques mois, elle avait sacrifié à Kisiakoff sa dignité personnelle, son sens des affaires, son amour maternel et son avarice. Il était devenu son mage tout-puissant, son idole barbue et virile. Quand il l’observait de près, elle croyait que les yeux de Kisiakoff s’avançaient rapidement au bout de tentacules agiles et touchaient sa peau d’un rayon noir. Et elle n’était plus qu’une loque pendue au clou de ce regard, fixée dans le vide par cette pensée ardente. Lorsqu’il la possédait, énorme, lourd, vociférant et suant, elle comprenait que toute la nuit descendait sur elle et l’écrasait de délices et de douleurs surnaturelles. Sa seule crainte était que les ennemis de Kisiakoff ne lui fissent un mauvais parti. Les gens sont bêtes et méchants dans les villes de province. Ils chasseraient un apôtre à coups de pierres. Olga Lvovna confessa ses appréhensions à Kisiakoff, et Kisiakoff, que les lettres de menace commençaient à inquiéter un peu, consentit à quitter Ekaterinodar pour vivre avec sa maîtresse dans la propriété de Mikhaïlo.

— Là, dit-il, nous nous marierons !

— Mais ta femme, Lioubov ?

— J’arrangerai ça, dit-il. Je connais un illuminé qui nous donnera sa bénédiction quand même. Je tiens à la bénédiction. Autrement, ce n’est pas bien.

Quinze jours plus tard, Olga Lvovna faisait clouer les volets de sa maison, renvoyait ses domestiques, vendait ses chevaux et son argenterie, et partait avec Kisiakoff pour Mikhaïlo.

Comme la calèche passait dans une rue de traverse, des gamins lui jetèrent des pierres. Olga Lvovna se mit à pleurer.

— Pense au Christ, dit Kisiakoff.

La propriété de Mikhaïlo, délaissée depuis des mois par son maître, avait souffert gravement de cet abandon. La cour n’était plus qu’un champ de boue et de glace. Un arbre foudroyé avait défoncé les écuries, et l’intendant n’avait pas osé engager les frais d’une réparation. La maison même était envahie de poussière. Des carreaux manquaient aux fenêtres. Quelques domestiques étaient passés au service des voisins, Kisiakoff évalua le désastre et murmura :

— Les imbéciles !

Autour de la calèche, se pressait déjà une foule de paysannes et de gamins curieux. Un porc traversa la cour et s’accroupit dans une flaque brune. Olga Lvovna serra sa pelisse de loutre autour de ses épaules.

— Entrons, Vania, il fait froid, dit-elle peureusement.

Dans le vestibule, Kisiakoff et Olga Lvovna furent accueillis par la fille Paracha, dépoitraillée et rieuse à son habitude. Kisiakoff lui pinça le menton et lui chuchota à l’oreille quelques mots qui la firent hoqueter de plaisir.

— C’est une fille de confiance, dit-il en la désignant à Olga Lvovna.

La paysanne inclina la tête, secoua les épaules et s’enfuit.

On avait allumé du feu dans la grande pièce basse du rez-de-chaussée, qui servait de salon, de salle à manger et de salle de jeu. Des meubles de mauvaise tapisserie encombraient la chambre. Une lampe à pétrole sifflait dans un coin. Il s’était mis à pleuvoir, et les gouttières engorgées mêlaient leurs sanglots à la plainte du vent. Kisiakoff ferma la porte et s’assit auprès d’Olga Lvovna, devant le poêle de faïence qui montait jusqu’au plafond. Il resta longtemps à la contempler avec un étrange sourire. Puis, il appela Paracha et lui ordonna d’aller chercher Stiopa, l’illuminé du village.

— Ce soir, nous serons bénis, dit-il à Olga Lvovna qui le regardait, terrifiée et ravie. Ce soir, Dieu sera dans le coup. Tu es croyante, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, tu seras heureuse de la fête qui se prépare. Ce Stiopa n’est pas un homme ordinaire. Il est le fils d’un pope. À quinze ans, il s’est enfui de la maison paternelle. Il a vécu avec des bohémiens voleurs de chevaux. Un jour, après une bagarre, il a eu l’œil droit arraché. Les bohémiens l’ont laissé au coin d’un bois. Recueilli par des moines, il a passé trois ans dans le monastère.

— C’est un moine.

