CHAPITRE II

Tania pivota sur les talons et colla son nez à la vitre, en signe de courroux. Michel tortillait sa moustache du bout des doigts.

— Puisqu’il est fatigué ! dit-il enfin. Tu ne vas pas le forcer à sortir s’il n’en a pas envie !

— Il faut toujours que je fasse les volontés des autres, et, lorsqu’il s’agit de me faire plaisir, tout le monde se dérobe ! Ce n’est pas juste.

— Volodia est arrivé ce matin. Son voyage a été long et pénible.

— Il a dormi dans le train.

— C’est insuffisant. Il se couchera tôt ce soir, et, demain, si tu veux, nous irons au restaurant ou au théâtre.

— Demain, ça ne m’amusera plus.

Michel ouvrit les bras dans un geste d’impuissance. Volodia, assis dans un fauteuil, la tête renversée, l’œil éteint, murmura du coin des lèvres :

— Inutile d’insister, Michel, elle ne comprendrait pas.

— Non, je ne comprendrais pas, dit Tania en tournant vers lui son joli visage fâché. Moi, je me réjouis de votre arrivée, je combine tout pour la fêter dignement, je mets une robe… enfin une robe de circonstance…

Michel et Volodia éclatèrent de rire.

— Nous y voilà ! dit Volodia. Elle a peur de s’être habillée pour rien.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Tania. Ce n’est pas pour vous que je me suis habillée, c’est pour moi ! Et ce n’est pas de moi que j’ai pitié, mais de vous !

— De nous ?

— Oui ! Vous êtes devenus tous les deux de vieux petits bonshommes sans ressort. Vous avez peur de faire une folie. Vous… Vous ne savez pas ce qui est bon. Vous êtes des provinciaux…

— Et vous êtes une vieille Moscovite, n’est-ce pas ? dit Volodia. Ma chère Tania, je n’ai plus guère le goût des distractions brillantes. Je préfère un bon souper à domicile, entre amis…

— Eh bien, vous souperez sans moi, dit Tania avec hauteur. Je monte me coucher.

Elle fit quelques pas, s’arrêta sur le seuil de la porte et grommela encore :

— Espèces de diables ! Trouble-fête !

De nouveau, Michel et Volodia éclatèrent de rire, stupidement. Volodia avait un rire pointu et irritant de fille. Michel, lui, riait comme un paysan, la bouche bien ouverte, la voix épaisse. Elle n’aimait pas les voir rire ensemble. Leur amitié devenait alors franchement désagréable et vulgaire. Ils faisaient bloc. Ils étaient « les hommes ». Et ils paraissaient si fiers d’être « les hommes », avec leurs figures tannées, leurs mains fortes, leurs grands pieds, leurs moustaches, qu’on ne pouvait que les plaindre ou les détester.

— Amusez-vous bien, imbéciles ! dit-elle encore.

Et elle franchit le seuil, en ondulant noblement des hanches. Elle n’avait pas fait dix pas dans le corridor que Michel la rejoignait en courant.

— Écoute, dit-il. C’est arrangé. Volodia accepte de venir au restaurant Strélnia, à condition que nous ne rentrions pas trop tard. Je vais commander un traîneau.

Tania eut un sourire de triomphe.

— Tout de même ! dit-elle. Vous avez fini par comprendre.

Elle se contemplait dans la glace de l’entrée avec satisfaction. Vraiment, elle était trop belle pour rester à la maison, ce soir. Sa robe de soie tilleul, bordée de guipure crème et découpée en cœur sur le corsage, était d’une élégance exceptionnelle. Les manches, arrêtées au coude, se terminaient par des bouffants de mousseline de soie, légers comme des flocons de vapeur. Une touffe de roses rouges éclatait en blessure à son épaule nue. Et elle portait au cou une rivière de diamants.

Après de longues années de claustration provinciale, Tania éprouvait un besoin farouche de s’habiller, de s’amuser, de dépenser de l’argent et d’être admirée. Elle se sentait étourdie, éblouie, comme si elle eût émergé d’une cave sombre dans la lumière et les rumeurs du matin. Chaque soir, à l’annonce d’une distraction nouvelle, le sang battait vivement dans ses poignets, enflammait ses joues. Déjà, la femme de chambre lui passait un ample manteau de zibeline, lui tendait un manchon assorti et présentait de petites bottes de feutre blanc à ses pieds. Michel et Volodia enfilaient leurs pardessus à col d’astrakan, chaussaient des galoches de cuir en jurant à mi-voix.

