CHAPITRE XIV
Le matin du dimanche 9 janvier 1905, Nicolas Arapoff se rendit au local de l’Association des Ouvriers, dirigée par le pope Gapone. Instruit de la pétition que le pope Gapone comptait remettre au souverain pour réclamer l’amnistie politique, les libertés civiles et l’institution du suffrage universel, il espérait fort que cette manifestation pacifique prouverait l’inanité des méthodes terroristes préconisées par Zagouliaïeff. Son seul regret était que Zagouliaïeff, appelé à Smolensk pour les affaires du groupe de combat, ne pût assister au triomphe de l’action populaire. Mais peut-être, à son retour, la Russie entière aurait-elle changé de visage. Nicolas le souhaitait avec une ardeur qui ne lui semblait pas devoir être déçue. En approchant du local de l’association, il fut heureux de constater l’immense concours d’ouvriers qui affluaient de toutes parts vers le lieu de rassemblement. À l’intérieur de la cour, la foule dense écoutait quelques orateurs montés sur des tonneaux. L’un d’eux lisait le texte de la pétition :
« Souverain, nous les ouvriers, nos enfants, nos femmes, nos vieillards débiles, nos parents, nous sommes venus vers toi, souverain, pour demander justice et protection. La limite de la patience est atteinte, pour nous, voici le terrible instant où la mort vaut mieux que le prolongement d’insupportables tourments… »
Des ouvriers endimanchés, des femmes, des enfants, écoutaient ces paroles dignes et désespérées. Les visages étaient graves, patients. Nicolas chercha des yeux l’instigateur de cette marche sainte. Mais le pope Gapone était invisible.
— Il est à l’intérieur, dit un voisin de Nicolas. Il attend qu’on apporte les icônes.
— Pourquoi les icônes ? demanda Nicolas.
— Pour que ça fasse plus sérieux, dit l’homme. Il paraît qu’il y a de la troupe, un peu partout. On n’osera pas nous arrêter si nous portons des icônes. On n’a jamais arrêté quelqu’un qui portait une icône.
— Non, dit Nicolas.
— Eh bien, voilà, reprit l’autre, Gapone a envoyé chercher des icônes à une chapelle, près d’ici. On les lui a refusées. Alors, il a chargé cent ouvriers de les prendre de force…
— De force ? s’écria une femme en fichu. Comment peut-on prendre une icône de force ?
— Tais-toi, vieille chouette ! grogna l’homme.
Mais la femme en fichu secouait la tête, en répétant comme une litanie :
— On peut prendre une femme de force, de l’argent de force, mais Dieu on ne peut pas le prendre de force !
Un hurlement de joie couvrit ses paroles. Des bannières et des croix se balançaient à l’entrée de la cour.
— Les voilà ! glapissaient des voix discordantes. Ils les ont eues ! On va pouvoir marcher !
Le cortège s’organisa dans la rue. Gapone avait ordonné de décrocher le grand portrait du tsar, qui ornait la salle des réunions. Deux hommes, soutenant l’effigie impériale dans son cadre de bois doré, se postèrent en tête de la procession. Derrière eux, s’alignèrent les porteurs de bannières, d’icônes et de lanternes d’église. Enfin, Gapone sortit de la maison, accompagné d’un autre pope qui tenait une croix. Les deux prêtres, devisant et riant, marchaient vite, sur le trottoir, pour prendre leur place derrière les emblèmes. Les ouvriers les saluaient au passage. Nicolas demanda à son voisin :
— Lequel est Gapone ?
— Le plus jeune. L’autre, c’est le pope Vassilieff.
Justement, Gapone arrivait à la hauteur de Nicolas et le bousculait pour se frayer un chemin. Il était coiffé du chapeau ecclésiastique et vêtu de la soutane noire. Ses petits yeux aigus brillaient d’une lumière fanatique. Nicolas considérait avec un respect mêlé de crainte cet homme mince et jeune, à la barbe sombre, aux mains de cire blanche. Saurait-il, ce prêtre éloquent, exercer jusqu’au bout son admirable sacerdoce ? Serait-il à la taille de la responsabilité qu’il avait assumée ? Déjà, l’immense foule de ses adorateurs se pressait dans son dos, l’épaulait d’une sourde poussée humaine. Nicolas, jouant des coudes, essaya de gagner quelques rangs. Lorsqu’il se retourna, il frémit de peur. Derrière lui, s’allongeait un fleuve de têtes, dont la source était lointaine. Cette nappe de visages, de fichus, d’épaules et de bras ondulait sur la place avec un bruit modeste et puissant. Il y avait là huit ou dix mille personnes pour le moins, obéissantes, recueillies, terribles. D’autres cortèges, aussi nombreux que celui de Gapone, se formaient à la porte des différents locaux de l’Association ouvrière et se mettaient en marche pour déboucher, à l’heure convenue, sur l’esplanade du Palais d’Hiver. De nouveau, Nicolas songea fiévreusement à la signification solennelle de cette journée. Si le peuple savait défiler en paix dans les rues de la ville, si les délégués ouvriers obtenaient une audience du tsar, si le tsar entendait leurs plaintes et leur promettait sa protection auguste, alors toute révolution deviendrait inutile. Cette manifestation prouverait à tous qu’il n’était pas indispensable de verser le sang pour sauver le prolétariat. Elle condamnerait la politique de complots et de meurtres prônée par Zagouliaïeff. Elle marquerait le triomphe des idées socialistes de Nicolas sur les idées terroristes de son camarade. Des gens murmuraient autour de Nicolas :
— Regardez Gapone ! Il nous bénit !
Gapone s’était tourné vers la foule et la bénissait avec la croix de l’officiant. Nicolas baissa le front, envahi par un présage radieux. Il avait envie de sourire au monde. Le peuple, autour de lui, bourdonnait doucement, et, tout à coup, comme si des écluses de rêve se fussent ouvertes devant elle, la masse énorme se mit en mouvement. Un majestueux et large remous souleva les têtes. En première ligne, les bannières raides, carrées, dorées, les icônes brunes, les croix d’argent oscillaient au rythme de la marche. Le soleil froid brillait sur ce bouclier de reliques précieuses. Les fidèles suivaient, pressés et noirs, derrière la riche sauvegarde divine. Le froid était sec, transparent. Les pieds grinçaient dans la neige. On eût dit le chuchotement monotone d’une prière venue du sol. Nicolas se sentait physiquement uni à cette foule, incorporé à sa chair, à sa pensée. Une tendresse fraternelle montait en lui pour les visages rudes qui l’entouraient de toutes parts. À son côté, cheminait un vieillard à la peau spongieuse, au menton orné d’un petit bouc couleur de ficelle. Ses épaules étaient couvertes d’un paletot fripé. Un peu plus loin, il y avait un gros homme rouge, au caftan rapiécé, qui portait à la main un panier drapé d’une serviette. Puis un étudiant très pâle, aux yeux tragiques, puis un ouvrier coiffé d’une casquette à visière vernie, puis une jeune fille assez jolie, en douillette verte, avec un fichu tricoté sur la tête. Des enfants couraient en sautillant sur les flancs du cortège. Des femmes criaient :
— Veux-tu te tenir tranquille, Pétia ! Reviens ici, Pétia, ou tu ne verras pas le tsar !
