CHAPITRE VI

Depuis quelques semaines, les journaux des deux capitales ne s’alimentaient plus que de nouvelles désastreuses. Port-Arthur était cerné, canonné, condamné. La flotte qui tentait de s’échapper de la rade pour rallier Vladivostok était assaillie et démantelée par les unités japonaises. L’escadre de Vladivostok se portait au-devant d’elle, mais rencontrait les formations de l’amiral Kamimoura, qui l’obligeaient au combat et lui infligeaient un échec sévère. Les Russes perdaient au total onze bateaux, cuirassés, croiseurs rapides et contre-torpilleurs. Et les mers d’Extrême-Orient passaient sous le contrôle exclusif de l’ennemi. Quant aux armées de terre, après la défaite de Vafangoou, elles ne s’efforçaient plus de débloquer Port-Arthur, mais se repliaient lentement vers le Nord. Nulle part, elles n’avaient pu déclencher l’offensive. Dans le peuple, on parlait ouvertement de l’incurie des généraux et des abus de l’Intendance. Des tracts circulaient pour inviter les conscrits à refuser de partir. Il y avait des émeutes locales au passage des trains de soldats.

Cependant, le 30 juillet 1904, un événement heureux vint ranimer la confiance de la nation. Ce jour-là, vers midi et demi, l’impératrice Alexandra, qui n’avait eu que des filles depuis son mariage avec Nicolas II, mettait au monde un fils. La naissance de l’héritier fut saluée par trois cent un coups de canon. Dès son berceau, le tsarévitch Alexis fut nommé Hetman de tous les régiments cosaques.

À l’occasion de cette revanche contre le destin, Tania ordonna de pavoiser du haut en bas la maison de la rue Skatertny. Elle ne doutait pas que la naissance du tsarévitch fût un signe divin annonciateur de la victoire. À ceux qui, devant elle, osaient encore exprimer des avis pessimistes sur les suites de la guerre, elle tenait un langage violent et prophétique dont Michel s’amusait beaucoup. Ce fut vers cette même époque qu’elle apprit, par une lettre de ses parents, qu’Akim, dont on n’avait plus de nouvelles depuis des mois, était parti secrètement, comme volontaire, pour la frontière mandchoue. Les Arapoff avaient reçu de lui trois missives, coup sur coup, et ils se désolaient à la pensée des dangers et des privations auxquels Akim s’exposait par plaisir. Dès l’abord, Tania partagea leur inquiétude et leur irritation. Il était absurde qu’Akim risquât sa vie, sans que personne le lui eût demandé. Mais, très vite, ce sentiment de pitié céda la place, dans le cœur de Tania, à une fierté sans bornes. Il y avait donc un héros authentique dans son entourage. La famille Arapoff était représentée dignement dans la lutte sacrée pour la défense du pays. Michel, de son côté, rendait service à la patrie en livrant du drap à l’Intendance. C’était moins glorieux, bien sûr. Mais également nécessaire. Tout était bien ainsi. Tania écrivit à ses parents une longue épître patriotique, où elle les blâmait de regretter la décision d’Akim et leur conseillait le courage et l’abnégation. Pour sa part, résolue à honorer le geste de son frère, elle commanda plusieurs agrandissements de sa dernière photographie en uniforme de sous-lieutenant, et les placarda un peu partout dans la maison. Enfin, elle obtint de Michel la permission d’organiser chez elle un ouvroir pour les soldats d’Extrême-Orient. Malheureusement, la plupart de ses amies étaient en vacances, et elle dut se contenter de réunir, tous les mardis et vendredis, une dizaine de collaboratrices. Un portrait de Nicolas II, accroché au mur, veillait sur le travail de ces dames. Les guéridons supportaient aussi des effigies de Kouropatkine, de l’amiral Makaroff, avec un crêpe sur le cadre, et de divers généraux secondaires. Devant la photographie d’Akim, il y avait un petit vase de cristal avec des fleurs fraîches.

Chaperonnées par cet état-major, les dames tricotaient des chaussettes et cousaient des chemises en échangeant des considérations sur les opérations militaires et les nouvelles théâtrales de la semaine. Le tissu était fourni par les Comptoirs Danoff. À cinq heures, un laquais en livrée servait le thé et les pâtisseries. Souvent, Michel et Volodia rentraient du bureau avant que les ouvrières bénévoles eussent pris congé de leur hôtesse. Et, alors, toutes les femmes se précipitaient vers eux et leur demandaient s’il y avait « du nouveau ».

