CHAPITRE III
Chaque matin, Nicolas se rendait à l’étude de l’avocat Braniloff, dont il était, depuis deux ans, l’unique secrétaire. La clientèle de Braniloff étant restreinte, Nicolas s’occupait moins d’examiner les dossiers des procès en cours, que de colliger les notes de son patron sur les progrès de l’apiculture dans les provinces méridionales de l’Empire. Souvent aussi, Braniloff le chargeait de rédiger des articles relatifs aux problèmes agraires. Ces articles, revus et signés par l’avocat, étaient expédiés aux divers journaux spécialisés. Pour prix de sa collaboration, Nicolas recevait des mensualités médiocres, mais Braniloff lui assurait deux repas par jour et le logeait même, la nuit, lorsque le jeune homme était trop fatigué pour regagner sa chambre, à l’autre bout de la ville. Ayant passé tous ses examens, Nicolas aurait pu prétendre à un emploi mieux rémunéré, ou s’installer à son propre compte, mais il ne songeait guère à déserter le cabinet paisible de son patron. En fait, le métier qu’il exerçait ne représentait pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner l’argent nécessaire à sa subsistance. Son ambition n’était pas de plaider des causes retentissantes, mais de se préparer à la lutte pour la justice et pour l’égalité.
Braniloff devinait les dispositions d’esprit de son secrétaire et le traitait volontiers de « socialiste ». Lui-même se disait libéral et récitait par cœur des passages de Saint-Just. Depuis quelque temps, son idée fixe était de réorganiser l’humanité à l’image du monde des abeilles. Il avait même dessiné le tableau d’une administration idéale, où les fonctionnaires étaient figurés par des abeilles et portaient des galons sur leurs corselets.
Nicolas aimait bien ce vieil homme bavard, bienveillant et loufoque. Il s’était habitué à son intérieur poussiéreux et douillet, à ses manies et à son entourage. Quant à la femme de Braniloff, Nadéjda Alexandrovna, plus jeune de quinze ans que son mari, elle nourrissait à l’égard de Nicolas une affection abondante et active. N’ayant pas eu d’enfant, elle reportait toute sa tendresse sur ce jeune homme maigre et tourmenté, dont elle eût souhaité être la confidente. Souvent, tandis qu’il travaillait dans la petite pièce encombrée de dossiers verts, elle entrait sur la pointe des pieds et déposait devant lui une pomme ou une poignée de caramels.
— Ce sont des parents qui nous ont envoyé ça, disait-elle, comme pour s’excuser.
Et elle s’éloignait, rose et potelée, en remuant fortement les hanches.
Parfois, c’était Braniloff lui-même qui pénétrait en boitillant dans le bureau de son secrétaire, et lui offrait un cigare :
— Pour vous remercier de votre article sur la construction des ruches dans la région de Pskov.
Puis il se penchait sur l’épaule de Nicolas et lui donnait quelques conseils pour l’article suivant.
— N’hésitez pas à délayer. Ils couperont à la rédaction. Ils coupent toujours. C’est comme ça…
Et Nicolas, docile, étirait son texte aux dimensions voulues.
Le 7 mars 1901, jour anniversaire de Braniloff, Nicolas résolut de récompenser son patron en traduisant pour lui un article sur le vol nuptial, extrait d’une revue londonienne. Tandis qu’il travaillait à sa traduction, la porte du bureau s’ouvrit d’une volée, et Braniloff parut sur le seuil, les yeux exorbités, la bouche molle et tremblante. Avant que Nicolas eût proféré un mot de bienvenue, Braniloff déclarait d’une voix rauque :
— Ah ! ils ont bien travaillé… Le commissaire… le commissaire de notre district a été assassiné cette nuit… Vlagine… Un ami à moi… Un père de famille… Un homme exemplaire…
Nicolas se dressa d’un bond :
— Vous dites ?
— Le mois dernier, reprit Braniloff, ils descendaient le ministre de l’Instruction publique… Bogoliepoff était une canaille, je sais… Mais tout de même… On ne tue pas… On ne tue pas… Et hier, Vlagine…
— Connaît-on le coupable ? demanda Nicolas.
— Un nommé Andersen, dit Braniloff. Il s’est introduit la nuit chez le commissaire. Il avait d’abord ligoté le concierge. Mais le concierge a crié. Les agents sont venus. Trop tard.