— Les chapeaux ! Retirez les chapeaux ! hurla le petit vieux au bouc blondasse. Il faut se découvrir lorsqu’on accompagne des icônes !
Quelques hommes se décoiffèrent. Devant Nicolas, se balançait un grand crâne chauve, bosselé et luisant. Le petit vieux poussa Nicolas du coude.
— Ils se sont découverts, dit-il. C’est bien.
— Oui, dit Nicolas.
— Bien sûr, il fait froid, reprit le petit vieux, mais est-ce que ça compte d’attraper un rhume quand on va rendre visite au tsar ? Un rhume ce n’est rien, mais lui, lui…
— Lui, c’est notre père, murmura la jeune fille, précipitamment.
— Regarde ce que j’apporte au tsar, dit le gros homme rouge. Du saucisson et des œufs ! Et je suis allé aux bains, hier, pour être propre et sentir bon !
Il y eut des rires.
— Quand tu arriveras au Palais d’Hiver, il y a longtemps que tu ne seras plus propre et que tu ne sentiras plus bon, dit l’étudiant.
Tout à coup, sur la gauche de Nicolas, un ouvrier brandit un drapeau rouge et l’agita frénétiquement.
— Pas de drapeaux rouges ! crièrent des voix. On n’a pas besoin de drapeaux rouges, quand on a les icônes !
Le drapeau rouge disparut dans un tourbillon. Alors, le petit vieux entonna l’hymne impérial, avec des inflexions grêles, chevrotantes, et des milliers de manifestants reprirent en chœur le refrain. Ce chant rauque donnait à la foule la sensation directe de son importance et de sa discipline. Ceux des premiers rangs savaient que ceux des derniers rangs pensaient comme eux. Et c’était bon d’être si nombreux à penser la même chose. Après l’hymne impérial, les ouvriers chantèrent des cantiques. De temps en temps, Gapone se tournait vers ses fidèles. Nicolas apercevait son visage de Christ, à la barbe pointue, aux cheveux lisses tombant sur les épaules.
— Vive Gapone ! Vive notre sauveur !
Des figures étonnées se montraient aux fenêtres des maisons : des femmes mal réveillées, des enfants aux petits nez blancs, écrasés contre les vitres. Les traîneaux s’arrêtaient et les cochers saluaient le cortège. Quelques chiens couraient en aboyant le long de la colonne. À mi-chemin entre le local de l’association et le canal de la Tarakanovka, qui marquait l’enceinte administrative de la ville, deux agents de police se joignirent à la procession.
— La police est avec nous ! criait le petit vieux au bouc jaune. Nous n’avons rien à craindre ! Hourra, pour la police !
— Hourra, pour la police ! hurla Nicolas, heureux de se sentir aussi vigoureux et dispos.
À ce moment, il entendit des murmures de protestation derrière lui, et une main lourde se posa sur son épaule. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Kisiakoff.
— Que faites-vous là ? dit Nicolas avec humeur.
— J’étais sur le parcours. Je vous ai vu. Et j’ai joué des coudes pour vous rejoindre.
Nicolas était mécontent de cette rencontre. En tant que membre de la famille Arapoff, il était brouillé avec cet individu qui avait encouragé la trahison de Lioubov, et vivait, depuis, avec une autre femme. Mais, surtout, il en voulait à Kisiakoff de lui rappeler de sales petites histoires provinciales en un moment aussi grave que le sort du pays. Il lui semblait que la présence de Kisiakoff dans le cortège était une profanation intolérable. Pourquoi était-il venu ? Quelle louche curiosité espérait-il contenter en suivant les fidèles de Gapone ?
Kisiakoff soufflait comme un phoque et s’essuyait le visage et la barbe avec son mouchoir.
— Je suis depuis trois jours à Saint-Pétersbourg, dit-il. J’ai rencontré Lioubov qui veut demander le divorce.
— Ah ! oui, dit Nicolas d’un air lointain.
— Oui, nous sommes tombés d’accord sur tous les points. Nous devenons les meilleurs amis du monde. Vous voyez donc que je peux vous aborder sans risquer de froisser en vous des sentiments, fort estimables, de dignité familiale.
Nicolas ne répondit rien. Que lui parlait-on du divorce de sa sœur, alors que le peuple était en marche vers son souverain ? Kisiakoff se mit à rire.
— Petite fierté de cristal, dit-il. J’aime ça, chez les jeunes gens. Nous autres, nous savons faire la part des choses. Quelle idée de défiler par un froid pareil, hein ?
Et il remonta son col.
— Il fallait rester chez vous, dit Nicolas.
— Je désirais assister à l’événement.
— En curieux ?
— Mon Dieu oui, dit Kisiakoff. J’adore les mouvements de foule, les enthousiasmes populaires, les grandes vagues de fond qui menacent de tout briser et s’effondrent en poussière d’eau.
— Que voulez-vous dire ?
— Quel bel ensemble ! poursuivit Kisiakoff en se retournant pour embrasser du regard toute l’étendue du cortège. Que de gens se sont dérangés ! Et dans quel noble espoir !
Le ton ironique de Kisiakoff irritait Nicolas. Il ne savait que faire pour se débarrasser de cet homme lourd et barbu, aux lèvres rouges. Il lui parut que ses voisins le considéraient avec reproche. Le petit vieux à la barbiche flasque entonna de nouveau : « Dieu protège le tsar. » La foule chanta. Kisiakoff chantait plus fort et plus faux que tous les autres. Il s’arrêta enfin.
— Ça fait du bien de gueuler un peu, dit-il. Bientôt, nous arriverons à la porte de Narva : c’est là que ce sera drôle !
— Pourquoi ? demanda Nicolas.
— Parce que la troupe garde le pont.