Un soir, comme Tania interrogeait Volodia sur les répercussions probables de la défaite de Vafangoou, il la regarda d’une manière insistante et dit :

— Puis-je vous demander une grâce, Tania ?

— Mais oui, dit-elle en riant. Vous voulez faire partie de mon ouvroir ?

— Pas moi. Mais Olga Varlamoff.

Tania eut une seconde d’hésitation et mordilla l’intérieur de ses lèvres. Puis elle murmura très vite :

— Non. Volodia. Je regrette, mais… enfin nous sommes au complet… le salon est petit… tout est organisé déjà…

Le visage de Volodia changea d’expression et parut s’allonger, se durcir. Ses yeux ne quittaient pas les yeux de Tania. Un sourire méchant lui froissa la bouche.

— J’ai compris, dit-il. Excusez-moi.

Il fit un salut bref et quitta le salon à grandes enjambées.

Après le dîner, Michel, qui avait assisté à la scène, demanda des explications à Tania.

— Volodia est vexé. Je ne comprends pas ce qui t’a pris de lui refuser cette faveur, disait-il d’un air mécontent.

— Ce qui m’a pris ? s’écria Tania, toute rouge. Mais tu es impayable, mon cher ! Il est notoire que cette femme vit avec notre ami. C’est la fable de Moscou. Tout le monde se gausse de leur liaison quasi maritale…

— Personne ne s’en gausse, dit Michel. Olga Varlamoff est libre. Elle a le droit de faire ce qu’il lui plaît.

— Voilà deux ans qu’ils sont ensemble ! dit Tania avec une indignation comique,

Michel se mit à rire :

— Eh bien ? Tant mieux. Je trouve cela surprenant, louable, exemplaire…

— Pas moi, dit Tania. Volodia s’affiche trop. Je ne veux pas recevoir dans mon salon une créature dont chacun sait qu’elle vient de quitter le lit de M. Bourine pour ourler des chemises.

— Mais toutes les femmes de ton ouvroir quittent le lit d’un monsieur pour ourler des chemises.

— Ce monsieur est leur mari.

— Pas toujours, dit Michel. Je pense à ta petite amie, Eugénie Smirnoff, qui est en adoration devant toi. Elle est la maîtresse de Malinoff, et le vieux Jeltoff l’entretient largement « en souvenir ». N’est-elle pas assise au côté de Mme Jeltoff à table ? Et la ravissante Raïssa Krasnoff qui couche avec le professeur d’anglais de son fils, pendant que le mari est correspondant de guerre en Mandchourie. Et Lola Golovine qui…

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! s’écria Tania. En tout cas, ce n’est pas de notoriété publique. Tandis que Volodia…

— N’est-ce pas toi qui l’as poussé à prendre Olga Varlamoff pour maîtresse ? demanda Michel avec douceur.

— Je ne me doutais pas des suites que cette liaison aurait pour notre ami.

— Grâce à elle, il est devenu un peu plus raisonnable, un peu plus stable, un peu plus heureux…

— Il a perdu tout éclat, toute fantaisie, dit Tania avec une moue de dépit. Cette femme finira par lui enfoncer un bonnet de coton jusqu’aux oreilles. Je suis sûre qu’elle s’occupe de ses digestions…

— Il en a de la chance ! dit Michel, et il siffla du bout des lèvres.

Tania lui jeta un regard irrité.

— Ne parlons plus de cela, dit-elle. Tu n’arriveras pas à me convaincre. Jusqu’à nouvel ordre, c’est moi qui choisis mes relations. Olga Varlamoff n’a jamais été et ne sera jamais mon amie. Qu’elle cherche un autre ouvroir pour se consoler.

— Et Volodia d’autres amis pour se distraire ?

— Pourquoi pas ? dit Tania. Nous ne sommes pas mariés avec lui.

Michel haussa les épaules d’un air résigné et poussa un profond soupir.

— Les femmes ! Les femmes ! dit-il. Allons-nous au théâtre ce soir ?

— Bien sûr.

— À l’Ermitage ou à l’Aquarium ? Les autres sont fermés pour l’été…

— À l’Ermitage, dit Tania.

— Mais le spectacle sera commencé…

— Quelle importance ?