— Et ils ont arrêté Andersen ?
— Oui. On l’interroge en ce moment. C’est notre portier qui m’a raconté l’affaire. Il est parent du portier des Vlagine.
— Oh ! c’est affreux ! dit Nicolas.
Et il se rassit, les jambes vides, le cœur battant, Andersen était un ami de Zagouliaïeff, un familier des réunions clandestines. Nicolas le connaissait bien. Si Andersen parlait, toute l’organisation serait compromise. Pourquoi diable Andersen avait-il tué Vlagine ? Qui avait donné l’ordre ? Tandis que Nicolas réfléchissait aux conséquences probables de cet attentat, Braniloff pérorait en agitant ses longs bras aux manchettes amidonnées :
— Et j’apprends ça le jour de mon anniversaire !… Merci bien… Merci bien aux socialistes… Comment peut-on être socialiste, si le règne du peuple doit s’établir par le revolver et la bombe ?… Quel que soit l’homme qui te barre la route, tu n’as pas le droit de l’abattre… Sa vie ne t’appartient pas… Elle appartient à Dieu…
Il leva un doigt au plafond. Son visage blafard et flasque était agité d’un frémissement pathétique. De la salive perlait aux coins de sa bouche.
— Vous croyez en Dieu, Nicolas Constantinovitch ?
— Oui, je crois en Dieu, dit Nicolas.
— Et vous approuvez les terroristes ?
— Non, je ne les approuve pas.
— Mais vous comptez des amis parmi ces gredins ?
— Je n’ai pas d’amis, dit Nicolas, et il se sentit rougir.
— À la bonne heure ! dit Braniloff.
Il soupira et dit encore, en s’essuyant les paupières avec un mouchoir à carreaux :
— Le jour de mon anniversaire… Merci bien… Merci bien…
Puis il quitta la pièce en traînant les pieds. Bientôt, Nicolas l’entendit crier dans le salon. Sans doute recommençait-il la scène à l’usage de Nadéjda Alexandrovna. Nicolas rangea ses papiers, décrocha son chapeau, son manteau et passa dans le vestibule. Il se heurta à Nadéjda Alexandrovna. Elle avait les larmes aux yeux. Elle haletait :
— Vous savez la nouvelle ?
De son corsage émanait un parfum sucré et puissant. Nicolas se troubla :
— Oui, oui…
— Je vais voir la femme de Vlagine. La malheureuse ! Et les enfants ! Trois pigeonneaux ! Vous paraissez bouleversé, vous aussi ! Quelle âme délicate que la vôtre ! Ah ! misère !
Elle lui sourit et entra dans sa chambre. Nicolas dévala l’escalier quatre à quatre, héla un fiacre et jeta au cocher l’adresse de la typographie où travaillait Zagouliaïeff.
Zagouliaïeff n’était pas à la typographie. Nicolas se fit conduire au traktir voisin, où Zagouliaïeff avait coutume de se restaurer, mais le patron n’avait pas vu Zagouliaïeff de la journée. En désespoir de cause, Nicolas se rendit au domicile même de son camarade. Il découvrit Zagouliaïeff étendu sur son lit, les mains derrière la nuque et une cigarette au bec.
— Je t’attendais, dit Zagouliaïeff en le voyant.
— Tu es au courant ?
— Oui.
— Ils interrogent Andersen. Ils vont le faire parler.
— Andersen n’a pas parlé, dit Zagouliaïeff avec lenteur.
— D’où le sais-tu ?
— Il s’est ouvert les veines avant l’interrogatoire. Très proprement. Avec un morceau de verre.
— Ah ! bien ! dit Nicolas.
Et il se sentit affreusement soulagé. Un long moment, ils gardèrent le silence. Zagouliaïeff s’appliquait à lancer des ronds de fumée vers le plafond. Nicolas mordillait ses ongles. Il demanda enfin :
— Pourquoi a-t-il fait ça ? Qui a ordonné ?