— Je le sais, dit Nicolas. Mais elle nous laissera passer, si nous défilons en bon ordre.
— Votre candeur me comble de joie ! dit Kisiakoff.
— Vous êtes mal renseigné, sans doute. La procession n’a pas été interdite. Des agents de police nous ouvrent le chemin.
— La police est une chose, l’armée en est une autre, dit Kisiakoff.
Nicolas haussa les épaules.
— Allons, allons, murmura-t-il. Si le tsar s’était opposé à la manifestation, il l’aurait publiquement désavouée. Il aurait fait boucher les locaux de l’Association, déchirer les affiches de rassemblement, arrêter Gapone… Non, non, le tsar a tout compris, tout permis. Il nous attend au Palais d’Hiver.
Kisiakoff saisit le bras de Nicolas et pencha vers lui sa face marbrée de plaques roses et blanches.
— Vous croyez, vous, que le tsar est au Palais d’Hiver ? chuchota-t-il.
— Mais oui.
— Heureux homme ! Je n’aime pas détruire les illusions de la jeunesse, mais laissez-moi vous confier, tout à fait entre nous, que Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies a pris la poudre d’escampette.
— Qui vous l’a dit ?
— Un officier de mes amis. Le tsar s’est réfugié à Tsarskoïé-Sélo, si mes renseignements sont exacts.
— C’est un mensonge ! s’écria Nicolas.
— Je le souhaite pour vous.
— Pourquoi aurait-il fui ? Les ouvriers viennent à lui avec des icônes. Gapone leur a interdit d’emporter des armes. Ils ne veulent pas de mal à l’empereur.
— Quand une foule est trop nombreuse, les souverains s’imaginent toujours qu’elle leur veut du mal, soupira Kisiakoff.
Et son regard moqueur ne quittait pas le visage de Nicolas. Nicolas se sentit faiblir d’inquiétude. Il détestait, il méprisait Kisiakoff. Et, cependant, les paroles de cet homme réveillaient dans son cœur une prévention redoutable. Nicolas se raidit contre le doute.
— Si tout ce que vous racontez était vrai, Gapone en aurait été averti en temps voulu, dit-il.
— Mais Gapone en a été averti en temps voulu, mon cher, répondit Kisiakoff, avec une grande douceur dans la voix.
— Alors, pourquoi nous mènerait-il quand même au Palais d’Hiver ?
— Mais pour vous faire massacrer, mon bon, reprit Kisiakoff sur le même ton suave.
— Je vous défends de parler ainsi de cet homme qui…
— Qui n’est qu’un homme, après tout. Et pas très propre, par-dessus le marché. On le dit acheté par la police. Il sert d’agent provocateur auprès de ces messieurs. Vous savez ce que c’est qu’un agent provocateur ?
— Taisez-vous, gronda Nicolas. Je vous connais. Si nous risquions vraiment d’être mitraillés par la troupe, vous ne seriez pas avec nous.
— C’est ce qui vous trompe ! C’est ce qui vous trompe ! dit Kisiakoff. La bêtise a un charme fascinant…
Nicolas dégagea son bras d’une secousse.
— Laissez-moi, dit-il, vous me dégoûtez.
Et, pour se purifier le cœur, pour reprendre confiance, il regarda de nouveau la foule. Mais il ne voyait plus ces hommes avec les mêmes yeux. Depuis les révélations de Kisiakoff, il leur trouvait à tous des figures terribles et douces de victimes. Était-il possible que Gapone eût trompé tant de monde et conduisît à la mort ce troupeau d’ouvriers innocents ? Non. Une entreprise aussi diabolique dépassait les ressources de la méchanceté humaine. D’ailleurs, si Gapone avait été un traître, les milieux révolutionnaires en auraient été avertis. Or, personne, dans le groupe de Nicolas, ne mettait en doute la bonne foi de Gapone. Zagouliaïeff lui-même n’avait rien pu lui reprocher. Il s’agissait là d’une invention odieuse de Kisiakoff. Le tsar était chez lui. Gapone était un apôtre. Les troupes ouvriraient leurs rangs à l’avance majestueuse du cortège.
— On approche de la porte de Narva, dit le petit homme au bouc blondasse. C’est là qu’il y a de la troupe. Mais nos braves petits soldats nous laisseront passer…
Une pitié inexplicable serra la poitrine de Nicolas. Il éprouvait le besoin, tout à coup, de modérer l’enthousiasme de ses compagnons.
Kisiakoff se haussa sur la pointe des pieds.
— On les voit ! On les voit déjà ! dit-il.
D’autres voix lui répondirent :
— La porte de Narva est gardée !
— De l’infanterie ! Des cosaques !
— C’est normal ! C’est pour l’ordre !
— Est-ce qu’on ne va pas essayer de passer ailleurs ?
— Pourquoi ? La manifestation n’est pas interdite ! Les soldats sont nos frères !
Kisiakoff poussa Nicolas du coude.
— L’instant fatidique, dit-il. Si vous craignez pour votre peau, filez au plus vite.
— Et vous ? demanda Nicolas.
Kisiakoff se mit à rire :
— Moi, on ne peut pas me tuer !
— Pourquoi ?
— Ce serait trop long à vous expliquer. Admettons que je sois immortel.
Il cligna de l’œil :
— C’est bien commode, parfois.
— Vive l’armée ! glapit le petit vieux.
— Vive l’armée ! reprit Kisiakoff.
Nicolas tendit le cou. Par-dessus les têtes, il aperçut le pont, matelassé d’une belle neige fraîche. À l’autre extrémité du pont, se dressait l’arc triomphal de Narva, avec ses statues à capuchons de glace, et, tout en haut, sur la plateforme, le char de la Victoire, aux six chevaux cabrés. Des troupes étaient massées devant le monument. Les cosaques ressanglaient leurs bêtes. Les fantassins sautillaient sur place, échangeaient des coups de poing pour se réchauffer.
— Vous voyez bien qu’ils ne pensent pas à nous arrêter, dit le petit vieux.
Le cortège avançait toujours. Lentement grossi, affermi, renouvelé, il était devenu sublime. La force et la santé de cette multitude en marche, chacun les ressentait en soi. C’était comme si, vraiment, des milliers de vies distinctes s’étaient ajustées en une seule vie puissante et volontaire.