— Eh bien, elle a fini par nous avoir, la petite peste ! grognait Volodia. Tant pis pour vous si je m’endors en plein restaurant.

Le traîneau attendait à la porte de la maison. La neige tombait sur le cocher, immobile et raide comme un ballot d’étoffe. Les bêtes soufflaient une haleine blanche et raclaient le sol du sabot. Tania, Volodia et Michel s’installèrent dans la voiture et se couvrirent les jambes avec une peau d’ours, lourde et chaude, que des anneaux retenaient aux coins. Le traîneau partit dans un crissement de neige écrasée.

Le restaurant Strélnia se trouvait à trois quarts d’heure de course de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg. Passé les faubourgs de la ville, le traîneau s’élança dans la nuit plate et neigeuse. Le froid tirait, réduisait les visages. Les yeux, brouillés de poussière gelée, s’hypnotisaient sur cet horizon blanc et noir, qui tressautait au rythme des cahots. Par instants, les lampadaires éclairaient un sapin à épaulettes d’argent, ou des broussailles chétives au revers de quelque talus de sucre.

Personne ne parlait, car le vent de la course séchait les lèvres au point de les rendre douloureuses. Les oreilles devenaient des glaçons sonores où tintait le métal guilleret des grelots. Les narines, brûlées et dures, accueillaient le parfum vide, vaste et propre de l’hiver. Sûrement, le cocher était mort de froid, et les chevaux galopaient, livrés à leur seule fantaisie. Depuis combien de temps le traîneau avait-il pris la route ? Dix minutes, vingt minutes ? Une lumière. Deux lumières. Michel tourna vers Tania sa figure aux sourcils et aux moustaches poudrés de neige.

— Hou ! grogna-t-il sans desserrer les lèvres.

— Hou ! Hou ! répondait Tania avec exaltation.

On approchait du Strélnia. Déjà, la vaste bâtisse du restaurant se dégageait de la nuit, comme un bloc de cristal, comme un iceberg de lumière lunaire. Sa toiture et ses parois extérieures vitrées resplendissaient de clarté. Un vestibule en bois s’emmanchait dans cette masse de transparence géante. Non loin du restaurant, il y avait le traktir réservé aux cochers et une remise pour les bêtes. Le traîneau ralentit, s’arrêta. Tania mit pied à terre. Et, aussitôt, un portier galonné se précipita sur elle, un petit balai à la main. Vivement, il époussetait la neige de ses bottes et de son manteau. Dans l’entrée, des valets débarrassaient les nouveaux arrivants de leurs pardessus, de leurs galoches et de leurs bottes. Dépouillés de leur uniforme d’explorateurs polaires, les trois amis pénétrèrent enfin dans le restaurant.

Après la nuit glaciale, ils tombaient tout à coup dans une grande salle vitrée, surchauffée, bondée de lumières, de visages, de musiques, de gestes et de cris. Couvée en plein cœur de l’hiver, c’était une flore tropicale qui s’épanouissait à l’aise dans cette serre immense. Des palmiers centenaires, aux troncs écailleux et velus, montaient jusqu’au plafond de verre. Sur la périphérie, des grottes artificielles tenaient entre leurs mâchoires de pierre de petites tables blanches ornées de convives, de lampions et de corbeilles de roses. Des fontaines bruissaient dans des vasques claires, des cascades coulaient au flanc des rochers. Le murmure de ces eaux vives doublait la musique langoureuse d’un orchestre roumain. Les garçons glissaient, aigus et noirs, privés d’épaisseur et de poids, entre les nappes étincelantes de cristaux. L’air était embaumé par le parfum des femmes, du tabac et des sauces fines. Quelqu’un criait :

— Stiopa ! Stiopa !

Échappée au grand froid silencieux de la course, Tania se sentait fondre délicieusement dans cette chaleur luxueuse. Son visage flambait. Sa gorge était sèche. Elle saisit la main de Michel :

— N’ai-je pas eu raison de vous entraîner ?

Un maître d’hôtel accourait vers eux :

— Michel Alexandrovitch, que puis-je vous offrir ce soir ? Une table ? Un cabinet particulier ?…

— Un cabinet particulier, dit Michel.