— Personne, dit Zagouliaïeff. C’est une idée à lui. Il détestait Vlagine. Il savait sur lui des tas de choses. Enfin, il l’a tué. Une canaille de moins. Mais une petite canaille. Voilà ce que c’est, lorsqu’on tue sans méthode. Nous ne gagnerons que par la méthode. La révolution, telle que la concevaient les décembristes, était une affaire sentimentale. Donc, elle était vouée à l’échec. La révolution, telle que je la conçois, est une affaire scientifique…
Il se leva et s’étira en bâillant.
— J’aime la science, reprit-il. À propos, je te conseille de déménager. Il y aura des perquisitions après le coup d’Andersen. Ta logeuse n’est pas très sûre…
Une brusque lassitude s’était emparée de Nicolas. Il dit :
— Oh ! après tout… Je m’en moque…
— Encore du sentiment ! s’écria Zagouliaïeff. Mais tu es pourri de poésie, mon pauvre. Tu sues le romantisme par tous les pores de ta peau. Nous ne voulons pas de victimes expiatoires. Nous ne voulons pas de saints. Nous voulons des soldats.
— Il y a eu des saints qui étaient des soldats, dit Nicolas.
— Légende ! dit Zagouliaïeff. En attendant, tu n’es ni un saint ni un soldat. Où vas-tu t’installer ?
— Je ne sais pas.
— Comme coin sûr, je ne connais que l’ancien logement d’Andersen. Pas le dernier. Celui-là est brûlé d’office. Mais un autre. Chez une blanchisseuse de la Bojédomka. Dans la salle où elle sèche son linge. C’est une amie à nous. Tu es d’accord ?
Nicolas ne répondit pas. Il songeait à cet idéal révolutionnaire pour lequel des hommes tuaient et mouraient par centaines. Il n’aurait jamais pu tuer par idéal. Son idéal même l’eût empêché d’agir. Depuis longtemps, la conscience d’un salut futur le consolait en quelque sorte des injures immédiates que subissait le peuple. Grâce à son rêve intérieur, il en arrivait inexplicablement à ne plus s’indigner contre les injustices quotidiennes des autorités. En vérité, il éprouvait la même tristesse devant ceux qui tentaient de lui expliquer que sa pensée n’était pas susceptible d’application, que devant ceux qui méditaient de transformer cette pensée en manifestations actuelles. Il savait, sans oser le reconnaître publiquement, que ceux qui s’efforceraient de matérialiser son idéal ne pourraient, s’ils triomphaient dans leur tâche, que limiter, salir et défigurer l’objet du culte qui le faisait vivre.
— Réaliser un idéal, n’est-ce pas le perdre un peu ! soupira-t-il enfin.
Zagouliaïeff lui jeta un vif regard de moquerie :
— Mais l’idéal n’est fait que pour être perdu, mon cher. L’essentiel est de bien le perdre.
— Que veux-tu dire ?
— Remplace idéal par idée, et tu te sentiras plus à l’aise. Nous sommes des visionnaires, mais nous pratiquons, dans l’intérêt de notre vision, un sens des affaires, des chiffres, de la politique, digne des plus grands techniciens. Nous sommes à la fois les architectes et les entrepreneurs du nouveau monde. Nous traçons et nous bâtissons. Et c’est là ce qui fait notre force !
— C’est vrai, dit Nicolas. Avant, je dessinais des plans, sans songer à bâtir.
— Oui, et les terroristes bâtissaient, sans avoir dessiné de plans. Et c’est pourquoi tes efforts comme les leurs demeuraient stériles. C’est dur pour un réaliste d’apprendre à rêver. C’est dur pour un idéaliste d’apprendre à travailler dans la matière. Mais la discipline a du bon.
Nicolas baissa les yeux et serra durement les mâchoires. Les paroles de Zagouliaïeff lui étaient salutaires. Il lui semblait qu’en violentant sa nature indécise il prenait plus nettement conscience de lui-même.
— L’idéal est une étape qui doit être dépassée, dit encore Zagouliaïeff. C’est comme une barrière que tu aurais dressée devant toi-même pour provoquer l’élan, le bond final qui te permettra d’entrer dans le jeu. Une fois la haie franchie, on n’y pense plus.
— Et crois-tu que je l’aie franchie, cette haie ? demanda Nicolas.
— Non, dit Zagouliaïeff. Mais tu n’en es pas loin.