— Non. Laisse-moi parler. Le prieur l’aimait bien, lui apprenait à lire, à guérir les malades avec des herbes. Stiopa se plaisait au monastère et rêvait même d’accéder à la prêtrise. Mais, un beau soir, en rentrant dans sa cellule, il eut une illumination. Il crut voir que le crucifix, les icônes, les images saintes, qui garnissaient le réduit, étaient tournés la tête au bas. Ainsi placés, ils laissaient filtrer des rayons qui provoquaient l’extase. De même qu’il faut renverser une bouteille pour boire le vin qu’elle renferme, de même, se dit Stiopa, il faut renverser les insignes chrétiens pour leur faire rendre leur suc. Comprends-tu, mon Olga, la hardiesse de ce raisonnement ? Et personne n’y avait pensé avant mon Stiopa ! Tout le monde regardait les fioles pleines et nul n’osait les manier, les incliner, tendre les lèvres aux vérités désaltérantes. Et lui, humble moujik, ancien voleur de chevaux, voici que cette révélation lui est donnée. Il quitte le monastère. Il voyage à travers le pays. Il guérit les maladies, fonde des sectes, et propage la bonne parole. Des paysans ignares le poursuivent à coups de bâtons et de pierres. Des ouvriers de mon domaine se saisissent de lui et le suspendent, la tête en bas, au-dessus d’une mare, tout près de la plantation de tabac, c’est dans cette posture que je l’ai découvert au cours d’une promenade. Je l’ai fait décrocher. Je l’ai fait amener chez moi. Je l’ai interrogé. Depuis, je le consulte toujours et il m’assiste de ses lumières. C’est un saint homme, Olga. Un homme de Dieu. Nous allons souper. Et, au dessert, il viendra nous bénir.

Pendant le souper, en tête à tête, Kisiakoff se montra plein d’entrain et de gentillesse. Il mangeait beaucoup et buvait à en perdre l’haleine. Olga Lvovna, assise devant lui, l’observait avec admiration.

— Tu vas te rendre malade, disait-elle parfois. Il l’attirait et l’embrassait dans le cou, sur la bouche, gloutonnement. Paracha, qui servait à table, pouffa de rire en les voyant enlacés. Kisiakoff lui jeta une assiette à la tête. Elle s’enfuit en criant : « Vieux diable ! »

Cette exclamation déplut à Olga Lvovna. Quelle que fût la prévenance de Kisiakoff, elle se sentait dépaysée dans cette maison vétuste, parmi des serviteurs inconnus. Elle croyait avancer dans un rêve où il n’y avait plus ni bien, ni mal, ni pudeurs, ni craintes, ni soucis, ni espoirs valables. Les seules réalités vivantes au cœur de toute cette vapeur de songe, étaient le visage, la barbe et le regard perçant de Kisiakoff. Il était devant elle comme un soleil.

À plusieurs reprises, Olga Lvovna s’efforça de rassembler ses esprits et de réfléchir à l’avenir qui l’attendait. Elle essaya même d’évoquer le souvenir de Lioubov. Lioubov était encore la femme de Kisiakoff, elle avait laissé des robes, des peignes d’écaille, des parfums et des habitudes dangereuses dans la maison ; elle pouvait revenir, un jour ou l’autre ; et alors, il faudrait intriguer, lutter contre cette jeunesse.

Comme s’il eût deviné les appréhensions d’Olga Lvovna, Kisiakoff se leva et lui prit la figure dans ses mains chaudes. Il la tenait au-dessous de lui, comme une tête coupée. Son regard la trouait jusqu’au cerveau.

— Ne pense pas à Lioubov, dit-il. Elle est morte pour moi. Toutes ses robes t’appartiennent. Tu vas t’habiller comme elle, te parfumer comme elle. Tu la remplaceras. Bois un peu de champagne.

Il appliqua, de force, le bord d’une coupe contre les lèvres d’Olga Lvovna. Elle gémit un peu, blessée à la bouche par le verre, puis renversa le menton, avala le vin.

— À la bonne heure, cria Kisiakoff. À présent suis-moi.

Et, la saisissant par le bras, il l’entraîna vers la chambre de Lioubov.

On n’avait pas rangé cette pièce depuis le départ de la jeune femme. Quelques robes traînaient, flasques, en travers du lit. Des boîtes de poudre et de rouge encombraient la coiffeuse. Un corset de satin rose, une chemise chiffonnée pendaient encore sur la chaise, près du poêle. L’air sentait le parfum, la poussière. De lourds rideaux de velours cerise masquaient la fenêtre. Un petit chat se glissa dans la chambre, derrière Kisiakoff.

Kisiakoff referma la porte d’un coup de pied.

— Te voilà chez toi. Tu mettras cette robe-là, rouge avec des ramages bruns. Je la lui ai achetée, il y a trois ans. Elle la portait bien, la garce, les épaules nues, la gorge avancée, la hanche offerte. Allons, déshabille-toi, qu’attends-tu ?…

Olga Lvovna, épouvantée, commença à se déshabiller. Il tournait autour d’elle en grommelant :

— Plus vite, plus vite…

La robe était trop large. Elle bâillait sur les seins. Elle flottait sur la croupe.

— Ça ne fait rien. Ça ira comme ça, dit Kisiakoff. On songera plus tard aux reprises. Poudre-toi, mets-toi du rouge, maintenant.

Puis il versa du parfum dans le creux de sa main et en frotta le chignon, le cou d’Olga Lvovna.