Pendant l’entracte, comme elle s’y attendait d’ailleurs, Tania aperçut Volodia installé à l’orchestre avec Olga Varlamoff. Il salua ses amis de loin, mais ne vint pas les voir dans leur loge. Durant toute la représentation, Tania, au lieu de regarder la scène, concentra son attention sur la salle obscure. À travers sa lorgnette, elle isolait facilement le couple de Volodia et de la jolie rousse. Ils se tenaient assis très près l’un de l’autre. La main d’Olga Varlamoff était posée sur le genou du jeune homme. Par instants, elle inclinait la tête, comme pour lui parler à l’oreille. Elle portait une robe blanche outrageusement décolletée, et un diadème de pierres vertes brillait dans ses cheveux. Tania s’accorda le luxe de reconnaître que cette créature était belle. Un peu trop voyante, peut-être. Mais les hommes ne détestent pas le tape-à-l’œil et le clinquant. En vérité, Volodia était seul responsable de l’aversion que Tania éprouvait à l’égard de cette veuve opulente. S’il s’était montré plus discret dans sa liaison, elle eût continué, sans doute, à l’encourager. Car elle n’était pas le moins du monde jalouse. C’était dans le seul intérêt de Volodia qu’elle souhaitait une diversion à cette idylle prolongée. Olga Varlamoff l’absorbait tout entier dans son rayonnement. Il ne voyait qu’elle, ne pensait qu’à elle, ne parlait que d’elle. Il devenait bête, à force de bonheur. Et puis, cette idée d’installer sa maîtresse à l’ouvroir de la rue Skatertny ! Comment Michel avait-il pu s’étonner des réactions de Tania devant cette demande insolite ? Dès que Volodia était en cause, Michel perdait tout esprit critique. Pourtant, Volodia l’avait envié autrefois, avait même désiré sa mort. Elle aurait dû le rappeler à Michel.

Comme elle formait cette réflexion, elle entendit Michel qui éclatait de rire. Elle sursauta : elle avait oublié qu’elle se trouvait au théâtre et que les acteurs parlaient sur la scène. Un instant, elle tenta de s’intéresser au spectacle. Mais, très vite, les discours de ces personnages maquillés lui parurent insipides. Leur histoire était tellement plus banale que la sienne ! D’ailleurs, la lumière crue qui embrasait le décor lui fatiguait les yeux. Elle se sentit lasse et triste. Devant elle, en contrebas, les têtes de Volodia et d’Olga Varlamoff s’étaient rapprochées, au point de se fondre en une seule masse noire et blanche. Elle les détesta, l’espace d’un éclair, puis se jugea stupide. Le fermoir du collier égratignait son cou. Son corset la serrait trop à la taille. Ou bien, elle avait mangé plus que de raison. Dans la loge voisine, on distribuait des bonbons. Le froissement du papier glacé agaçait les nerfs de Tania. Elle roula le programme, pour se distraire, s’éventa, passa dans le petit salon de velours rouge qui précédait la loge, revint à son fauteuil, ferma les paupières, excédée. Enfin, elle murmura :

— Rentrons, Michel. Je ne me sens pas très en forme…

— Tu n’attends pas la fin ? demanda-t-il d’un air enfantin et navré.

— Ce spectacle est idiot…

— Mais non.

— Alors, reste seul, si tu veux. Moi, je pars.

Elle se leva. Et Michel se dressa aussitôt, repoussa des chaises.

Dans le hall, elle s’arrêta devant une glace et regarda son visage pâle et malheureux.

— Mais qu’est-ce que j’ai ? dit-elle.

Michel alluma une cigarette. Elle lui lança un coup d’œil rapide et méchant. Une brusque envie de le chagriner, de le blesser, lui traversa l’esprit.

— Tu es d’une galanterie ! grommela-t-elle.

— Pourquoi ?

— Si tu es incapable de le comprendre, c’est que mon reproche est doublement justifié.

— Décidément, dit Michel, cette histoire de Volodia t’a mis les nerfs à vif.

— Volodia ? Volodia ? Mais je me moque de Volodia ! s’écria-t-elle. Et… et ta remarque est d’une insolence qui dépasse tout ce que j’ai enduré jusqu’à ce jour.