Nicolas déménagea dans la journée même. En fait, ce changement d’adresse n’était pas pour lui déplaire. Non qu’il craignît une perquisition, mais parce qu’il ne voulait pas que Tania pût retrouver sa trace. Pour mener l’existence qu’il avait choisie, il lui semblait indispensable d’être seul. Les liens de famille, l’amitié bourgeoise, les visites auraient inutilement entravé son effort. Ce fut la blanchisseuse elle-même qui veilla à l’installation de son nouveau locataire. Cette matrone énorme, cramoisie, moustachue, exerçait aussi le métier de sage-femme. Elle accueillit Nicolas dans une chambre tapissée de papier rose et lui désigna le fauteuil.
— Pilatova, dit-elle d’une voix péremptoire. Je m’appelle Pilatova. Et je sais tout par le camarade Zagouliaïeff. Ici, vous êtes en sécurité. Mon métier est la blanchisserie. Mon passe-temps, la médecine. Ma passion, le socialisme. Je vais vous montrer votre chambre.
La chambre à louer était située au même étage que l’appartement de Pilatova, mais à l’extrémité d’un long couloir encombré de balais et de seaux. Après avoir juré en secouant son trousseau de clefs, Pilatova poussa une porte basse et s’effaça pour laisser passer le jeune homme. Nicolas pénétra dans une grande pièce mansardée, au plancher de lattes grises et aux murs de plâtre. Deux canapés de tapisserie encadraient une table chargée de paperasses et de livres. Des bassines en bois, des cruches, des fers à repasser, des paniers et des bouteilles vides s’amoncelaient dans un coin. Des ficelles, jalonnées de pinces à linge, étaient tendues d’une cloison à l’autre. De l’eau suintait du plafond et tombait goutte à goutte dans une soucoupe disposée sur le parquet. L’air sentait le savon, le tabac, la poussière humide. Un soir sale et triste coulait par la fenêtre givrée. Il faisait froid.
— Andersen couchait ici, dit Pilatova. Il y a deux mois environ. Ses livres, ses papiers sont encore sur la table. Il faudrait brûler tout cela.
— Oui, dit Nicolas.
— Vous saurez allumer le feu ?
— Oui.
— Pour le loyer, ne vous tracassez pas.
Elle fit deux pas vers la porte, se retourna :
— Si j’ai besoin d’étendre du linge…
— Ne vous gênez pas pour entrer, dit Nicolas.
— Je frapperai trois coups espacés et je gratterai deux fois avec les ongles.
— C’est ça.
— Il y a encore votre grosse malle chez moi.
— J’irai la prendre tout à l’heure.
Elle sortit enfin, referma la porte. Nicolas déposa la valise qu’il tenait à la main. Il n’avait pas le courage de déballer ses vêtements, ses livres. Un long moment, il tourna dans la chambre, désœuvré et las. Enfin il s’approcha de la table. Des paquets de journaux, des cahiers, des bouquins reliés en toile noire, dormaient là, couverts de poussière et de taches de cire. Il ouvrit un cahier au hasard, et reconnut la petite écriture pointue et sèche d’Andersen :
« … Une erreur fondamentale des sociaux-démocrates a été de croire que la majorité paysanne n’est pas suffisamment centralisée pour prendre une part effective à la révolution. J’estime, au contraire, que les paysans, avec leurs communes agraires, représentent la force profonde, le mystère sacré de la Russie… »
Cette phrase, Nicolas aurait pu l’écrire, sur un cahier semblable et dans un même sentiment. Et cette autre : « Nous ne voulons plus d’évangélistes sociaux, mais des techniciens méticuleux et féroces. » Combien de fois Zagouliaïeff avait-il tenu des propos analogues ? Sur la table, parmi les livres amoncelés, Nicolas reconnut quelques volumes dépareillés de Hegel, un Karl Marx annoté, des coupures du journal : L’Étincelle. Ces ouvrages, ces articles, Nicolas les possédait aussi. Ils étaient là, en double, dans la valise qui reposait à ses pieds. Nicolas lui-même n’était qu’un double d’Andersen. La pensée de cette identité saugrenue le fit frémir. Il se rappela Andersen, un grand garçon maigre, aux épaules étroites, au nez rouge et plongeant. Peu loquace, mais toujours agité, mécontent, railleur. On ne l’aimait guère, parmi les camarades. Certains le tenaient pour un agent double. Maintenant, Andersen