Gapone tourna vers ses fidèles un visage transparent d’angoisse et de fierté. La rumeur du peuple s’assourdit, rentra sous terre, car on approchait de la limite idéale entre deux pouvoirs : les caftans et les uniformes ; les mains nues et les baïonnettes ; le cœur et la consigne. Un pont entre eux, tout droit, blanc et vide. Un pont promis au meilleur ou au pire. Une voix d’enfant piailla, quelque part, en marge de l’histoire :
— Maman, j’ai un doigt gelé !
Les soldats gris papillonnaient derrière la vitre d’un autre monde. Mais, tout à coup, un ordre retentit, au loin. Et les fantassins coururent aux faisceaux et se formèrent en ligne. Ils barraient le pont. On eût dit qu’un loquet de fer se refermait en claquant dans le cœur de la foule.
— Qu’est-ce qui les prend ? balbutia le petit vieux.
— C’est rien, c’est pour nous intimider, dit le gros homme rouge, et il rentra la tête dans les épaules.
— Ouf ! grommela Kisiakoff. Ça commence.
D’une seule masse, comme un bas relief qui se démoule et tombe, l’escadron sombre se détacha de l’arc de triomphe et s’élança au galop sur le pont. Des cris éperdus déchiraient le cortège :
— Ils chargent !
— Sauve qui peut !
— Eh ! Vanka ! Par ici ! Par ici, il y a de la place !
Dans un bric-à-brac offensé, les bannières, les croix, les icônes dégringolèrent et se plaquèrent contre les parapets. Les rangs des ouvriers se disloquaient sur toute leur profondeur humaine, ouvrant un couloir pour le trajet forcené des chevaux. Les cosaques arrivaient en trombe. La terre tournait sous les sabots des bêtes. Les têtes des cavaliers étaient gonflées de vitesse. On ne voyait plus leurs yeux trop rapides. Leur bouche hurlait quelque chose d’atroce qui vous dépassait comme une aile. Dans un orage de hennissements, de cris, de tintements d’acier, ils s’enfoncèrent dans la multitude. Ils frappaient à droite, à gauche, avec l’éclair blanc de leurs sabres, avec les serpents noirs de leurs fouets sifflants. Nicolas et Kisiakoff furent projetés contre le mur froid d’une maison. La croupe d’un cheval, rousse, douce, musclée, sauta deux ou trois fois devant leur visage. Une odeur de crottin et de sueur animale leur brûla la bouche. Et ce fut tout.
— Les brutes ! dit Nicolas en essuyant sa figure.
La charge traversa toute la procession. Puis, les cosaques firent volter leurs montures, rentrèrent dans la foule par les derniers rangs, et rejoignirent au galop la porte de Narva. Les fantassins s’écartèrent devant eux et se refermèrent en ligne après leur passage.
Les manifestants, bousculés, fouettés, dispersés, émergeaient de ce tourbillon avec des visages ahuris, des voix discordantes. Ils hésitaient sur leurs jambes. Ils flottaient par petits groupes clairsemés et humbles. Mais les bannières, les croix, rallumèrent leurs ors glorieux en tête du cortège. Les chefs étaient là. Les emblèmes aussi. La cause demeurait la même. On pouvait, on devait marcher. L’indignation, rouge et chaude enflammait les cœurs. Qu’avaient-ils fait de mal pour qu’on les attaquât ? Que leur reprochait-on ? Et pourquoi ces armes contre des mains vides, contre des faces nues ? Etait-ce une erreur, un guet-apens, un coup de folie ?
— Il m’a tapé avec le plat de son sabre, comme si j’étais un goret. Je suis un homme, comme lui. Je vaux autant que lui, plus que lui peut-être !
— Et moi, regarde comme ils ont tailladé mon touloupe ! Il était tout neuf. Je l’avais mis exprès…
— Antéchrists ! Buveurs de sang !
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faut avancer quand même !
— Que dit Gapone ?
— Où est Gapone ?
Gapone palpitait à la tête de ses fidèles, comme un étendard funèbre. Il avait grandi. Il ouvrit ses bras aux larges manches noires. Son visage était tordu par la rage.
— Nous sommes les plus forts ! s’écria-t-il d’une voix éperdue. Mort ou liberté !
— Mort ou liberté ! répondirent les manifestants.
— Ils sont fous ! gémit Nicolas. Ils ne savent pas ce qu’ils font !
Tout à coup, il se rappela la Khodynka, cette populace aveugle, ces milliers de corps écrasés. Aujourd’hui aussi, parce que l’empereur n’avait rien su prévoir, parce que l’administration avait été débordée, des masses d’hommes allaient mourir stupidement.
— Envoyez des parlementaires ! glapit Nicolas.
Les agents de police, qui avaient accompagné le cortège, s’agitaient autour de Gapone, gesticulaient, vociféraient dans le vide. La foule s’était remise en marche. La tête de la colonne n’était plus qu’à quarante ou cinquante pas des soldats. Seul le pont du canal Tarakanovka séparait les manifestants de la troupe. Un vieillard se détacha des premiers rangs et courut comme un fou vers l’arc de triomphe. Il s’arrêta devant les soldats, retira son bonnet, s’inclina et se mit à parler vite et fort. Nicolas devinait, plus qu’il ne les entendait, des bribes de son discours.
— Mes petits amis… L’empereur nous attend… Qu’est-ce que ça vous coûte ?… La pétition… Notre pétition… Avec la pétition…
Un lycéen et un ouvrier, qui se tenaient enlacés par le cou, allèrent le rejoindre.
En attendant leur retour, les deux manifestants qui soutenaient le portrait de l’empereur le haussèrent à pleins bras et le calèrent sur leurs épaules. Le pope Vassilieff brandit sa grande croix de bois. Les bannières, les lanternes d’église se rapprochèrent, attentives. Tout pouvait s’arranger encore. Le soleil était froid et doux comme les autres jours, la neige blanche. Il y avait de petits rideaux aux fenêtres des maisons voisines.
Les parlementaires revinrent en secouant la tête :
— Ils ne veulent pas.
— Quoi ? Quoi, ils ne veulent pas ?
— De quel droit, ils ne veulent pas ?
— Nous sommes des milliers, et ils sont quelques centaines.
— Où est la loi ?
— Ils ne veulent pas !
— Ils ne veulent pas !
Là-bas, devant ceux qui « ne voulaient pas », un officier, mince et gris, avec un bachlik jaune sur l’épaule, dressait sa taille, levait son bras allongé d’un sabre.
— Dispersez-vous ! cria cet officier, cet homme seul, à tous les hommes qui bondaient la rue.
La foule grondait sur place :
— Il nous commande à présent !