Tania était très fière d’être reconnue par le personnel de l’établissement. Il n’y avait pas deux mois qu’elle habitait Moscou, et, déjà, elle était une habituée des réunions élégantes, une femme du monde. Quand elle passa entre les tables, suivie de Michel et de Volodia, elle entendit des étrangers qui murmuraient son nom accompagné d’épithètes flatteuses.

Le maître d’hôtel conduisit le petit groupe à un cabinet particulier, dont les baies vitrées donnaient sur la salle commune. Le cabinet particulier était meublé d’une table, de quelques chaises et d’un piano que drapait un châle jaune à franges. L’ensemble baignait dans une couleur rouge framboise, agréable à l’œil.

— Que nous proposez-vous ? demanda Michel au maître d’hôtel.

L’homme fit une grimace d’introspection profonde et chuchota du bout des lèvres, comme s’il dégustait chaque mot avant de le former :

— Que diriez-vous d’un peu de caviar frais, de quelques foies au madère et d’un bouquet d’écrevisses cardinal pour commencer ? Je continuerais par du sterlet, des boulettes de volaille, des perdreaux à la crème. Et je terminerais par une pêche glacée au jus de grenade.

— D’accord.

— Et comme vin ?

— Vodka et champagne, dit Michel.

Le repas fut rapide et gai. Au dessert, Michel convoqua un groupe de chanteurs russes avec balalaïkas. Après les cinq chansons réglementaires, le chœur russe fut remplacé par un chœur hongrois. Les jeunes femmes, coiffées de fleurs et de rubans, et chaussées de petites bottes en cuir souple, s’installèrent autour du piano. Tandis qu’elles chantaient, Tania, épanouie, radieuse et un peu ivre, battait la mesure sur le bord de la table avec son doigt.

— La vie est passionnante, dit-elle. Il y a deux mois, nous croupissions encore dans ce trou boueux d’Armavir. Et, ce soir…

— Et, ce soir, nous essayons d’oublier Armavir, dit Michel. Un jour viendra où tu regretteras la petite ville qui a abrité les premières années de notre mariage.

— Jamais, dit Tania.

Et elle éclata de rire en portant un verre à ses lèvres.

— Je bois à l’oubli du passé, dit-elle encore.

— Ne blasphémez pas, Tania, dit Volodia d’une voix douce. Pour moi, ce passé est plus proche que le présent. Pour moi, le présent n’est qu’un prétexte à cultiver le passé.

— Vous êtes un pauvre type, mon cher…

— Je suis un pauvre type, effectivement. Et je crois bien que je le resterai jusqu’à la fin de mes jours. Je suis parti du mauvais pied.

— Changez de pied.

Volodia sourit et secoua la tête :

— Trop tard !

Tania fronça les sourcils, claqua ses mains blanches l’une contre l’autre.

— Il ne faut pas dire ça, s’écria-t-elle. Vous vous enterrez dans vos souvenirs. Vous fermez les yeux sur la joie qui passe. Vous oubliez de vivre, pour mieux demeurer avec elle.

— Vous voyez, vous aussi vous parlez d’elle, dit Volodia.

— Oui, pour vous libérer de son emprise. Il faut vous secouer, Volodia. Je veux vous sauver, malgré vous. Michel m’aidera. N’est-ce pas, Michel ?

Michel avait sommeil et clignait des paupières dans la lumière sourde du réduit. Il proféra d’une voix molle :

— Oui… oui, d’accord…

— Bravo, dit Tania. Nous vous aimons trop, tous les deux, pour vous laisser devenir idiot de chagrin. Nous allons vous soigner, vous guérir…

— Vous voulez me guérir ? dit Volodia. Et moi… il n’y a pas si longtemps… je… enfin… je souhaitais votre malheur…

— N’avions-nous pas juré de ne plus évoquer cette histoire ? dit Tania.

— J’y pense souvent, murmura Volodia. Je ne peux pas m’habituer à votre pardon. J’ai mal. J’ai honte…

Les yeux de Tania flambaient d’une belle lumière bleue, généreuse et sauvage. Ses joues étaient roses d’allégresse.

— Michel, appelle les tziganes et fais apporter du champagne à pleins seaux ! dit-elle sur un ton altier.

Le chœur des tziganes remplaça le chœur hongrois. Les femmes étaient vêtues de haillons de soie écarlate, jaune et verte, aspergées de médailles d’or, de boucles d’oreilles et de bracelets. Elles avaient des visages brun et rosé, comme la terre cuite, comme le tabac frais. Leur taille était mince. Trois hommes les accompagnaient, habillés de tuniques rouges à manches fendues et rejetées sur le dos. Tous s’inclinèrent gravement en pénétrant dans le cabinet particulier.

