CHAPITRE VII
Volodia avala une dernière gorgée de thé et mordit délicatement dans une tartine de caviar frais. Il déjeunait au lit, entouré comme chaque matin, de ses amis Ruben Sopianoff, Stopper et Khoudenko. Tout en grappillant des fruits sur le plateau, ces messieurs discutaient gravement de leurs affaires.
— Pour moi, disait Stopper, la Varlamoff est cuite. Moralement, elle appartient à Volodia. C’est une question de jours.
— Je n’en suis pas aussi sûr que toi, soupirait Volodia. Elle m’a signifié clairement qu’elle ne coucherait pas avec moi.
— Sottise, s’écriait Ruben Sopianoff. Cette femme est rousse, donc elle a du tempérament et il faut la bousculer à la hussarde. Tu la vois à cinq heures. À cinq heures et quart, j’exige qu’elle soit tienne.
Et il faisait le geste d’appliquer un fantôme gracieux contre son poitrail de gorille.
— Moi, disait Khoudenko, à la place de Volodia, je plaquerais tout, et je choisirais quelque brave blanchisseuse. Elles font l’amour aussi bien que les femmes du monde, elles coûtent moins cher, et, avec elles, du moins, on ne perd pas son temps en préliminaires.
Après avoir écouté ses conseillers habituels, Volodia les remercia et résolut d’adapter sa conduite à l’inspiration du moment. Puis il sonna son valet de chambre et se fit apporter une série de complets, de chemises et de chaussures assortis. Le tout fut étalé sur le lit, en grande pompe. Les amis de Volodia examinèrent un à un les articles présentés, et donnèrent leur avis sur le veston, le gilet, les boutons de manchettes et les souliers les mieux faits pour séduire Olga Varlamoff. Ils assistèrent aussi à la toilette de Volodia, le complimentèrent sur sa prestance, déjeunèrent avec lui et l’accompagnèrent, à cinq heures, jusqu’au domicile de la belle rousse. À la porte de l’hôtel particulier, tout blanc, tout neuf, flanqué de robustes lampadaires en fer forgé, ils s’embrassèrent.
— Tous nos vœux sont avec toi, mon chérubin, glapit Ruben Sopianoff.
Lorsque Volodia pénétra dans le salon d’Olga Varlamoff, il fut surpris de le trouver bondé à craquer de femmes, jeunes et vieilles, qui caquetaient en secouant leurs chapeaux à plumes. Volodia s’était attendu à une réunion intime, et il tombait dans une sorte d’assemblée plénière de la coquetterie et de la médisance. Il était le seul homme dans la pièce. Tous les regards se tournèrent vers lui et l’évaluèrent avec une curiosité marchande. Ces dames, se sentant chez elles, le soupesaient et le débitaient en tranches. Si la Varlamoff l’avait prévenu, il aurait retardé sa visite. Il jeta un regard furibond sur ce cercle de femelles abreuvées de thé et de sirops. La maîtresse de maison s’avançait vers lui, glissante et souple, dans sa robe noire à berthe de dentelle crème. Elle lui tendit la main et il lui baisa le bout des doigts, tandis que les chuchotements renaissaient dans son dos. Il grommela :
— Je tombe dans un harem !
— Vous devriez être content, puisque, paraît-il, toute la population féminine de Moscou ne suffirait pas à vous satisfaire.
— Quand on pense à une femme, les autres vous sont odieuses.
— Je vous étais odieuse, lorsque vous pensiez à vos jumelles trapézistes ?
— Laissez les trapézistes tranquilles, dit Volodia. Ce n’est pas pour vous parler d’elles que je suis ici.
— Ah ! non ?