— Ils ont fui devant les Japonais, et ils font les braves devant nous. C’est normal.
— Ce sont les messieurs qui compliquent tout.
— N’ayez pas peur, les gars. Leurs fusils sont chargés à blanc.
Est-ce qu’on pouvait avoir peur, lorsqu’on était nombreux et que la cause était juste ? De nouveau, Gapone agita ses larges manches noires vers le ciel. Il parlait dans le vent qui emportait sa voix. Nicolas tremblait d’angoisse et d’impuissance. Comme jadis, dans les champs sombres de la Khodynka, il était au bord du précipice avec la foule. Il allait crouler dans une communion intense avec la foule. Oh ! c’était injuste, stupide, cruel, de traiter la foule à la façon d’un bétail anonyme. Ceux qui avaient donné l’ordre d’arrêter et de charger le cortège, et ceux qui acceptaient d’exécuter cet ordre, n’étaient plus des hommes, mais des monstres sans intelligence et sans pitié. Il n’était plus question de discuter avec ces brutes. On devait les combattre et tenter de les réduire par tous les moyens.
Comme pour répondre à la pensée intime de Nicolas, les drapeaux rouges réapparurent au-dessus des manifestants. Ces loques de sang se balançaient avec fierté. Quelques voix entonnaient La Marseillaise.
— Circulez ! Pour la dernière fois, je vous ordonne de circuler ! cria l’officier.
— Assez ! Assez ! Fuyards de Mandchourie ! braillait la foule.
Nicolas songea brusquement à son frère Akim. Qu’aurait-il fait, Akim, l’orgueilleux Akim, s’il s’était trouvé à la place de cet officier ? Aurait-il, lui aussi, exécuté les ordres de ses chefs ?
Subitement, un appel de clairon se mêla au grondement du peuple. C’était un chant lointain, nerveux, désagréable. Un signal. Le signal de quoi ? Quelle page tournait-on dans le ciel ? Quel titre de feu descendait sur la tête des hommes ? Une seconde. Deux secondes. Le clairon se tut.
— Les sommations, dit Kisiakoff.
Son visage était bouleversé par une sorte de joie anxieuse. Nicolas regardait avec hébétude le long espace blanc qui séparait les manifestants de la troupe. Les chevaux des cosaques avaient laissé sur le pont quelques tas de crottin roux et fumant que se disputaient des moineaux voraces. Contre le parapet de gauche, il y avait un monceau de neige sale, avec une pelle enfoncée dedans. Le clairon sonna encore. Et, de nouveau, il se tut.
Nicolas avala une bouffée d’air pur, comme avant de plonger dans l’eau. Son cœur battait sec dans sa poitrine. Ses lèvres vibraient. Encore le clairon.
— Compagnie ! dit l’officier.
La foule était pétrifiée dans l’attente. Personne ne bougeait plus. Personne ne parlait plus. Tout à coup, une femme hurla :
— Ils ne vont pas tirer, quand même ?
Les soldats avaient épaulé leurs fusils. Les baïonnettes luisaient, bien alignées. Les visages de faïence étaient couchés sur l’arme.
— Feu ! commanda l’officier.
Une détonation maladroite ébranla les pierres. Et des cris répondirent à la salve de fer et de feu. Nicolas demeurait annihilé de stupeur, vide et bête, immobile et sans force, au milieu d’un tourbillon formidable. Il vit le pope Vassilieff tourner sur lui-même avec une lenteur fascinante et s’effondrer dans la neige, sous la carapace barbare de ses vêtements dorés. L’un des porte-bannières s’était écroulé sur le ventre et semblait boire à longs traits, le nez piqué dans une flaque rouge. Ses pieds avaient des saccades régulières de nageur. La jeune femme en douillette verte cachait son visage dans ses mains, et le sang coulait en rubans minces entre ses doigts. Tout autour, des gens bondissaient, glapissaient, tendaient le poing, trébuchaient, se retenaient les uns aux autres. La belle foule était démantibulée, pulvérisée. Elle n’avait plus de fierté, plus d’âme. Elle ne pouvait plus que gueuler. Tout le monde gueulait. Nicolas sentit qu’il gueulait lui-même, avec une voix qui n’était plus la sienne, une colère qui n’était plus la sienne. L’un des agents de police, les yeux nus d’épouvante, la moustache hérissée, souleva les pans de sa capote bleue et se mit à courir vers les soldats en vociférant :
— Malheureux ! Comment osez-vous tirer sur les icônes, sur le portrait du tsar ?
Son camarade le suivait en traînant la patte.
Une seconde salve les faucha, tous deux, en pleine course. Des stridences fusantes arrachaient les oreilles. L’odeur du soufre emplissait la bouche.
— Quelle honte ! Quelle honte ! gémissait Nicolas.
Deux mains le saisirent aux épaules et le jetèrent à genoux, derrière le tas de neige sale. C’était Kisiakoff. Il s’accroupit au côté de Nicolas.
— Vous tenez absolument à vous faire descendre ? dit-il.
Il était très pâle et haletait sourdement dans sa barbe.
— Les canailles ! dit Nicolas. Si j’avais su, j’aurais emporté des armes.
Kisiakoff sourit étrangement, fourra la main dans sa poche et lui tendit un revolver :
— Servez-vous, mon cher.
Nicolas eut un haut-le-corps.
— Non, non, dit-il. Maintenant, c’est trop tard ! Maintenant, il faut que tout s’accomplisse !
La rue se vidait. Les soldats ne tiraient plus sur une foule, mais sur des hommes. Frappés de panique, les derniers manifestants tournaient sur place, incapables de fuir, de se défendre, de riposter. Une troisième salve balaya ce tohu-bohu d’éclopés lamentables.
Instinctivement, Nicolas aplatit son visage contre le tas de neige. Il vit un amas de bouts de mégots, de crottin, de pelures d’orange et de cailloux gelés. La fumée lui brûlait les yeux. L’odeur âcre de la poudre lui entrait dans la gorge. Il se redressa.
— Regardez ! Regardez, dit Kisiakoff, comme c’est curieux !
Tout près de lui, les deux hommes qui soutenaient l’effigie du tsar s’étaient affaissés l’un sur l’autre. Le portrait gisait dans la neige. La figure de l’empereur était tournée vers le ciel. Ces yeux tranquilles, cette petite barbe bien peignée, ces larges moustaches sages et souriantes sous le vernis brillant, semblaient narguer le désastre. Un ouvrier au paletot déboutonné, à la barbe marquée de taches rouges, se précipita vers le tableau, l’empoigna en criant :
— Je le tiens, les gars ! On ne nous enlèvera pas l’empereur !