était mort, les veines tailladées, et Nicolas occupait sa chambre. Nicolas le remplaçait. Avec obstination, Nicolas songeait à cette agonie lente, dans le sang et le silence. Puis il en vint à évoquer d’autres camarades, tués au cours d’une échauffourée, ou déportés, ou disparus. Toutes ces morts, toutes ces souffrances sans gloire, s’additionnaient dans son esprit avec rapidité. Jadis encore, lorsqu’il n’était qu’un sympathisant-socialiste, la révolution lui était apparue sous les espèces d’un vaste mouvement politique et moral. Mais, à mesure qu’il pénétrait plus avant dans l’organisation, il en comprenait mieux le terrible et merveilleux ouvrage. Peu à peu, les révolutionnaires isolés s’étaient assemblés en cellules. Un parti était né, le parti social-démocrate. Puis, le parti social-révolutionnaire, qui prétendait allier les paysans et les ouvriers dans une même lutte. Zagouliaïeff était devenu le chef d’une cellule, qui dépendait elle-même du groupe patronné par Grunbaum. Au-dessus de ce groupe, régnaient des « dirigeants » mystérieux et puissants. En vérité, ces dirigeants tenaient essentiellement à ce que les membres des diverses subdivisions s’ignorassent d’une cellule à l’autre, par crainte qu’une intervention policière ne permît de remonter des conspirateurs aux grands responsables. En cas de trahison ou de maladresse, une cellule était sacrifiée, et les investigations de la police s’arrêtaient généralement à ce mince butin.
Nicolas ferma les yeux, tenta d’imaginer le parti, avec ses laboratoires de dynamite, ses imprimeries secrètes, ses bureaux de faux papiers, ses groupes d’ouvriers, ses cercles d’étudiants, ses confréries militaires et ses compagnies de combat. Des ordres venaient d’en haut. Transmis de bouche en bouche, ils atteignaient une poignée d’individus dans un coin quelconque de la Russie. Et cette poignée d’individus exécutait les instructions, distribuait des tracts, organisait un passage clandestin, tuait un policier, composait un journal. Le tout aveuglément, follement, par un sentiment de confiance inexplicable. Lui-même, Nicolas, comme on l’eût étonné, quatre ans plus tôt, si on lui avait dit qu’il participerait à la propagande révolutionnaire sous les ordres de Zagouliaïeff. Pourtant, aujourd’hui, il trouvait tout naturel de sacrifier son temps à une activité dangereuse et dont nul ne lui savait gré. Profitant de ses heures de liberté chez Braniloff, il courait d’une typographie clandestine à l’autre pour assembler les pièces des proclamations et corriger les épreuves sur le marbre. Dimanche dernier, il avait présidé un meeting restreint d’ouvriers du bois aux environs de Moscou. Après-demain, il se rendrait à Toula pour apporter aux membres d’un syndicat secret le salut d’un délégué de Pétersbourg. Jeudi prochain, il assisterait à l’exposé contradictoire de Zagouliaïeff sur le terrorisme et le marxisme russe. Peut-être un jour, l’embusquerait-on au sommet de quelque barricade et lui commanderait-on de tuer ? Et il tuerait. Non par haine froide, comme le voulait Zagouliaïeff. Mais par obéissance. Parce que, maintenant, il ne pouvait plus reculer. C’était comme à la Khodynka, lorsque les autres le poussaient dans le dos et qu’il écrasait, malgré lui, les visages, les mains qui lui barraient la route. Dès que la moindre hésitation s’emparait de lui, Nicolas songeait à la Khodynka. Il ne se fût probablement pas inscrit au parti, s’il n’y avait pas eu la Khodynka. À la Khodynka, il avait été tiré de son rêve philosophique pour être jeté dans une mêlée de chair et de sang. Ce troupeau d’hommes pauvres, stupides et faibles était l’image exacte du peuple russe. Ces baraques vétustes et ces gendarmes étaient le symbole du pouvoir impérial. Aucune entente n’était possible entre ces misérables qu’on amusait avec quelques gobelets et quelques montgolfières, et les puissants du jour, assis dans leurs tribunes, comme des mannequins d’apparat. On ne pouvait toucher avec le même langage ces deux mondes que séparaient des siècles d’incompréhension.