Elle le saisit par le bras et l’entraîna vers ses invitées. Les présentations achevées, il fallut que Volodia s’assît sur une chaise, entre une vieille femme couperosée et une petite lycéenne à boutons. Il reçut une tasse de thé, une tranche de gâteau, des confitures. Et la conversation reprit, comme s’il n’avait pas été là. Ces dames parlèrent successivement, et avec un égal entrain, du mariage scandaleux d’une certaine Niouta avec un garçon dont on ne savait même pas s’il avait un père et une mère, de la mauvaise santé de l’écrivain Tchékhov, de l’excommunication de Tolstoï, des nouvelles tendances de la mode parisienne, des ravissants chapeaux que fabriquait une dénommée Betty, de leurs maris, de leurs enfants, de leurs rêves et d’une catastrophe de chemin de fer en Amérique du Sud.
Volodia se jugeait parfaitement ridicule, planté comme un collégien dans ce parterre de chapeaux, de voilettes et de rubans. Il crut entendre de petits rires et vérifia d’une main rapide l’ordonnance de sa toilette. Dix fois, il voulut se lever et prendre congé d’Olga Varlamoff. Mais il lui répugnait de s’avouer vaincu. Il tiendrait le coup, il expulserait ces volailles gloussantes. Pour précipiter leur départ, il songea un instant à raconter des anecdotes obscènes, ou à pincer la taille de la vieille tante couperosée, ou à retirer une chaussure pour se gratter le pied. Mais aucune de ces solutions ne le satisfaisait pleinement. De guerre lasse, il préféra commencer un monologue sur la politique extérieure de la Russie.
— J’ai vu un de mes amis, dit-il avec le plus grand sérieux, qui est très bien introduit auprès des ambassades anglaise et française, et qui m’a apporté des révélations capitales sur l’avenir de notre pays dans le cadre européen.
— Je ne vous savais pas friand d’indiscrétions politiques, dit Olga Varlamoff.
— Oui, oui, je parais léger à première vue. Mais, en fait, je suis un inquiet, un fureteur, un sentimental, un social, un inspiré. Mon ami m’affirmait que nous sommes à deux doigts d’une déclaration de guerre à la Chine.
— À la Chine ? s’écria une dame.
— Mon mari ne m’a jamais dit ça ! murmura une autre.
— Oui, dit Volodia, vous n’ignorez pas que le général Tchin-Haï-Tchang est au mieux avec le prince Tchang-Tso-Tching. Ce dernier, qu’un mariage morganatique a mis à la merci du parti libéral chinois, ne rêve, et cela se comprend, que de prendre pied en Sibérie.
Au début, les dames essayèrent de s’intéresser au discours véhément de Volodia. Mais, très vite, elles se fatiguèrent de l’entendre. Deux d’entre elles se levèrent pour prendre congé. Volodia les pourchassa jusqu’à la porte en agitant les mains au-dessus de sa tête :
— Rendez-vous compte de notre position délicate entre les tendances socialo-hégéliéno-darwiniennes des leaders de Pékin et les revendications slavo-sionistes de leurs adversaires ?
— Je vous en prie ! chuchotait Olga Varlamoff.
D’autres dames suivirent le mouvement de retraite. À sept heures du soir, le salon était vide.
— Eh bien, dit Olga Varlamoff à Volodia, après avoir raccompagné sa dernière amie, vous avez été d’une impertinence rare. Vous êtes content ?
— Très, dit-il, et il se mit à rire avec une si belle franchise qu’elle ne put s’empêcher de rire avec lui.
— Vous êtes un gamin ! dit-elle. Un gamin mal élevé !
— C’est ce qui fait mon charme.
— Et vous vous imaginez qu’après avoir chassé mes amies vous allez me convaincre en un temps record ?
— Je n’imagine rien, dit Volodia. Je suis heureux de vous trouver enfin seule, et c’est tout.
Traversant le salon, dont les sièges, rangés en cercle, semblaient poursuivre une conversation silencieuse, ils pénétrèrent dans un petit boudoir beige tendre, encombré de gros coussins, de statuettes et de fauteuils bas. Olga Varlamoff s’allongea à demi sur un canapé et désigna un fauteuil au jeune homme.