Mais il ne put faire un pas et tomba, touché par une balle. Le portrait le recouvrait jusqu’à mi-corps, comme un drap funèbre. Il y avait un petit trou rond dans la joue rose du tsar. Le tsar était couché au milieu de son peuple. Frappé, lui aussi. Mort, lui aussi. Partout, des icônes, des emblèmes religieux, des lanternes jonchaient la neige, pêle-mêle avec des casquettes, des gants et des balluchons sanglants. Nicolas reconnut le corps du gros homme rouge qui apportait au tsar un panier d’œufs et de saucissons. La main du cadavre serrait encore l’anse du panier. Des œufs s’étaient écrabouillés, jaunes, dans la boue blanche de la chaussée. Rien ne bougeait plus. Le massacre était consommé. Et, cependant, on entendait encore la plainte vaste de la multitude. Cela résonnait ailleurs. Cela ne pourrait plus se taire jamais. C’était contre cette voix que les soldats tiraient encore. À pleine mitraille dans le vide. Feu à volonté sur l’avenir. Les imbéciles !
Soudain, Nicolas aperçut le petit vieux à bouc couleur de ficelle qui se dressait au milieu du pont. D’où venait-il, celui-là ? Il avait une face affamée, démente. Il saluait humblement la ligne immobile des soldats. Et, à chaque courbette, il s’écriait d’une voix éraillée :
— Merci, messieurs ! Merci, messieurs ! Merci au tsar, notre petit père ! Merci à vous, les défenseurs de la patrie ! Merci, messieurs ! Merci, messieurs ! Heuh ! Heuh !
Une détonation claqua, nette, sèche. Le petit vieux dit encore : « Merci », toucha son ventre, courut vers le parapet, l’enjamba et disparut.
Là-bas, au coin du pont, un ouvrier ramassait des morceaux de glace et les lançait à toute volée contre la troupe en hurlant :
— Attrape ! Attrape !
Puis, il détala le long des maisons, à quatre pattes, comme un chien.
Couronnant l’arc triomphal de Narva, le génie ailé faisait cabrer les six chevaux de son char, au-dessus du vide. Les soldats gris s’étaient arrêtés de tirer. La victoire leur était acquise. Le silence, la transparence habituels revinrent dans le monde. Des corps noir et rose souillaient la blancheur de la neige. Les uns avaient l’immobilité sage des cadavres. D’autres étaient agités d’un remuement doux et convulsif de vers de terre.
S’étant concertés du regard, Nicolas et Kisiakoff quittèrent leur refuge et se mirent à courir, tête basse, vers les faubourgs. Des balles sifflèrent à leurs oreilles. Un coup de feu frappa l’enseigne d’une boulangerie, et la plaque de tôle résonna au-dessus d’eux comme un gong. Enfin, ils débouchèrent dans une ruelle paisible aux longues palissades de bois. Kisiakoff s’arrêta, rouge, essoufflé, la barbe défaite. Ses yeux brillaient d’une ardeur joyeuse. Il s’éventait avec son bonnet de loutre.
— Eh bien, dit-il, vous avais-je menti ?
— Je ne veux pas le croire encore ! dit Nicolas d’une voix haletante.
Ses genoux tremblaient nerveusement. Son cœur lui faisait mal. Il ferma les paupières et revit aussitôt la face égarée du petit vieux qui saluait la troupe.
L’empereur avait-il vraiment autorisé ce carnage ? Nicolas se rappela le visage du tsar, tel qu’il l’avait vu dans la tente de l’hôpital, après le désastre de la Khodynka. Un homme de petite taille, à la figure pâle, fatiguée, au front marqué de gouttes de sueur, s’était penché alors au-dessus de son lit et l’avait questionné d’une voix douce. Cet homme-là, que Nicolas connaissait bien, était-il capable d’ordonner qu’on massacrât des centaines d’innocents, par simple mesure de police ?
— Tout se paie, murmura-t-il.
Kisiakoff éclata de rire.
— Je vous croyais plus intelligent, dit-il.
— Comment ? s’écria Nicolas. Ces morts, ces blessés…
— Je les plains, je les plains, bien sûr, dit Kisiakoff. Mais, après tout, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Nous avons chacun notre rôle ici-bas. Les victimes ont parfaitement joué leur rôle de victimes. Les bourreaux ont parfaitement joué leur rôle de bourreaux. Chacun a fait de son mieux, en somme. Dieu est content.
— Vous divaguez, dit Nicolas.
— Mais non, je raisonne, mon cher. Vous croyez en Dieu ?
— Oui.
— Alors, il faut admettre qu’une catastrophe bien réussie lui est aussi aimable qu’une exemplaire félicité. Dieu combine des intrigues, choisit des acteurs, mais il exige que les acteurs jouent la pièce jusqu’au bout, avec une conviction aveugle. Si Dieu t’a créé pour être une canaille, sois une canaille accomplie, et le Tout-Puissant t’en saura gré. Si Dieu t’a créé pour être une victime exemplaire, marche gaillardement vers le supplice, et le Tout-Puissant te comblera pour l’éternité.
— Et vous, qui êtes-vous ? demanda Nicolas avec rage.
— Une canaille, dit Kisiakoff.
Un large sourire découvrit ses dents blanches dans sa barbe noire.
Deux ouvriers débouchèrent au pas de course dans la rue.
— Eh ! les amis, criaient-ils. On se reforme. On va monter vers le Palais d’Hiver par le prospect Ismaïlovsky. Suivez-nous.
— Et Gapone, où est-il ? demanda Nicolas.
— Gapone ? Il est mort sans doute ! C’est un saint homme ! Nous le vengerons ! dit l’un des ouvriers.
— À moins que ce ne soit un traître, dit l’autre. Alors, nous le tuerons !
Et ils s’éloignèrent en riant.
— Je veux les suivre, dit Nicolas.
Mais Kisiakoff le saisit par le bras :
— Vous êtes tout pâle. Vous allez tourner de l’œil. Venez prendre un verre avec moi. Et, ce soir, je vous emmènerai à la réunion de la Société libre d’économie. Ces messieurs les intellectuels socialistes y discuteront sans doute les événements du jour.
— Comment se fait-il que vous soyez au courant de tout cela, alors que vous viviez dans un trou de province ? demanda Nicolas.