Comme chaque fois qu’il évoquait l’image de la catastrophe, Nicolas se sentit baigné d’une sueur fiévreuse. Il passa une main sur son front. « La Khodynka, c’est le passé. Et Karpovitch, qui a tué Bogoliepoff. Et Andersen, qui a tué Vlagine. Tout cela, c’est le passé. L’avenir, l’avenir, c’est… l’avenir c’est peut-être moi ! »
Machinalement, il feuilletait les cahiers d’Andersen. Puis il les ramassa, les jeta dans le poêle de fonte, frotta une allumette et l’approcha du foyer. La flamme lui jaillit au visage. Ses cils, ses sourcils étaient brûlés. Il mouilla son doigt de salive et s’en frotta les paupières. La porte s’ouvrit.
— C’est moi, Pilatova. J’ai oublié de frapper. Mais ça ne fait rien.
Elle apportait un plein panier de linge.
— Vous brûlez les paperasses d’Andersen ? dit-elle. Ça vaut mieux.
— Avait-il des parents ? demanda Nicolas.
— Je ne sais pas.
Elle étendait son linge sur les cordes. L’air s’emplit d’une odeur âcre de drap humide, de savon bon marché.
— Et les livres, dit-elle encore, vous les gardez ?
— Non… Je… j’ai les mêmes dans ma valise.
— Alors, je les prends ?
— Si vous voulez.
Elle fredonnait :
Moi je pleure et je pleurerai,
Mais jamais je n’oublierai…
Un peu plus tard, des pas se firent entendre dans le corridor. Zagouliaïeff entra.
— Tu n’es pas encore installé ? Tu rêves ? Comme toujours ! J’ai des nouvelles d’Andersen. Il avait bel et bien été chargé du coup. Il faisait partie de l’organisation de combat. Et nous n’en savions rien.
— Ah ? dit Nicolas. Qu’est-ce que cela change ?
— Mais tout, s’écria Zagouliaïeff, cela change tout ! Tu vas me composer un article dithyrambique sur notre camarade. Je te donnerai les éléments. Réunion du groupe demain. Même adresse. Et maintenant, allons souper. Je t’invite.
Nicolas haussa les épaules.
— C’est entendu. Je composerai l’article, dit-il. Combien de lignes ?
— Cent cinquante.
— Avec cadre noir ?
— Oui, il le mérite bien.
Ils sortirent. Une petite neige mouillée tournoyait dans l’air gris du crépuscule. Des lumières brillaient aux fenêtres des maisons basses. Les toits étaient blancs et gonflés comme des édredons. Des cheminées fumaient. La rue semblait une coulée de crème pâle où stagnaient des tas de crottin. Un traîneau passa, au trot d’une rosse efflanquée et noiraude. Le cocher, ivre mort, se dandinait sur son siège. Une vieille, emmitouflée de châles verdâtres, se hâtait vers l’église. Des cloches sonnèrent. De nouveau, Nicolas éprouva cette sensation trouble de dépaysement au cœur de l’univers. La vie, c’était cette rue neigeuse, ces passants, ces lumières, ces cloches. Quel rapport y avait-il entre les idées, les paroles, les gestes de Nicolas, et la vie qu’il retrouvait à la porte de la maison ? Comment intégrer ses idées dans cette vie ? Comment transformer cette vie selon ses idées ? Est-ce qu’on peut changer la vie ? Elle est si lourde, si ancienne, si installée déjà ! Et il y a si longtemps que des générations d’Andersen, d’Arapoff, de Zagouliaïeff et de Grunbaum s’essoufflent à la bousculer au nom du progrès social. Nicolas Arapoff existe depuis près d’un siècle sans le savoir. Il est la dernière incarnation d’un type éternel. Il a été successivement hégélien, saint-simonien, émule de George Sand, nihiliste, darwiniste, populiste, et le voici socialiste-révolutionnaire. Et, lorsqu’il sera mort, sans avoir rien gagné, un autre Nicolas Arapoff surgira pour le remplacer ; et ce nouveau venu ne sera plus socialiste-révolutionnaire ; il portera une étiquette différente, il relèvera d’une philosophie inédite, et il jurera, lui aussi, de changer la face du monde. Et, lui aussi, il disparaîtra en vain. Jusqu’à la nuit des temps, il y aura des Nicolas Arapoff, exaltés et généreux, qui voueront leur jeunesse à la cause de la liberté. Ils parleront, ils lutteront, ils montreront le poing, mais l’univers ne bronchera pas d’une ligne. Autour d’eux, il y aura toujours de la neige mouillée, un cocher ivre et une vieille aux châles verdâtres qui se hâte à petits pas vers l’église. L’éternité, c’est ça, c’est cette neige, ce cocher ivre, cette vieille femme. L’éternité, c’est aussi bête et aussi laid que ça. Quelle tristesse !
