CHAPITRE XI

Ayant résolu d’éblouir Nina par le nombre et la variété de ses distractions, Tania ne lui faisait grâce d’aucune sortie. Elle lui imposa son coiffeur, lui acheta des chapeaux, lui choisit un parfum et la présenta successivement à tous ses amis. Dans le fond de son cœur, elle eût aimé que Nina parût la jalouser un peu. Mais Nina ignorait l’envie. Les toilettes, les bijoux, les bibelots de Tania éveillaient son admiration, mais non sa convoitise. On eût dit, vraiment, qu’elle ne souhaitait pas ressembler à sa sœur. Souvent, lorsque Tania lui prêtait une robe pour le soir, elle murmurait en caressant du bout des doigts l’étoffe riche et lourde :

— Comme c’est joli ! C’est trop joli pour moi !

Cette humilité exaspérait Tania plus que ne l’avait fait la coquetterie fielleuse de Lioubov.

— Comment veux-tu plaire, si tu joues la souillon ? Il faut briller. Par tous les moyens. Tu es mignonne, pourtant ! Viens que je t’arrange !

À Michel, Tania expliquait que sa sœur cadette n’était pas tout à fait normale :

— Rien d’essentiel ne l’intéresse : les jeunes gens, les toilettes, la danse… On dirait qu’elle n’est pas vivante, ou qu’elle a soixante-dix ans, ou qu’elle est obsédée par une idée fixe. C’est une sorte de maladie, n’est-ce pas, l’idée fixe ? Il faudrait lui trouver quelqu’un.

— Tu voulais déjà trouver quelqu’un à Volodia. À présent, c’est ta sœur que tu songes à marier. Ouvre une agence ! disait Michel.

— Eh bien, oui ! C’est plus fort que moi. Quand je vois un être malheureux, solitaire, il faut que je lui vienne en aide.

Pour mener à bien son programme, Tania organisa un dîner chez Yar et invita deux jeunes gens à l’intention de Nina. Les deux jeunes gens firent la cour à Tania d’un bout à l’autre de la soirée, et ce fut Michel qui dut s’occuper de la jeune fille. Tania fut fâchée d’avoir accaparé l’attention de ces prétendants et accusa Nina de décourager les hommes par sa retenue.

— Tu n’arriveras à rien de cette façon-là, disait Tania.

— Mais je ne veux arriver à rien, chérie, disait Nina.

« Ne vouloir arriver à rien » était une expression qui déconcertait Tania. Tania avait toujours envie de quelque chose : une bague, un gâteau, un spectacle, un paysage. Son appétit d’impressions nouvelles était démesuré, dévorant. Elle brûlait sur place de mille curiosités contraires.

— J’ai du sang dans les veines, moi ! s’écriait-elle. Et toi, Nina, on dirait que ton cœur ne brasse que du petit lait.

Nina baissait la tête et ne répondait rien. Elle admirait sa sœur pour sa vivacité et pour sa bonne humeur. Mais elle se sentait incapable de l’imiter. Ses joies, à elle, étaient intérieures et humbles. La lumière et le bruit lui causaient une espèce d’appréhension. Les conversations mondaines lui paraissaient à la fois futiles et incompréhensibles. Les hommes l’ennuyaient. Elle les jugeait fats, sonores et inutiles. Ils faisaient de grosses plaisanteries, parlaient politique, fumaient, buvaient et vous regardaient dans les yeux d’une manière impudente. Ils ne pensaient qu’à leurs cravates et à leurs succès féminins. On ne pouvait rien leur dire qu’ils n’interprétassent en leur faveur. Pourquoi les femmes recherchaient-elles aussi bassement leur suffrage ? Était-il vrai que certaines jeunes filles devenaient folles parce qu’elles n’avaient pas connu à temps l’étreinte qui les eût révélées à elles-mêmes ? Elle était anormale sans doute, puisqu’elle n’éprouvait aucune attirance envers les messieurs. Ce n’était pas désagréable d’être anormale et de trouver son bonheur dans la compagnie des parents et dans les soins quotidiens du ménage. Vraiment, elle ne voyait pas en quoi elle était à plaindre !

— Laisse-moi telle que je suis, Tania, disait-elle en souriant. Je t’assure que je ne souhaite pas changer.

— Et pourtant, il le faut, ma petite, disait Tania. Tu ne peux pas désirer le mariage, parce que tu n’as pas encore aimé ! Mais, quand tu auras aimé ! Ah !

Elle renversait la tête et allongeait la main dans un geste de prêtresse :

— Quand tu auras aimé, tu ne sauras plus t’arrêter, ma chère. Je te trouverai quelqu’un. Dommage que Volodia soit entiché de cette Varlamoff. C’est un garçon comme lui qu’il t’aurait fallu. Je vais y réfléchir.