Des larmes piquaient ses yeux. Elle ramassa un pan de sa robe et s’élança dans l’escalier à petits pas claquants. À la dernière marche, elle se tordit la cheville et s’arrêta, chancelante, les lèvres serrées de douleur et de colère. Michel la rejoignit :

— Tu vois, dit-il d’une voix atrocement calme et affectueuse, maintenant tu as mal. À quoi bon te presser ainsi ?

Un appariteur, à favoris blancs, vêtu d’une tunique rouge et noire, accourait à la rescousse :

— Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir ?

— Ce ne sera rien, dit Tania.

Des commissaires criaient déjà :

— La voiture de Michel Alexandrovitch Danoff.

La nuit était tiède. Les globes blancs des lampadaires éclairaient un fouillis d’attelages patients. Michel soutint robustement Tania, pour la conduire jusqu’à l’équipage. Tania boitait un peu. Une mèche de cheveux blonds lui pendait sur le front. Elle souhaitait qu’un cataclysme s’abattît sur le monde et la privât de Michel, de Volodia, du théâtre et d’elle-même.

Le lendemain matin, elle se plaignit de vertiges et refusa de quitter le lit. Cependant, lorsque Michel voulut appeler un docteur, elle affirma qu’il s’agissait d’une faiblesse passagère. Michel crut volontiers à une lubie et partit pour le bureau, en priant la femme de chambre de veiller à ce que madame ne manquât de rien. Il déjeuna en ville. À son retour, le soir, il fut surpris de trouver une paire de gants d’homme sur la table en marbre de l’entrée.

— Des visites ? demanda-t-il au valet de pied qui le débarrassait de son chapeau et de sa canne.

— Non, c’est le docteur qui les a oubliés en partant…

— Le docteur est venu ?

— Oui, ce matin.

Michel se rua dans l’escalier et pénétra en courant dans la chambre de Tania. Il la trouva étendue dans son lit, souriante et pâle.

— Tu as fait appeler le docteur ? demanda-t-il.

— Oui… Je ne me sentais pas très bien… Mais il m’a vite rassurée…

— De quoi s’agit-il ?

— Un genre de refroidissement. Je dois garder le lit. Éviter les excès, les tracas…

Michel se gratta le menton.

— As-tu au moins prévenu tes amies ? Tu es seule. Tu vas t’ennuyer.

— Non, dit Tania avec une douceur angélique. Je ne veux voir personne.

— Bon, dit Michel. Eh bien, moi, je vais te tenir compagnie. Je suis fatigué. La perspective d’une soirée à la maison, en tête à tête, m’enchante !…

Elle le remercia d’un sourire épuisé.

— Nous ne sommes pas si souvent ensemble, reprit-il. J’ai l’impression que nous devenons des étrangers l’un pour l’autre. Je dînerai ici, avec toi. Tu acceptes ?

— À condition que tu ne fasses pas trop de bruit, dit-elle. Moi, je n’ai pas faim. Je boirai un bouillon vers minuit. C’est tout.

Michel dîna dans la chambre de Tania, sur une petite table arabe très incommode et très précieuse. Il mangeait silencieusement, attentif à ne pas heurter les couverts, les assiettes. Maladroit et inquiet, il serrait les coudes contre son corps. Il renversa du vin sur la nappe, posa un morceau de pain sur la tache pour que Tania ne s’aperçût de rien et s’en voulut aussitôt de sa lâcheté. Lorsque le valet de chambre eut emporté la table, Michel se mit à marcher de long en large dans la pièce pour se dégourdir les jambes.

— Ne marche pas ainsi, Michel, tu me donnes le mal de mer, dit Tania.

Michel, obéissant et fautif, s’assit sur une chaise au chevet du lit. Il demanda :

— Veux-tu que j’arrange tes oreillers ?

— Non, dit-elle.

Et elle ajouta :

— Éteins le grand lustre. Cette lumière me fatigue les yeux. Et puis, je suis si laide !…

— Oh ! dit Michel. Ce n’est pas vrai…

— Tu n’y comprends rien. J’ai le teint jaune, les yeux cernés, les lèvres pâles. Je suis laide, quoi ! Ah ! si la Varlamoff me voyait…

— Que vient faire la Varlamoff dans cette histoire ?

— Elle est belle.

— Et toi aussi.

— Je l’étais.

— Tu l’étais hier, et tu le seras demain. Aujourd’hui, tu as une indisposition passagère, et voilà tout.