Nicolas secoua la tête pour chasser l’angoisse qui le tourmentait.
— Par moments, dit-il, j’envie ceux qui, comme Andersen, comme Karpovitch, tuent un homme et risquent l’échafaud ou la déportation !
— Pourquoi ? demanda Zagouliaïeff.
— Parce qu’ils mettent ainsi un point final à leur rêverie, parce qu’ils se réalisent dans un geste, parce qu’après avoir tué, ils ne peuvent plus se reprendre.
— Si tu savais haïr, tu serais plus tranquille, dit Zagouliaïeff.
— Haïr ?
— Mais oui. Toi, si on te commandait d’assassiner un chef de district, tu te demanderais d’abord si cet acte est bien nécessaire et si, vis-à-vis de ta conscience, tu dois abattre cet homme-là plutôt que cet autre. Tu finirais par le tuer avec le sentiment d’accomplir une corvée utile. Et ta vie en serait gâchée. Pour moi, je déteste à un tel point tout ce qui nous entoure que je bousculerais n’importe quel gros bonnet avec volupté. Je hais les puissants, les riches, indistinctement, comme le chat hait le chien, comme le loup hait l’agneau. Il y a entre nos deux races une incompatibilité totale. Nous ne pouvons pas coexister, nous ne pouvons que nous détruire. Nous sommes faits pour nous détruire.
— Mais pourquoi cette haine ? Il y a de bons riches, de braves fonctionnaires.
— Non. Ou plutôt si, peut-être, mais je ne veux pas le savoir, parce que la conscience de leurs qualités affaiblirait ma décision. Et je tiens à être le plus fort.
Ses yeux brillaient comme des billes de jais. Il souleva ses deux mains à hauteur de sa poitrine :
— Oh ! j’arriverai à mes fins. Je les verrai jetés hors de leurs maisons chaudes, pleurnichant et geignant sous mes bottes…
Il s’arrêta, plié en deux par une quinte de toux. Lorsqu’il se redressa, ses pommettes étaient rouges et ses lèvres luisaient.
— Tu deviendras comme moi, dit-il à Nicolas. Je le sais. Aujourd’hui, tu désires la victoire du peuple par raisonnement ; demain, tu l’exigeras par instinct.
— Peut-être, dit Nicolas.
Ils poursuivirent leur chemin en silence. Tout à coup, Zagouliaïeff s’arrêta, planta un regard froid dans les yeux de son camarade et dit :
— Ma mère est morte, il y a six jours, à Kiev. Je l’ai su ce matin. Elle était brodeuse. Elle m’envoyait de l’argent.
— Oh ! dit Nicolas. Je m’excuse de t’avoir dérangé un jour pareil.
Zagouliaïeff se mit à rire.
— Un jour comme les autres jours, dit-il. Cette mort ne change rien. Pour personne.
Des larmes de rage brillaient à ses paupières. Il renifla, cracha dans la neige.
— Elle s’est crevée à la tâche, dit-il. Pour les autres. Pour moi. Quelle idiote ! Comme si j’avais besoin qu’on s’occupe de moi.
En cet instant, Nicolas eut l’impression que Zagouliaïeff lui devenait soudain proche et compréhensible. Mais, déjà, le visage de Zagouliaïeff se reformait selon une expression hostile.
— Parlons de choses sérieuses, dit-il. As-tu assez d’argent pour régler ta logeuse ?
— Oui, dit Nicolas. Braniloff m’a payé avant-hier.
— Sinon, je t’en aurais prêté, dit Zagouliaïeff. Ma mère avait des économies. Je vais toucher une petite somme, d’ici peu.
Il réfléchit un moment.
— Tu vois, reprit-il, sans le savoir, elle aussi travaillait pour notre cause.