— Ne te presse pas.

— Non, non. Je ferai bien les choses. C’est demain dimanche. Je te prêterai une robe. Et nous sortirons nous promener en calèche, avec Michel.

Le soir même, Michel revint à la maison dans un état d’agitation extrême.

— Ils ont assassiné Sipiaguine, dit-il.

— Qui ? demanda Nina.

— Sipiaguine, le ministre de l’Intérieur.

— Et qu’avait-il fait, ce Sipiaguine ? demanda Tania en se recoiffant devant sa psyché.

— Il avait essayé de gouverner. Oh ! ce n’était pas un aigle. Mais chaque attentat nous rapproche d’une révolution. La police perquisitionne à droite, à gauche. Les étudiants se soulèvent. Les gendarmes stationnent dans la rue Mokhovaïa. À Pétersbourg, les cosaques ont dispersé à coups de sabre une manifestation sur la perspective Nevsky. Voilà, voilà les nouvelles. Hier Bogoliepoff, aujourd’hui Sipiaguine…

— C’est affreux, dit Tania. Mais tout grand pays a ses crises de nerfs.

Michel s’assit dans un fauteuil et secoua la tête.

— Espérons qu’il ne s’agit que d’une crise de nerfs, dit-il.

Son visage exprimait une colère, un dégoût sauvages. Nina le regardait avec inquiétude et pensait à Nicolas et à ses amis socialistes. « Sipiaguine assassiné… La police perquisitionne… » Se pouvait-il que Nicolas fût lié avec cette bande de meurtriers anonymes ? N’allait-on pas l’arrêter, l’enfermer en prison ? Une crainte atroce lui serrait le cœur. Elle demanda :

— Ces gens, ces assassins, ce sont des révolutionnaires, des socialistes, n’est-ce pas ?

— Bien sûr !

— Des amis de Nicolas ?

Michel hésita une seconde et dit :

— Non… Nicolas n’a rien à voir dans l’affaire… Enfin… Il ne faut pas confondre…

Nina se sentit soulagée.

— Les canailles ! Si on me laissait faire ! grommelait Michel.

— Tu n’es pas à Armavir, Michel, dit Tania.

— Je le regrette parfois.

Il se dressa et colla son front à la vitre.

— Il fait sombre déjà, dit-il. Les gens courent comme des fourmis. Et ils ne savent pas, ils ne savent pas…

À ce moment, le valet de chambre annonça M. Bourine, et Volodia pénétra dans la pièce en coup de vent. Il paraissait bouleversé, les cheveux défaits, les yeux hors de la tête.

— Tu sais les nouvelles ? s’écria-t-il.

— Sipiaguine assassiné ? dit Michel.

Volodia claqua des doigts en signe d’impatience.

— Non, dit-il.

Et, s’approchant de Michel, il lui souffla à l’oreille :

— La Varlamoff m’a écrit pour me remercier de lui avoir envoyé des roses !


Chaque dimanche matin, après la messe, Michel et Tania se rendaient en calèche à la promenade du parc Pétrovsky.

Cette promenade était le lieu de rencontre de tous les équipages élégants de la ville. Il s’y faisait une concurrence effrénée de harnais d’argent, de chevaux de prix et de cochers barbus. Les attelages étaient l’expression de la fortune et du goût de leurs propriétaires. La moindre faute de présentation était aussitôt innovation heureuse, chaque toilette inédite y recevait sa consécration. Tania raffolait de ces parades orgueilleuses. Et elle se promettait une joie double à l’idée de l’étonnement et de l’admiration de Nina devant le défilé des voitures.

Dès la veille au soir, l’ordre fut donné au palefrenier de préparer l’équipage. Il fallait trois heures de travail pour astiquer les harnais, peigner et nouer les crinières et les queues des chevaux, nettoyer leurs sabots et les passer au cirage. La calèche attelée, on hissait le cocher sur son siège. Ses jambes étaient prises dans une vaste couverture de laine, tendue au point de lui interdire tout mouvement. Sa houppelande matelassée étaient tirée, épinglée, de façon qu’aucun pli ne dérangeât l’étoffe. Immobile, rembourré et ficelé comme un mannequin, il attendait l’arrivée des maîtres.

Les chevaux piaffaient, énervés par l’approche du départ. C’étaient deux trotteurs Orloff, de robe alezane, longs et musclés, aux têtes minces. L’un d’eux, Boyard, était depuis un an au service de Michel. L’autre, Sokol, avait été acheté quinze jours auparavant. Le cocher le disait malveillant et peureux.