— Je lis des journaux, dit Kisiakoff en plissant les yeux, j’ai des amis, je me renseigne à droite, à gauche…
— Pourquoi me retenez-vous toujours ?
— Parce que vous me plaisez, dit Kisiakoff.
Nicolas cracha par terre. Il se sentait étrangement las et malheureux.
La confusion de ses pensées le gênait. Il aurait voulu pouvoir condamner immédiatement et sans recours les vrais coupables du désastre. Mais qui étaient les vrais coupables ? L’empereur ? Gapone ? Le grand-duc Vladimir, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg ? Les officiers, les soldats, peut-être ?
Des coups de feu retentirent dans la rue voisine.
— Venez donc, dit Kisiakoff. Il est midi. Et j’ai faim.
Sur tous les points prévus, les cortèges d’ouvriers avaient été mitraillés et refoulés par la troupe. Mais les manifestants ne rebroussèrent pas chemin pour regagner leurs demeures. Certains d’entre eux, évitant les ponts et les carrefours occupés militairement, se dirigèrent par petits groupes vers le Palais d’Hiver. À deux heures de l’après-midi, une foule impressionnante s’était réunie devant l’édifice et dans le parc Alexandrovsky. Les manifestants interpellaient les soldats, s’approchaient d’eux jusqu’à les toucher du doigt, imploraient le passage auprès des sous-officiers de garde. Le commandant du détachement observait la scène en silence. Puis il pria le peuple de se disperser. Comme les ouvriers refusaient d’obéir, il donna l’ordre d’ouvrir le feu. Six salves successives balayèrent la place. Des charges de cosaques bousculèrent les derniers fuyards. Il y eut, dans la ville, environ mille tués, et plusieurs milliers de blessés. Toute la journée, des patrouilles de cavalerie sillonnèrent la capitale. Des piquets de gendarmes stationnaient à l’entrée des gares. Par endroits, les ouvriers avaient dressé des barricades avec des meubles, des caisses et des fils télégraphiques arrachés aux poteaux. Ils se défendaient à coups de pierre. Dans les boutiques, dans les caves, on soignait des blessés innombrables. On cachait les cadavres que la police recherchait pour établir leur identité.
Le soir, Nicolas et Kisiakoff se rendirent au meeting de la Société libre d’économie. La salle étroite, longue et blanche, était bondée à craquer. Plus une chaise, plus une marche disponible. Les ampoules électriques nageaient dans la fumée bleuâtre des cigarettes. Une chaleur, une odeur puissantes émanaient de ce public surexcité. Des gens criaient, applaudissaient à contretemps. Les femmes élégantes agitaient leurs manchons au-dessus de leurs têtes. À tour de rôle, des orateurs gravissaient l’escalier de la scène et prenaient la parole pour flétrir les responsables du « dimanche rouge » :
— Au palais du grand-duc, les fenêtres ont été brisées par les ouvriers. Les manifestants ont dévalisé le magasin d’un armurier dans l’île Vassilievsky.
— Bravo ! hurlaient les femmes.
Nicolas se pencha vers Kisiakoff.
— Elles crient « bravo », dit-il. Mais pas une d’entre elles n’est descendue dans la rue avec les ouvriers. Je hais les intellectuels.
— Je tiens de source sûre, reprenait l’orateur, que le tsar revient de Tsarskoïé-Sélo pour recevoir une délégation d’ouvriers. Sviatopolk-Mirsky a été insulté par la foule. Il démissionnera. On parle du général Trépoff comme nouveau gouverneur de Saint-Pétersbourg. J’ai rencontré les correspondants à Saint-Pétersbourg de divers journaux étrangers. Ils disent que les Russes sont fous, qu’on n’a jamais vu de massacres pareils dans aucune ville d’Europe, que rien ne justifie les mesures de violence prises par le gouvernement, que nous aurons toute l’opinion européenne contre nous…
— Des mots, des mots, dit Nicolas.
— Chacun son rôle, dit Kisiakoff en souriant.
En fin de séance, un jeune homme de haute taille, au front bas, aux moustaches épaisses, gravit l’estrade. Il portait des bottes. Une cigarette éteinte pendait à sa lèvre.
— C’est Maxime Gorki, n’est-ce pas ? chuchotaient les voisins de Nicolas. En tout cas, il lui ressemble.
— Messieurs, dit l’homme, je vous apporte un message du pope Gapone. Le bruit a couru que Gapone était tué. Il n’en est rien. Je l’ai recueilli chez moi. Voici sa déclaration.
L’orateur déplia un papier et lut à haute voix au-dessus de la foule muette :
« Il n’y a plus de tsar. Entre lui et la nation russe, des torrents de sang ont coulé aujourd’hui. Le temps est venu pour les ouvriers russes d’entreprendre sans lui la lutte pour la liberté nationale. Vous avez ma bénédiction pour les combats. Demain, je serai au milieu de vous. Aujourd’hui, je travaille pour la cause. »
Un tonnerre d’applaudissements secoua la salle. Des hommes, des femmes se levaient, jetaient leurs mouchoirs, leurs chapeaux. Le public vociférait en chœur :
— Gapone ! Gapone !
— Ils croient donc en lui ? dit Nicolas. Malgré tout…
L’orateur remuait les bras, comme pour se défendre contre ces acclamations forcenées.
— Pas de manifestations bruyantes quand le sang du peuple arrose les rues de Saint-Pétersbourg, s’écria-t-il encore.
Et, d’un geste large, il désigna un homme, vêtu en ouvrier, qui l’avait accompagné sur la scène. C’était un adolescent imberbe, maigre, nerveux, aux cheveux coupés ras, aux prunelles brillantes.
— Voici un délégué du pope Gapone qui demande la parole, dit l’orateur.
Le délégué s’avança jusqu’au bord de l’estrade. Nicolas poussa un cri étouffé.
— Mais… mais c’est Gapone, dit-il. Il s’est fait raser la barbe, couper les cheveux. Il a troqué sa soutane contre des vêtements d’ouvrier. Mais c’est lui… C’est lui…
— Je crois bien que c’est lui, en effet, dit Kisiakoff. Il craint d’être reconnu par la police, sans doute…
— Vous voyez bien qu’il n’est pas un provocateur !
— Il a peut-être dépassé ses pouvoirs, dit Kisiakoff. À moins qu’il ne redoute un changement d’opinion parmi ses fidèles. Il est pris entre deux feux, quoi ! C’est passionnant !