— Mes amis, dit Tania, chantez de tout votre cœur. Il s’agit de guérir un homme malheureux.

— Nous le guérirons, dit la soliste.

Hélène Gorkaïa, la soliste, était la dernière révélation du restaurant Strélnia : une femme haute et fine, aux pommettes saillantes, aux larges yeux noirs et fardés.

Les guitares bourdonnèrent doucement. Hélène Gorkaïa posa un verre de champagne sur une assiette retournée et s’avança d’une démarche glissante jusqu’à frôler Tania de ses vêtements. Le chœur entonna la chanson de bienvenue :

Buvons à la santé de Tania,

De notre chère Tania !

Tant qu’elle n’aura pas vidé sa coupe,

Nous ne lui en verserons pas une autre…


Tania se dressa, vida sa coupe d’un trait et l’envoya se casser en miettes contre le mur.

— Heï ! crièrent les choristes.

Et ils enchaînèrent, mêlant leurs voix sur un rythme endiablé.

— Ah ! comme c’est bien ! Ah ! comme c’est bien ! répétait Michel que ce vacarme tirait enfin de sa léthargie.

— Du champagne pour tout le chœur, dit Tania au maître d’hôtel. Buvez, Volodia ! Mais buvez donc !

Volodia regardait Tania et s’étonnait de sa faculté élémentaire à vivre dans le présent et pour le présent. Elle s’emplissait l’âme des joies et des peines immédiates. Elle flambait sur place. Peut-être avait-elle raison contre lui, contre Michel, contre tous les gens sages qui ne peuvent s’interdire de penser qu’après la fête les lumières s’éteignent, les femmes se fatiguent et les ennuis renaissent, un à un, dans la clarté frileuse de l’aurore ? Oui, peut-être avait-elle raison, mais il était bien difficile de la suivre. La voix âpre des tziganes ne couvrait pas l’écho d’une autre voix, faible et douce, dont les moindres inflexions remuaient le cœur de Volodia. Il était si coupable à l’égard de Suzanne qu’il n’aurait pas assez de toute son existence de tristesse et de renoncement pour mériter le repos. Cet enchantement funèbre durerait aussi longtemps que lui-même.

Les tziganes fredonnaient une mélopée lente, plaintive, comme un appel de défaite et de mort. Leurs faces étaient pétrifiées, leurs yeux noirs regardaient au loin. Le guitariste, à blouse rouge et à culottes bouffantes, couleur d’amadou, pinçait distraitement les cordes de sa guitare. Tout à coup, de ce fond de rumeurs monotones, une voix rauque, vivace, explosa comme un jet. Hélène Gorkaïa chantait seule, et, derrière elle, s’ouvrait, par la magie des cadences, un horizon d’herbes souffletées par le vent, de chevaux rebelles, de tentes, de brasiers, de visages de feu. Elle parlait de ces camps de plein air, de ces amours sordides et royales que Volodia n’avait jamais connues, et, cependant, il semblait au jeune homme qu’il avait vécu tout cela, et que tout cela était son histoire, et que cette musique n’avait été créée que pour célébrer son amour et son deuil. Il éprouvait obscurément le besoin de boire sans arrêt, comme pour mieux préparer toute la matière sensible de son corps à l’incantation de la chanson tzigane. Il regarda Michel et Tania. Eux aussi paraissaient engourdis, visités par l’extase : Michel avait appuyé son front dans le creux de ses mains ; Tania, renversée, l’œil vague, suivait au-delà des murs le déroulement d’un songe sinueux.

Hélène Gorkaïa poussa une dernière clameur, une sorte de sanglot d’horreur, et le silence qui suivit était, lui aussi, une musique. Volodia battait des mains, criait :

— Bravo ! Bravo, mes amis !

Tania, les yeux brouillés de larmes, colla sa joue contre la joue de Michel en murmurant :

— Comme je suis triste ! Comme je suis heureuse !