En descendant du perron, Michel inspecta rapidement la voiture, les harnais, la tenue des chevaux. L’ensemble était impeccable. Tania et Nina s’installèrent sur la banquette du fond. Michel s’assit en face d’elles, le dos tourné au cocher. Tania avait revêtu pour la circonstance une jaquette couleur champagne à brandebourgs mordorés, très serrée à la taille. Ses cheveux étaient coiffés d’un chapeau pétillant de plumes et de paille blonde. Nina portait une toilette rose et gris, un peu triste, mais distinguée. Il faisait doux. Dans le ciel, d’un bleu-vert très pâle se dénouaient de lents nuages de lait. La fonte des neiges avait laissé une boue brune sur la chaussée. Les toits étaient luisants de la dernière pluie. Aux fenêtres des maisons voisines, quelques figures curieuses se penchaient pour admirer le riche équipage des Danoff. Le cocher, fier de sa calèche, de ses chevaux et de ses maîtres, bombait le torse, étendait les bras.

— On y va, barine ?

— En route.

La voiture démarra doucement, prit de la vitesse en s’engageant dans le boulevard Tverskoï, tourna dans la rue Tverskaïa et fila sur la route de Saint-Pétersbourg.

— Il faut avoir vu la promenade du parc Pétrovsky, disait Tania. On y rencontre les gens les plus élégants, les plus influents, les plus riches de Moscou. C’est le rendez-vous de toutes les jalousies. C’est le terrain de jeu de toutes les ambitions…

Nina écoutait distraitement sa sœur et regardait couler, de droite et de gauche, le courant régulier des façades et des visages. Michel, lui, ne s’intéressait qu’aux chevaux. La tête inclinée, les traits tendus, il surveillait le martèlement des sabots sur la chaussée.

— Ils marchent bien, dit-il. Ce sera une des plus belles paires de Moscou, si Onoufri sait les tenir. Plus vite, Onoufri.

Onoufri claqua de la langue, et l’équipage dépassa en trombe un landau plein de vieilles dames vêtues de mauve. Tania les salua d’un sourire et chuchota en se penchant vers Nina :

— La comtesse Bourtzeff et ses trois sœurs…

Quelle que fût l’indifférence de Nina pour les élégances du parc Pétrovsky, elle ne put retenir un cri de surprise au spectacle de la grande allée, bordée d’arbres noirs, où se déversait le flot miroitant des attelages. Une marée de calèches, de coupés, de cabriolets, de tilburys, de landaus et de victorias roulait vers le restaurant Mauritanie. L’équipage de Michel s’inséra dans cette masse écailleuse et mouvante. Autour de Nina, des panneaux armoriés scintillaient au soleil, des glaces limpides éclaboussaient les visages d’un reflet blanc, des essieux brillaient, des roues tournaient, rouges et noires, infatigablement. À chaque arrêt de la circulation, les chevaux secouaient leur écume et faisaient tinter leurs harnais d’argent. Des têtes se penchaient hors des voitures. Quelques femmes, très jolies, au teint animé par la course, souriaient sous des échafaudages de plumes vaporeuses et de fleurs. Des messieurs aux cols de neige ôtaient leur chapeau pour un court salut. D’une file à l’autre, se répondaient des voix amicales :

— Chère amie ! Votre nouveau trotteur est une merveille ! Qui vous l’a vendu ?

— Et ce chapeau ?…

— Serez-vous chez les Stassoff, ce soir ?

— Ma tante est malade !

— Ah ! On m’avait dit qu’il allait entrer au corps des pages.

Et, tandis que les bouches parlaient pour ne rien dire, des regards de femmes, précis et impudents, évaluaient les toilettes et les harnachements de l’équipage voisin.

Puis, les attelages repartaient au trot. Les cochers étendaient les bras et se mettaient à flotter, tout droits, comme des bouées au-dessus du courant. Les moyeux grinçaient, les sabots sonnaient sec sur le sol, des croupes lustrées de sueur se soulevaient et s’abaissaient à contretemps. Parfois, un cavalier se faufilait entre les voitures, la taille orgueilleuse, la cravache au poing. Et, des deux côtés de l’allée, les piétons endimanchés reluquaient avidement ce torrent de sellettes, d’œillères, de timons, de crinières, de chapeaux et de sourires distingués.

— Dieu que c’est beau ! soupira Nina.

— Tu vois ! Tu vois ! s’écria Tania, en faisant signe de la main à une dame blanche et fine qui conduisait elle-même son buggy tout neuf. Regarde celle-ci, on prétend qu’elle est la maîtresse d’une haute personnalité ecclésiastique, elle sort toujours seule. Et elle a une bonne qui est muette. Regarde à droite, maintenant. Quelle horreur, cette toque en fourrure qui pique sur le nez ! Tiens, les Mamontoff ont une nouvelle voiture ! Boris ! Boris ! Il y a un siècle qu’on ne vous a vu ! Serez-vous au théâtre Korsch, ce soir ?