— Tu vois, tu reconnais toi-même qu’aujourd’hui je suis laide.

— Je n’ai jamais dit ça, murmura Michel avec agacement.

— Alors, c’est que tu ne remarques rien, c’est que tu ne m’aimes plus.

— Je ne te réponds pas : tu es malade.

Tania fit la moue et remonta ses épaules. Michel éteignit le lustre. Une lampe de chevet éclaira seule le visage de la jeune femme : un visage si pur que Michel en eut le cœur remué. Les cheveux blonds s’étalaient sur l’oreiller en larges plis soyeux. Le nez était tout petit et rond, avec un reflet rose au bout. La lèvre supérieure, un peu grasse, avançait au-dessus des dents qui brillaient.

— Et tu oses dire que tu n’es pas belle ? grommela Michel.

Un fiacre passa derrière les fenêtres entrouvertes. Une mouche bourdonna et se posa dans le silence. Tania ne répondait rien. Au bout d’un moment, elle appela Michel :

— Viens, viens plus près. Prends-moi la main. Assieds-toi sur le bord du lit.

Lorsqu’il se fut assis, elle appuya la tête sur son épaule. Ils demeurèrent longtemps, blottis l’un contre l’autre. Puis, Tania parla d’une voix faible :

— Écoute, Michel… Tu sais, hier soir, j’avais l’air fâchée par l’attitude de Volodia, mais je crois que j’ai été très sotte d’y attacher de l’importance…

— À la bonne heure, dit Michel, tu reconnais tes torts. A-t-on idée de se rendre malade pour des niaiseries pareilles ? Il y a la guerre, des tas d’embarras politiques, des gens qui meurent, et toi, tu cherches un sujet de soucis dans la conduite de Volodia !

— Ne parle pas de guerre, de gens qui meurent, soupira Tania.

— Excuse-moi. Les nouvelles du front me préoccupent tellement !

— Je crois que je vais te donner un autre sujet de préoccupation.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu ne devines pas ?

Les yeux de Tania avaient une expression de fierté timide. Elle répéta, sans presque desserrer les lèvres :

— Tu ne devines pas, Michel ?

Comme Michel se taisait, elle baissa les paupières et murmura très vite :

— Michel, je vais avoir un enfant.

Michel éprouva le choc en pleine chair. Il lui sembla que quelque chose de lourd et de chaud chancelait en lui. Un enfant ! Pendant des années, Tania n’avait pas voulu en entendre parler. Elle craignait d’être défigurée par l’accouchement. Elle affirmait qu’elle était trop heureuse ainsi, qu’elle préférait attendre, qu’elle avait le temps. Et, par amour pour elle, il affectait de se rendre à ses moindres raisons. Or, voici que, ce soir, elle lui annonçait joyeusement qu’elle était enceinte.

Michel ne savait plus que penser, que dire. Les idées se cognaient dans sa tête. Il balbutia :

— Tu… tu es sûre !

— Presque, dit Tania, sans lever les yeux. D’après le docteur…

— C’est donc pour ça que tu l’as convoqué ?

— Oui.

— Et tes malaises ?

— Il ne faut pas chercher ailleurs.

— Mon Dieu, dit Michel, et moi qui te taquinais ! Quelle brute ! Es-tu contente, au moins ?

— Bien sûr.

— Oh ! Tania ! Tania ! ce n’est pas possible ! s’écria Michel. J’ai peur de le croire, tellement c’est bon ! Tania, ce sera un garçon. J’aurais un fils. Tu vas me donner un fils.

— Tu le désirais donc à ce point ?

— Quelle question !

— Et tu ne me l’as jamais dit ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que tu n’aurais pas pu me comprendre. Mais, maintenant, je sais que tu me comprends. Maintenant, je sais que nous parlons le même langage. Tu verras… tu verras ce que je ferai pour vous, pour toi et pour lui… Je… Je travaillerai dix fois plus… Je vous construirai une vie extraordinaire… Tout le monde vous enviera… Tout le monde dira : « Ils ont de la chance, les Danoff… »

— Michel !

— Tania, permets-moi de t’embrasser.

— Doucement.

— Très doucement. Fais-moi confiance.

Avec précaution, Michel se pencha sur Tania, et lui baisa les joues, les lèvres. Il tremblait. Il avait peur de la toucher, comme si elle était devenue une petite personne étonnamment fragile et précieuse. Il se releva enfin, et elle vit qu’il avait les yeux mouillés de larmes. Il les essuya vivement, du revers de la main. Puis il s’assit sur une chaise et sortit son carnet de notes.