— Asseyez-vous et parlons encore de la Chine, dit-elle en souriant.
— La Chine ? Je voudrais y vivre avec vous, dit Volodia.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est loin ! Parce que personne ne nous y connaît ! Parce qu’on n’y parle pas notre langue ! Ainsi, vous seriez livrée à mon bon plaisir.
— Que vous êtes pressé !
— Horriblement !
En disant cela, il fixa un regard impudent sur la gorge tonde, le cou plein et laiteux de la jeune femme. Vraiment, elle était belle et désirable. Il y avait en elle une réserve voluptueuse, un mystère chaud et violent, qui montaient à la tête. Volodia se voyait déjà touchant de la main cette chair blanche qu’on imaginait partout, sous la robe, sous les bas, sous les souliers pointus. Il inventait ce corps, avec des courbes potelées à la naissance des bras, de longues avancées d’ombre sur le ventre, des renflements secrets et des parfums entrebâillés. Sans doute devinait-elle son excitation et en était-elle flattée ? Elle renversa légèrement le menton. Son cou se gonfla, se courba, et Volodia sentit qu’il allait dire des bêtises.
— Écoutez, murmura-t-il, je considère qu’il est inutile de feindre plus longtemps et d’échanger des paroles banales. Vous savez, mieux que si je vous l’avais crié, mon engouement pour vous…
— Je ne sais rien et je ne veux rien savoir, dit-elle.
— Ne mentez pas ! Ne jouez pas !…
Il s’était levé et la dominait de toute la taille.
— Je vous aime, dit-il. Et il ne s’agit pas d’un entraînement passager comme pour les autres. Il s’agit…
Elle demanda, les paupières rapprochées, les lèvres entrouvertes :
— Il s’agit ?
— Il s’agit de quelque chose que je n’ai jamais connu. Je… je crois que je vous respecte.
— Que ce doit être ennuyeux pour vous ! dit-elle.
— Excessivement ennuyeux, en effet, car je n’ai pas l’habitude de jouer au soupirant, la main sur le cœur et l’œil voilé.
— Je voudrais sincèrement vous éviter de le faire, dit-elle avec une moue de pitié narquoise. J’aimerais vous céder dans les délais qui vous sont coutumiers, c’est-à-dire, je pense, dans les vingt-quatre heures ; malheureusement, je n’ai aucune envie de vous avoir pour amant.
— Vous vous moquez de moi ! dit-il.
— Nullement. Je vous trouve beau garçon, élégant, spirituel, légèrement impoli. Je suis sûre que vous êtes un numéro de choix. Mais, plus je m’interroge, moins j’éprouve le besoin de vous admettre dans mon intimité.
— Mais on… on ne sait jamais d’avance, balbutiait Volodia.
— Moi, je sais. Pour succomber à votre offre flatteuse, il faudrait au moins que j’entrevisse la possibilité de vous aimer un jour. Or, je n’entrevois rien. Avouez que c’est désolant.
— Faites-moi confiance.
— Le risque est trop gros.
C’était la première fois, depuis son arrivée à Moscou, que Volodia se trouvait éconduit par une femme. Soudain, il douta de son charme et jeta un coup d’œil furtif à la glace du boudoir. Olga Varlamoff surprit son regard et sourit imperceptiblement :
— Vous vous demandez ce que je peux bien reprocher à votre physique ? Mais rien, mon cher. Vous êtes le modèle des amants. Et, cependant (ah ! c’est inexplicable !), il me semble que je préférerais un bossu. Il y a dans votre perfection quelque chose de… passez-moi le mot… de repoussant pour moi. Mais tant d’autres s’estimeraient heureuses d’être à ma place. Je suis sûre que, parmi les dames que vous avez effarouchées avec vos histoires chinoises, il y en a une bonne douzaine qui, cette nuit, rêveront éperdument de vous. Choisissez parmi elles.