La malheureuse s’approcha de la glace et contempla attentivement ce mannequin funèbre, enfariné jusqu’aux oreilles et affublé de draperies écarlates. Les os saillaient sur ses épaules jaunes et nues. L’étoffe se plissait sur sa poitrine, sur son ventre. Ses longs bras pendaient comme des tresses de chair le long de ses hanches plates.

— J’ai l’air d’une momie, dit-elle en souriant tristement. Pourquoi me forces-tu à m’habiller ainsi, Vania ?

— Tu es belle, unique, fascinante ! s’écria Kisiakoff. Tu es une vision céleste. On ne peut que t’adorer à genoux.

Il se prosterna devant elle, se releva avec une légèreté surprenante et lui offrit le bras dans un geste rond.

— Stiopa nous attend pour la bénédiction, dit-il.

En sortant, Kisiakoff trébucha contre le petit chat noir et l’envoya rouler d’un coup de pied dans le fond de la pièce. La bête se redressa, bomba le dos, hérissa son poil, alluma ses yeux de phosphore. Kisiakoff frémit et se signa rapidement.

— La sale bête ! La sale bête ! dit-il. Partons. Je ne veux plus la voir.

Dans le couloir, ils se heurtèrent à un paysan, solide, barbu, le nez lourd. Un trou rose marquait la place de l’œil arraché. Ses cheveux roux lui descendaient jusqu’aux épaules.

— Salut, Stiopa, dit Kisiakoff.

Stiopa s’inclina devant Kisiakoff.

— J’allais vous chercher. Tout est prêt. Vous serez content, dit-il.

Il fit encore quelques pas, poussa une porte sur la gauche et s’effaça pour laisser passer Olga Lvovna. La pièce, petite et basse, était éclairée par sept bougies de cire rouge. Sur une table, disposée au fond, se trouvaient un gros volume à couverture de bois et une pelote d’épingles. Aux murs, pendaient des crucifix et des icônes tournés la tête en bas, et des palmes en papier d’argent. La lueur des bougies balançait de grandes ombres au plafond. Une forte odeur de bottes et d’encens prenait la gorge.

Kisiakoff et Olga Lvovna vinrent se placer devant la table. Stiopa les regarda, poussa un long cri et se mit à tourner autour d’eux en marmonnant dans sa barbe. De temps en temps, il s’agenouillait, baisait la terre et faisait des signes de croix.

— Toutes les images sont à l’envers. La vérité est à l’envers. Soyez vous-mêmes à l’envers, dit-il.

Kisiakoff serra la main d’Olga Lvovna.

— Et si c’était vrai ? dit-il. Et s’il avait raison contre tout le monde ?

— Je n’aime pas cette mascarade, Vania, murmura Olga Lvovna. C’est tenter le diable…

— Il le faut, parfois, dit Kisiakoff.

Le récitant trottait toujours, en soufflant, comme un phoque. Puis, il arracha sa chemise, et fut nu jusqu’à la ceinture.

— Je donne ma souffrance pour votre bonheur ! hurla-t-il.

En même temps, il saisit une baguette et se fouetta vigoureusement le ventre et les épaules. Son dos était couvert d’égratignures. Sa face ruisselait. Son œil crevé devenait rouge. Il psalmodiait :

— Oh ! je souffre ! Soyez heureux ! Oh ! je souffre ! Soyez unis ! Oh ! je souffre ! Soyez bénis !

Olga Lvovna tremblait de tous ses membres. Une terreur sacrée arrêtait son cœur.

— Pardonne-nous, Seigneur ! dit-elle.

Kisiakoff lui enlaça les épaules et l’embrassa sur la bouche.

— Gloire ! vociféra l’illuminé. Gloire !

Les icônes, la tête en bas, fascinaient le vide de leurs gros yeux noirs. Un crucifix se décrocha et tomba par terre avec un bruit sourd. Bondissant, tournoyant, frappant, rotant, aboyant, Stiopa se démenait comme un diable entre les bougies. Ses bottes heurtaient les planches, à plein talon, et soulevaient des nuages de poussière. Son torse nu brillait de sueur. Sa barbe rousse était déviée. Des traînées de sang lui ficelaient les mains. Il crachait devant chaque image. Il éteignait les cierges un à un. Quand il eut, enfin, soufflé la dernière flamme, il s’écroula d’un bloc sur le parquet.

Dans la nuit, Olga Lvovna se sentit soulevée par les bras énormes de Kisiakoff.

— Personne ne peut plus nous séparer, dit Kisiakoff d’une voix enrouée.

Elle poussa un cri et perdit connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle, Kisiakoff lui donna une bougie et la promena, pas à pas, solennellement, dans toutes les chambres de la maison.

Les domestiques étaient couchés. Des portes s’ouvraient sur des cuves de froid et de ténèbres. Une bête nocturne détalait sous les planches pourries. De brusques courants d’air inclinaient la flamme. Il semblait à Olga Lvovna qu’elle s’enfonçait dans un labyrinthe noir, cloisonné de toiles d’araignées, et que jamais plus elle ne reverrait la lumière du jour.

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