— Messieurs, dit l’inconnu, l’heure n’est plus à la parole, mais à l’action. Les ouvriers ont montré à la Russie qu’ils savaient mourir. Malheureusement, ils étaient sans armes, et ce n’est pas les mains vides qu’on peut affronter les baïonnettes et les revolvers. À votre tour, maintenant, d’agir et d’aider le peuple. Donnez-lui le moyen de se procurer des armes, il fera le reste.
Nicolas était pâle et serrait les dents.
— Vous m’aviez offert votre revolver, tout à l’heure, dit-il en se penchant vers Kisiakoff. Passez-le-moi.
Kisiakoff se mit à rire si fort que ses voisins se retournèrent.
— Maintenant, je ne vous le propose plus, dit-il. Rentrons. Nous avons vu le plus drôle.
Kisiakoff reconduisit Nicolas à travers les rues noires, gardées par la troupe. On entendait encore des coups de feu, des rumeurs lointaines de bagarres. Devant la maison qu’habitait Nicolas, Kisiakoff s’arrêta et poussa un soupir de soulagement.
— Mon jeune ami, dit-il en tendant la main à Nicolas, j’ai été heureux de vivre avec vous cette journée. Nous nous en souviendrons. Je repartirai demain, si les trains marchent encore. Et vous, qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas, dit Nicolas. Je ne sais plus. Le peuple souffre trop. Il faut en finir.
— En finir ? dit Kisiakoff. Personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance.
Il se tut un instant.
— Vous voyez rarement votre sœur et le sieur Prychkine, sans doute ? reprit-il.
— Je ne les vois jamais.
— Pourquoi ?
— Ils sont trop loin de moi.
— Oui, oui, dit Kisiakoff. La distance est grande. Chacun vit à son étage. Chacun mourra dans son coin. Il y a trop d’étages, trop de coins en Russie. Bonne nuit, mon cher.
Kisiakoff échoua, très tard, dans la chambre d’une fille pâle, au nez retroussé, à la bouche paresseuse. Il avait suivi cette prostituée, par goût du contraste, par espoir de sensations neuves. Maintenant, couché à côté d’elle dans les draps rudes, il la regardait dormir, blanche et bouffie, avec ses grosses lèvres sèches, son cou épais marqué de meurtrissures. Elle avait l’air assassinée. Son ronflement ressemblait à un râle. Kisiakoff se leva, enfila ses pantalons, baissa la lampe. Une odeur de chair et de parfum bon marché venait du lit. Sur une table, traînaient une soucoupe pleine de mégots, deux verres, des biscuits jaunes, un mouchoir roulé en boule. Un coin de la carpette était retourné. Kisiakoff colla son front à la fenêtre. Les réverbères ne brûlaient plus. Le jour commençait à poindre. On distinguait, en contrebas, des toitures de neige replète, des murs de craie, des jardinets rachitiques, et la géométrie grise des rues qui se reposaient encore des humains. Des traîneaux passèrent. Un volet claqua. La vie renaissait un peu partout. Comme si le massacre de la veille n’avait été qu’un rêve.
Mais Kisiakoff sentait avec angoisse, avec volupté, que l’univers avait changé, en quelques heures, plus qu’en un siècle peut-être. On eût dit la première fissure dans la glace du fleuve. Et, lentement, les glaçons trouvent leur force, épousent le courant, et la débâcle fait craquer les berges et sauter les ponts comme des fétus de paille.
— Ce n’est que le début, murmura-t-il. Plus tard, plus tard…
Il plissa les yeux, comme pour mieux voir le chaos terrible de l’avenir. Il imagina le peuple déchaîné, dément, insatiable, le pillage des coffres, des magasins, des musées, l’assaut hurlant des escaliers de marbre et des chambres de soie, l’ivresse avec les pieds de boue sur la table, les mitrailleuses sur les toits, les barricades hirsutes, harnachées de cadavres grotesques, les écroulements de visages, de titres et de noms, le grand incendie de toute la terre russe, et il lui semblait que cette révolte future répondait en lui à quelque obscur désir de catastrophe et de renouveau. En lui aussi, parfois, les idées basses montaient en bouillonnant et submergeaient les paysages intérieurs. En lui aussi, parfois, l’esclave se redressait et devenait assoiffé de sang, de mort, de vol, de viol, de violence. Le monde était à son image. La convulsion du peuple était le reflet, démesurément élargi, de sa propre convulsion. Il était le peuple. Il était le monde. Qui pouvait le comprendre ?
Derrière lui, la fille ronflait toujours. Devant lui, la ville sortait de l’ombre, avec ses pierres, ses vitres, ses neiges quotidiennes. Il entendit un chant lugubre et lent qui venait de la terre. Un instant, il se crut le jouet d’une illusion. Mais le chant s’amplifiait de seconde en seconde et débouchait dans la rue, marchait dans la rue à grands pas. La fille se réveilla, bâilla longuement :
— Qu’est-ce que c’est ?
Une masse d’ouvriers avançait sur la neige du petit matin. Des lanternes clignotantes se balançaient au-dessus de leurs crânes. D’étroites caisses, drapées d’étoffes rouges, naviguaient sur les épaules des hommes. Kisiakoff compta quatre, cinq cercueils pour le moins. On enterrait les victimes de la révolution. Le chant devenait énorme, assourdissant :
Vous êtes les victimes !
Vous avez aimé le peuple,
Et tout sacrifié
Pour son honneur et pour sa liberté…
La fille s’était levée, en chemise. Ses pieds nus claquèrent sur le parquet. Elle s’appuya contre l’épaule de Kisiakoff.
— Ça leur sert à quoi, dit-elle, de réveiller les gens avant qu’il fasse jour ?
Elle grelottait.
— Mets un châle, dit Kisiakoff, tu vas prendre froid.
Le groupe noir s’écoulait, avec ses voix funèbres, ses fragments de visages et ses cercueils écarlates. On eût dit un monstre aux têtes innombrables, aux écailles sanglantes, rampant à travers la cité frappée de consternation. Dans le ciel flambaient des pâleurs apocalyptiques. Kisiakoff, suffoqué, fasciné, ne pouvait détacher les yeux de ce cortège menaçant. La fille respirait doucement contre sa joue.
— Tes frères, dit Kisiakoff.
Les hommes passèrent, laissant la neige blanche derrière eux. La rue redevint tranquille. Le chant bourdonnait encore, quelque part, dans l’aube. Le soleil parut.
— Moi, je me recouche, dit la fille. Tu viens ?
Kisiakoff la rejoignit, les oreilles lourdes, les mains tremblantes, comme un homme ivre.