— C’est vous que je veux, dit Volodia d’une voix sourde.
— Et moi, je ne veux pas de vous. C’est monstrueux, mais c’est comme ça. C’est absurde, mais il faut l’admettre.
Volodia haussa les épaules et se rassit dans un coin du boudoir.
— Vous avez déjà un amant, dit-il.
— Vous êtes d’une grossièreté pesante, mon cher. Je pourrais ne pas vous répondre et quitter la pièce. Mais je mets cette repartie sur le compte de votre dépit. Je n’ai pas d’amant. J’ai perdu mon mari, il y a quatre ans, et je ne l’ai remplacé par personne. Je parais très libre, très gaie, et, cependant, je vis seule. J’ai l’air d’aimer la compagnie des hommes, et, pourtant, aucun d’entre eux n’a dépassé le stade des compliments. Voulez-vous mon amitié, ma sympathie ? Elles vous sont acquises. Voulez-vous plus ? Adressez-vous ailleurs.
Volodia était honteux de son échec. Il regarda sa montre.
— Je vois que mon amitié ne vous intéresse pas, dit Olga Varlamoff. Vous ne vous dérangez que pour les affaires sérieuses.
Volodia poussa un soupir.
— Vous vous êtes bien moquée de moi, dit-il enfin. Je vous remercie pour cette leçon de modestie. Je m’en souviendrai.
— Que les hommes sont donc bêtes ! s’écria Olga Varlamoff. Si nous ne leur ouvrons pas les bras, ils s’imaginent que nous les méprisons et doutons de leurs qualités viriles. Ils ont un amour-propre placé si bas ! Soyons bons amis, Volodia. Vous voyez, je vous appelle : Volodia. Une grande amitié vaut mieux qu’un petit amour. Voulez-vous faire la connaissance de mon fils ?
— De votre fils ?
— Vous ne saviez pas que j’en avais un ?
— Si… Non… J’avais oublié…
— Vous prétendez m’aimer, et vous avez oublié que j’avais un fils. Venez que je vous le montre.
— Est-ce bien nécessaire ? dit-il d’un air rogue.
Elle avait posé la main sur le bouton de la porte. Elle laissa retomber le bras.
— À votre guise, dit-elle. Je vois que vous n’avez pas encore renoncé à vos illusions, ou à votre colère. Revenez me voir, un jour, lorsque vous serez plus calme. Je vous recevrai avec plaisir.
Le soir même, Volodia convoqua ses amis pour les mettre au courant de sa déconvenue. Toutefois, par vanité ou par prudence, il leur affirma qu’il était seul responsable de cet échec.
— J’ai très vite compris que j’avais affaire à une hystérique, à une sentimentale. Je n’allais pas me lancer dans des complications romanesques. J’ai battu en retraite. Elle était furieuse de me voir partir…
— Oui, oui, disait Sopianoff sans grande conviction. Tu as bien fait…
Mais Volodia devinait la réserve de ses compagnons et enrageait de les avoir déçus. À mesure que les heures passaient, sa rancune contre Olga Varlamoff devenait plus ardente. Mentalement, il la détestait, l’injuriait, la traînait dans la boue. Lui avoir fait ça ! Elle méritait qu’on lui crachât au visage !
Pour se venger, il organisa un petit souper à domicile, auquel ses camarades convièrent quelques actrices faciles. Très vite, les « actrices » furent à moitié nues, et Ruben Sopianoff s’amusait à leur planter du persil dans les narines. L’une d’elles monta sur la table et dansa avec un verre sur la tête. Après quoi, Khoudenko et Stopper vidèrent toutes les bouteilles de champagne dans la baignoire, et ces dames se trempèrent, à tour de rôle, dans le jus pétillant, tandis que leurs hôtes chantaient à tue-tête des marches militaires. Volodia battait la mesure sur une casserole. Il était ivre et désespéré. Une jeune femme vint s’asseoir sur ses genoux, toute rieuse et ruisselante, et lui demanda de la frictionner avec un gant de crin. Il mit une telle violence à lui obéir que la malheureuse, le dos écorché, jeta des cris affreux, se débattit et le traita de bourreau. Mais il la maintenait furieusement plaquée contre sa poitrine et respirait, avec une satisfaction mêlée de dégoût, son odeur de sueur blonde et de champagne. Tout en la malmenant, tout en la haïssant de la sorte, il ne cessait de penser à la Varlamoff. Il lui semblait que c’était la chair opulente de la Varlamoff qu’il corrigeait, ses cheveux souples qu’il tirait à poignées. Il répétait :
— Ça t’apprendra ! Ça t’apprendra !