— Que fais-tu ? demanda Tania.

— J’inscris cette date pour ne jamais l’oublier.

Tania observa son mari qui écrivait, la tête inclinée, le visage empreint d’une sereine gravité. Elle avait sommeil. Mille pensées se nouaient et se dénouaient en elle avec lenteur. Elle se sentait majestueuse et douce, comblée et rassurée pour l’éternité. Comme si elle eût accompli une action d’éclat. Volodia, la Varlamoff, les potins de l’ouvroir et des soirées mondaines reculaient dans une zone d’ombre. S’était-elle vraiment intéressée jadis à ces personnages falots ? Michel seul existait pour elle. Elle n’aurait jamais cru qu’elle l’aimât si fort. Depuis quelque temps, son amour pour lui était comme une onde cachée qui traversait toute sa vie. Elle s’était habituée à cette rumeur sage, à cette fraîcheur égale qui le signalait. Mais, par moments, lorsqu’elle prêtait l’oreille, elle entendait l’appel régulier, insistant, de cette voix souterraine. Elle chuchota :

— Michel, Michel, tu sais que je suis amoureuse de toi ?

Il ne répondit rien. Alors, elle regarda de son côté. Et elle vit qu’il n’était plus sur sa chaise. Au fond de la pièce, il y avait une icône éclairée par une veilleuse rouge comme un verre de sang. Michel s’était agenouillé devant l’icône. Tania sentit que sa gorge se serrait, que ses yeux s’emplissaient de nuit. À travers ses cils rapprochés, elle apercevait toujours la tache rouge et dorée de l’image sainte, et, au-dessous, le dos très large de Michel, sa nuque, ses cheveux. Le silence était pur comme sur une terre abandonnée des hommes. Quelques instants encore, Tania lutta contre sa lassitude. Elle s’endormit enfin et rêva de Volodia et de la belle rousse.


Michel se coucha très tard, la tête lourde d’avoir trop réfléchi, le cœur affaibli d’allégresse. Mais il ne pouvait se décider à éteindre la lampe. Il ne s’était pas encore rassasié de sa joie. Allongé sur le dos, le regard fixé au plafond, il pensait à l’enfant qui naîtrait un jour pour lui survivre. Comment serait-il, cet enfant ? Un garçon, bien sûr !

Mais brun ou blond ? Actif ou nonchalant ? Affectueux ou renfermé ? Il ne s’habituait toujours pas à l’idée que Tania, allongée près de lui, portât en elle ce germe de vie et d’intelligence secrètes. Il doutait naïvement que, dans ce corps de femme, gracile et lisse, un être se formât et arrondît son existence à travers les sommeils, les réveils, les marches, les siestes, les dîners, les paroles, les silences.

Il lorgna sa montre qu’il avait déposée sur la table de nuit avec son carnet, ses crayons, son mouchoir et ses porte-monnaie : minuit dix. Un sourire errait sur les lèvres de Tania. Elle était si bien à sa place, dans cette chambre, dans ce lit, si confiante et si sûre, si courageuse, que Michel ne put résister au désir de baiser la petite main de chair, épanouie au bord des couvertures. « Elle-même est une enfant. Et elle attend un enfant. C’est drôle. Est-ce qu’elle saura ? Il ne faut pas qu’elle souffre. C’est l’essentiel. Elle est trop petite pour souffrir, trop fragile. L’autre jour, quand je lui ai pris le bras, j’ai tellement ri de le sentir mou et doux, privé de muscles, comme un bras de fillette. Elle n’a pas de muscles. Comment peut-on supporter la douleur, quand on n’a pas de muscles ? Mon Dieu, faites que tout se passe bien ! »

Il se signa encore. Puis il se dit, dès le lendemain, il faudrait interroger le docteur, écrire aux parents, acheter un cadeau à sa femme. Pour ne rien oublier, il nota ces détails dans son calepin. Comme il reposait le calepin et le crayon, Tania soupira, bougea la main, haussa légèrement la tête. Et elle était une autre, tout à coup, sérieuse et belle : une étrangère aux paupières meurtries et à la bouche close sur un secret capital. « Ce serait bien aussi d’avoir une fille », pensa Michel.

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