Michel, lui-même, les sourcils froncés, luttait contre la séduction. Le maître d’hôtel apporta une nouvelle bouteille de champagne glacé en aiguillettes fines. Il faisait chaud. Les choristes burent les coupes qui leur étaient destinées. Puis elles se rassirent en ligne droite. Hélène Gorkaïa se tenait au centre du chœur. Son visage maigre et brun était sculpté par la lumière des lampes. Ses yeux brillaient. Elle chanta :

Deux guitares, derrière le mur,

Plaintivement gémirent…


Sèche et haute, noire et dorée, comme la prêtresse d’un culte barbare, elle se dressait au seuil de son royaume. Une force la possédait, contre laquelle elle ne pouvait rien.

Volodia buvait le champagne gelé et piquant. À mesure qu’il buvait, il sentait que l’état de grâce s’installait plus fortement en lui. Il était ivre, bien sûr. Pourtant, cette ivresse n’était pas vulgaire, mais infiniment noble et précieuse. On eût dit le passage d’une existence à une autre, le glissement d’un vieux monde à un monde neuf. Il était suspendu dans le vide. Il avait le vertige.

— Buvez, vous aussi, cria-t-il, en se tournant vers Tania.

Elle lui sourit avec des lèvres de brume et leva son verre.

— Je bois à notre amitié, cria encore Volodia.

Michel et Tania s’approchèrent de lui. Et ils s’embrassèrent. Tous, ils avaient envie de pleurer. La bouteille vidée, Michel ordonna au maître d’hôtel de servir de la djonka. Le maître d’hôtel versa du rhum dans une bassine, plaça un sucre sur une grande fourchette qui barrait, d’un bord à l’autre, le récipient, et frotta une allumette au-dessus du niveau mordoré de l’alcool. Une flamme bleue jaillit. Les lampes s’éteignirent. Dans cette clarté dansante, où les meubles s’évanouissaient comme des paquets de vapeur, où les visages n’étaient plus que des masques à la dérive, un chant sourd et ample s’éleva lentement :

Mon foyer brille dans la brume,

Les étincelles s’éteignent en plein vol...


La voix d’Hélène Gorkaïa dominait toutes les autres. Elle ne chantait que pour Volodia, il le savait bien. Elle était une amie fidèle. Depuis des siècles, elle veillait sur lui, marchait derrière lui, trébuchait et se relevait avec lui. Les flammes bleues de l’alcool se couchaient, s’éteignaient une à une. Un parfum de rhum brûlé se mêlait à l’odeur forte des fleurs. Et, tout à coup, il n’y eut plus que les ténèbres.

— Mon âme ! Où es-tu ? s’écria Volodia épouvanté. Toi aussi, tu es morte ?

Dans la nuit, la voix d’Hélène vibrait, plus proche et plus terrible, comme la voix même du destin. Volodia sentit qu’une boule nerveuse se nouait dans sa gorge. Suzanne sur son lit de mort. La pluie aux carreaux de la petite chambre. Le ciel vide. Il porta ses mains à ses lèvres et se mit à pleurer follement.

— Pleure ! Pleure ! chuchotait Tania. C’est la délivrance.

Volodia, déchiré par les sanglots, tombait verticalement à travers des épaisseurs d’ombres et de musiques. Il comprit que quelqu’un lui tendait un verre. Il saisit la coupe pleine de djonka, l’avala en fermant les yeux. On lui en présenta une autre. Et il la but aussi, les doigts tremblants, les paupières ouvertes sur le noir. Il ne savait plus rien, ni du temps ni du lieu. Il n’avait plus de nom, plus de corps, plus d’âge. Brusquement, les lampes se rallumèrent. Le chœur poussa une plainte à lèvres closes, et, sans transition, comme éclatent les orages d’été, un hymne dément s’échappa de toutes les poitrines. Sur un rythme accéléré, les tziganes hurlaient la gaieté folle de vivre et d’aimer. Une joie insupportable les possédait. Ils étaient les démons écarlates de l’allégresse. Les yeux saillants, la face tendue, ils battaient leurs mains l’une contre l’autre pour scander la chanson. La guitare bourdonnait. Les tambourins ronflaient en cadence.

— Plus vite ! Plus vite ! criait Tania.

— Comment peuvent-ils être, tour à tour, aussi langoureusement tristes et aussi méchamment joyeux ? dit Volodia.

— S’ils le peuvent, c’est que vous le pouvez vous-même, dit Tania. Leur leçon est valable pour tous. Il faut toucher le fond du désespoir pour donner le coup de talon qui vous relance à la surface.