Puis il repoussa cette inconnue gonflée de larmes, avec ses cuisses trop grosses et ses seins ahuris. Autour de lui, il voyait ses amis vautrés sur le carrelage de la salle de bains. Il écoutait les cris aigus des filles, que tâtaient des mains impatientes. Assourdi, écœuré, il les quitta et se réfugia dans sa chambre. La femme nue vint le rejoindre et s’étendit sur le lit à son côté.
— Tu es une brute. J’aime ça, disait-elle.
Son haleine sentait le vin. Sa peau était molle, obéissante. Volodia, fatigué, se laissait caresser par elle. Dans ses oreilles, il entendait la litanie fastidieuse :
— Tu es beau ! Ce que tes cheveux sont bouclés pour un homme ! Et cette peau blanche que tu as ! Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Réponds ! Mais réponds donc ! Tu ne veux pas ? Je vois ce que c’est. Tu es amoureux ?
Volodia secoua la tête :
— J’ai envie de dormir.
— L’un n’empêche pas l’autre, dit la femme. Au contraire.
Des images incohérentes traversaient l’esprit de Volodia. Il s’imaginait fustigeant la Varlamoff, qui, à genoux, demandait grâce. Puis il réfléchissait à sa dernière entrevue avec Michel. Avait-il eu raison de renoncer à quitter les Comptoirs Danoff ? Après tout, ses fonctions de chef de la publicité ne l’occuperaient que quelques heures par semaine. Et, grâce à la solution préconisée par Michel, il garderait un contact permanent avec l’affaire. Si, par malchance, les subsides maternels venaient à lui manquer, il aurait toujours la faculté de reprendre au bureau un travail plus absorbant et plus utile. Les ponts n’auraient pas été coupés. Il ne fallait jamais couper les ponts. Avec la Varlamoff, il n’avait pas coupé les ponts. Que cette femme était donc belle, désirable et intelligente ! Elle avait un grain de beauté à la naissance des seins. Volodia évoquait ce grain de beauté avec une précision pénible. Sa tête lui faisait mal. Il avait l’impression qu’une barbe épaisse lui couvrait les joues. Kisiakoff avait une barbe longue, large et noire. Pourquoi Michel lui avait-il parlé de Kisiakoff et de sa mère ? Un cochon, ce Kisiakoff ! Lioubov avait eu raison de le fuir. Mais qui était le séducteur ? Un nommé Prychkine, avait dit Michel. Un acteur. S’il était un acteur, les petites actrices devaient le connaître.
— Connais-tu un certain Prychkine ? demanda Volodia à la jeune femme qui lui mangeait les joues de baisers ravageurs.
— Bien sûr. Il fait surtout des tournées.
— Il est comment ?
L’autre haussa les épaules :
— Ni bien ni mal.
— Il a du talent ?
— Je ne crois pas… Je ne sais pas… Je ne l’ai jamais vu jouer…
— Mais tu as couché avec lui ?
— Non.
— Et tes copines ?
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Cela m’amuserait de savoir.
— Tu es bête comme un hibou, soupira la femme. Je crois que Katia, la petite brune qui louche un peu, a été avec lui. Tu veux que je l’appelle ? Elle s’amuse avec ton ami, le gros qui a tant de poils sur la poitrine. Elle pourra te dire.