Et elle se mit à chanter avec le chœur. Michel et Volodia se joignirent à elle. Volodia vibrait d’une frénésie sauvage. Il avait envie de briser des bouteilles, des glaces, de déchirer son faux col, de griffer ses joues, d’accomplir quelque geste inutile et désastreux qui lui donnât l’impression de repousser les limites du monde. Au paroxysme du bonheur, il se dressa subitement et, d’un revers de la main, balaya les coupes sur la table :

— Apportez d’autres coupes, une autre bouteille, un autre vin, puisqu’une autre vie commence !

Les meubles viraient autour de sa tête comme sur un pivot. Il s’approcha d’Hélène Gorkaïa, et, tandis qu’elle chantait, baisa respectueusement ses mains ouvertes.

— Merci, dit-il d’une voix enrouée.

Et il savait qu’il n’était pas ridicule en disant cela. Comme le maître d’hôtel apportait les verres et les bouteilles, les tziganes se turent sur un ululement guerrier.

— On vous demande avec le chœur au cabinet particulier des Martoff, dit le maître d’hôtel à Hélène.

Volodia tourna vers lui une face ravagée par la passion.

— Que le chœur aille seul. Je garde Hélène et un guitariste. Je paierai ce qu’il faudra !

Il brandit des liasses de billets de banque, et les fourra, au hasard, dans les mains des choristes étonnés.

— Voici pour vous, pour vous tous, disait-il. Et voici pour l’orchestre qui joue dans la salle. Et voici pour le maître d’hôtel, pour les garçons…

Les tziganes se retirèrent, et Hélène s’assit à la table des jeunes gens. Volodia s’installa auprès d’elle. Il examinait de tout près le visage aigu et sombre de la chanteuse. Son regard nocturne, sous la frange des médailles dorées, le fascinait. Il émanait d’elle une impression de force et de science. Volodia appuya sa tête contre le cou d’Hélène et murmura :

— Chante. Chante encore. Tu me sauves la vie.

Hélène se mit à chanter d’une voix basse, et Volodia, le front collé à l’épaule de la tzigane, croyait entendre dans son propre corps la vibration sourde de la chanson.

— Toi seule me comprends, dit-il encore. Toi seule peux m’aimer, après tout ce qui s’est passé, malgré tout ce qui s’est passé.

Tania but une dernière gorgée de champagne, et, se penchant vers Michel, lui chuchota à l’oreille :

— Laissons-les. Allons dans la salle.

Ils se levèrent et sortirent de la pièce sur la pointe des pieds. Tania se sentait heureuse et fière, comme si elle avait arraché à la mort un être très cher que tout le monde avait condamné.

— Oui, il n’a plus besoin de nous maintenant, dit Michel.

À cinq heures du matin, Hélène et Volodia quittèrent l’établissement et se rendirent en traîneau jusqu’à « l’auberge de Jean », fameuse pour ses omelettes.

Dans le traîneau qui les emportait à travers la plaine neigeuse, Hélène fredonnait, malgré le froid de l’aube :

Tout ce qui fut,

Tout ce qui plut,

Depuis longtemps est passé,

Depuis longtemps s’est écoulé…


Et Volodia criait toujours :

— Chante ! Chante tout ce que tu sais ! Chante tout ce que tu sens !

À huit heures du matin, Volodia ramenait la tzigane dans le petit appartement meublé que Michel avait loué pour lui à Moscou.


La lumière blanche du jour éclairait le salon, avec sa glace vulgaire à cadre doré, ses étagères chargées de figurines de pacotille en porcelaine et en bronze, et ses gros fauteuils de tapisserie jaune citron.

Volodia s’avança précipitamment vers la fenêtre et tira les rideaux lilas frangés d’or, qui grincèrent sur leur tringle. Puis il alluma une petite lampe et revint vers Hélène Gorkaïa, qui se tenait immobile au seuil de la pièce. La course en traîneau avait dégrisé Volodia.

— Je ne veux pas savoir qu’il fait jour dans la rue, dit-il. Je veux que notre nuit n’ait pas de fin. Je veux que le soleil ne se lève plus. Il est encore minuit. Et, là-bas, à Strélnia, on soupe, on boit, on s’amuse. Et tu m’as accompagné ici. Pourquoi ?

— Je me le demande ! dit-elle en souriant un peu.

— Je vais te le dire, s’écria Volodia en lui prenant les mains et en l’entraînant vers le canapé. Tu m’as suivi parce que tu as compris tout ce que tu pouvais pour moi, parce que tu as deviné que c’était toi qu’attendait mon chagrin !