— Laisse-la, dit Volodia. Vous êtes toutes des putains. Toi, Katia, Lioubov, Tania, ma mère. Des chiennes, voilà tout.
— C’est pas désagréable, une chienne, dit la femme.
Et elle embrassa Volodia sur les lèvres. Il reçut un poids mou et agile dans la bouche, avala une salive étrangère et se débattit faiblement :
— Fous-moi la paix !
— T’aimes pas quand on t’embrasse ?
Il avait envie de vomir. Il se leva, passa dans les lavabos. Lorsqu’il revint, il se sentait mieux. La petite femme blonde s’était levée et commençait à se rhabiller.
— Recouche-toi, lui dit-il.
Docile, elle se recoucha. Il la regarda, nue et simple, étendue devant lui comme une bonne victime. Elle était jolie. Elle ne faisait pas d’histoires. Pourquoi diable fallait-il qu’il lui préférât cette Varlamoff, si distinguée, si compliquée et si lointaine ?
— Toutes les femmes devraient être comme toi, dit Volodia.
— Mais elles le sont, répondit l’autre avec douceur.
Volodia demeura interloqué par cette phrase banale.
Une brusque gaieté circulait dans son corps. Il se mit à rire.
— Bien sûr, elles le sont, reprit la fille. Seulement, il y en a beaucoup parmi elles qui ne veulent pas que ça se sache.
— Voilà, s’écria Volodia en claquant des doigts : elle ne veut pas que ça se sache ! Elle ne veut pas que ça se sache !
Il se pencha vers le lit et enlaça la fille qui roucoulait de plaisir :
— Oh ! toi ! Ce que tu me plais ! Tu es mon petit prince doré ! Mon petit dieu rose !
De la pièce voisine, venaient les braillements de Sopianoff et de Khoudenko :
Avec Katka, la servante,
Je m’unirai devant l’autel,
Et, dès la semaine suivante,
Nous ouvrirons un bordel !
— Vos gueules ! hurla Volodia.
Il éteignit la lumière et serra dans ses bras un corps sans nom et sans visage qui répondit aimablement à son effort.
Le lendemain, à midi, un laquais, glabre et digne, vint réveiller ces messieurs et ces dames qui dormaient pêle-mêle dans la chambre de Volodia. Les actrices poussèrent des cris stridents et s’enfuirent vers le cabinet de toilette. Mais le regard du larbin ne dévia pas d’une ligne au passage de ces naïades échevelées. Il apportait le plateau du petit déjeuner. Le reste ne l’intéressait pas. Volodia et ses amis votèrent à l’unanimité une motion d’excellence en l’honneur de ce serviteur impeccable.
— Youri, tu es un héros ! clamait Volodia. Je t’augmente de dix roubles par mois. Et je te permets de choisir l’une de ces jeunes personnes pour passer la nuit avec toi.
— Monsieur oublie que je suis marié, dit Youri, sans que tressaillît une fibre de son visage.
— Bravo, Youri ! s’écria Sopianoff. Ce n’est pas dix roubles, c’est quinze roubles qu’on devrait t’offrir, et une auréole en papier doré pour tes jours de sortie. Mais, entre nous soit dit, tu pourrais t’arranger pour que ta femme ne sache rien.
— Je ne suppose pas que je pourrais m’arranger ainsi, monsieur, répondit Youri en déposant son plateau. D’ailleurs, je ne suis pas porté sur la chose. Et ces dames sont trop distinguées pour moi.
Volodia crut apercevoir un fin sourire de mépris sur les lèvres du valet de chambre.
— Ça va, ça va, dit-il, tu peux te retirer.
Cependant, comme Youri s’éloignait d’une démarche glissante, il le rappela :
— Eh ! Youri ! Tu commanderas une corbeille de roses rouges, et tu la feras porter avec ma carte à l’adresse de Mme Varlamoff.