— Moi, ou une autre…

— Non ! Non ! Toi seule ! Ta voix…

— Ma voix seulement ?…

Elle s’assit à côté de lui sur le canapé et posa une main légère sur ses cheveux.

— Il faut oublier, dit-elle.

— Je ne peux pas. Je ne suis heureux que dans la tristesse.

— Quelle folie ! dit Hélène, et elle le regarda pesamment, de tout près, au point qu’il distinguait des paillettes d’or dans ses prunelles noires. L’existence est courte, mon petit. Il faut arracher sa part de bonheur à chaque jour qui tombe.

— Je le pensais jadis, dit-il.

— Eh bien, c’est jadis que tu avais raison ! Les deuils, les misères rehaussent notre plaisir. Ils nous avertissent du prix qu’il faut attacher à toute chair vivante. Ils nous disent : « Hâte-toi !… Cet instant va finir… Cette femme va passer… Et, si tu rêves, tu n’en auras rien retenu… »

Volodia poussa un profond soupir.

— Cet instant va finir, cette femme va passer, dit-il tristement. Toi aussi, tu passeras !

— Oui, oui. Moi aussi, je passerai, comme les autres.

Elle se dressa.

— Regarde-moi, reprit-elle. Je suis jeune. Je suis belle. Et tu me plais. Qu’attends-tu pour me prendre dans tes bras et me couvrir de baisers ?

— Je ne peux pas, gémit Volodia. J’ai honte… à cause d’elle…

— Elle est morte. Elle n’a plus le droit de t’empêcher de vivre. Elle n’a plus que la permission de se taire et de rêver dans un album de photographies.

— Tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas, s’écria Hélène. Je piétinerai son souvenir jusqu’à ce qu’il s’efface. Je suis tout ce qui est palpable, tout ce qui est sûr, tout ce qui est vivant. Je suis faite pour les mains et la bouche des hommes. Je me moque des ténèbres. Je triompherai de cette morte, comme le jour de la nuit.

Elle renversa la tête et chantonna du bout des lèvres :

Tout ce qui fut,

Tout ce qui plut,

Depuis longtemps est passé,

Depuis longtemps s’est écoulé…


Volodia contemplait avec effroi cette gitane couverte d’oripeaux violents et de médailles. C’était la première fois qu’une femme vivante s’interposait entre lui et l’image de Suzanne. C’était la première fois que la tentation lui venait de dominer son chagrin. Hélène Gorkaïa chantait toujours, et son regard, mince et liquide, ne quittait pas le regard de Volodia. Elle arracha le fichu qui enserrait sa coiffure, et ses cheveux noirs tombèrent en rideau sur ses épaules. Puis elle dégrafa lentement son corsage.

— Que tu es belle ! balbutiait Volodia.

Un sentiment aigu de sacrilège et de terreur le pénétrait. Mais cette impression même était délicieuse.

— Tu es un démon ! dit-il encore.

Elle était nue à présent, et remontait ses cheveux devant la glace. Elle s’arrêta de chanter.

— Un démon ? Parce que je suis impitoyable pour les ombres ? dit-elle.

— Oui.

— Mais l’univers entier est impitoyable pour les ombres. L’herbe pousse sur les morts. Les fleurs se fanent. Et d’autres les remplacent. La nuit meurt et le jour s’installe. Et tout cela est impitoyable. Impitoyable et sûr. Impitoyable et merveilleux.

Il s’approcha d’elle et la saisit dans ses bras, en gémissant :

— J’ai mal.

Elle renversa la tête. Il reçut en pleine face le parfum de sa bouche sucrée de champagne et de fard.

— Embrasse-moi, dit-elle. Longuement. Et puis, allons faire l’amour.

Volodia ferma les yeux, colla ses lèvres sur les grosses lèvres tièdes qui se tendaient vers lui. L’espace de ce baiser, il lui sembla que le monde s’écroulait autour de lui, avec tous ses chers souvenirs, tous ses beaux désespoirs, toutes ses pures promesses.

— Suzanne ! Suzanne ! soupira-t-il en dénouant l’étreinte de la jeune femme.

— Elle ne t’entend plus, dit-elle. Moi seule je t’entends. Moi seule j’existe. Viens.

Farouchement, il la souleva et la porta dans sa chambre.

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