Un jeune cavalier s’arrêta devant la calèche, baisa la main de Tania, dit quelques mots en français et s’éloigna en riant aux éclats.

— Il monte comme un ivrogne, dit Michel.

— N’empêche qu’il a les plus belles bottes de Moscou, dit Tania.

Dans une calèche bleue, trônait un général à favoris de coton et au poitrail constellé de décorations. Il avait posé son sabre entre ses jambes et il paraissait dormir.

— Lui aussi, nous le connaissons, dit Tania avec une fierté inutile. Si seulement il tournait la tête !

À mesure que la calèche avançait dans le parc, les files se desserraient, les voitures s’écartaient, s’échappaient par des voies de traverse. Un instant, le champ fut libre devant l’équipage de Michel.

— Va, Onoufri, cria Tania.

Onoufri fouetta ses bêtes. La calèche vibra et partit au trot accéléré dans l’avenue.

— Vite, vite ! J’adore la vitesse, dit Tania.

— N’oublie pas que Sokol est un cheval tout jeune. Il est imprudent de le pousser à fond, dit Michel.

La calèche rasa le trottoir.

Nina s’appuya contre sa sœur. Michel souriait et se frottait les mains :

— Les braves bêtes ! Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! Un mouvement d’horlogerie.

Comme il achevait ces mots, un craquement sourd ébranla la voiture. La calèche heurta une pierre, tressauta, retomba, déséquilibrée. Michel devint très pâle :

— Le timon ! Pourvu que le timon n’ait pas cédé, dit-il.

Au même instant, le cocher tourna vers lui sa face blême.

— Barine ! Barine ! dit-il. Le timon…

— Retiens les bêtes, glapit Michel.

Il était trop tard. Effrayé par le choc, Sokol avait pris le galop et entraînait Boyard dans une fuite désaccordée. Le cocher avait beau tirer sur les guides, les chevaux fonçaient droit devant eux. Emballés, furieux, ils secouaient la calèche. Michel se cramponnait à son siège. Tania et Nina, blotties l’une contre l’autre, criaient à pleine bouche :

— Au secours ! Arrêtez-les !

Une bonne distance séparait encore l’équipage du gros des voitures qui bloquaient le carrefour. Mais cet espace diminuait de seconde en seconde, et l’accident était inévitable.

— Calmez-vous, dit Michel aux deux sœurs. Ce ne sera rien…

Des larmes glissaient sur le visage défait de Tania :

— Ils vont nous tuer ! J’ai peur ! Michel ! Michel !

Tout à coup, un cahot plus violent que les autres bouscula le cocher. Vidé de son siège, Onoufri roula en boule sur le sol. Les bêtes ne se sentant plus tenues prirent encore de la vitesse.

Des arbres, des figures fondaient en trombe, de part et d’autre de l’allée. Une victoria, qui était sur la droite, disparut, happée par le vent de la course. Michel se découvrait seul, faible et comme déjà mort. Que faire ? Il ne fallait pas songer à sauter en marche. Et comment rattraper les guides qui traînaient à terre, entre les chevaux ? Avec des mouvements d’une infinie prudence, Michel s’accroupit dans le fond de la calèche et s’accrocha, de la main gauche, au rebord du siège. Ensuite, il descendit sur le marchepied, plia le genou, pencha le torse. La chaussée filait sous ses yeux, tissée de vitesse. Plus loin, entre les sabots de Sokol, les guides, lâchées par Onoufri, sautillaient sottement à chaque foulée. Atteindre ces guides. Michel avança la main droite. Ses doigts tremblants s’égratignèrent aux cailloux sans toucher les courroies. La tête gonflée de sang, l’épaule déboîtée, il s’allongea encore. Mais, d’une saccade, les guides évitèrent son approche. On les eût dit vivantes, reptiliennes. Elles se moquaient de lui. Des mottes de terre bombardaient le visage de Michel. S’il perdait l’équilibre, c’était la chute. Devant lui, derrière lui, tournaient les roues. Au-dessus de lui, il entendait les hurlements de Tania. Il songea à Artem, soudain, à la jument noire. Puis, il cligna des paupières, et, dans un suprême effort, se porta de tout le corps en avant. Une secousse faillit le précipiter hors de la calèche. Mais il ne sentait rien. Étiré, disloqué, il griffait des doigts la terre rapide. Et, brusquement, sa main se referma sur la boucle des guides. Il les tenait. Lentement, il se redressa. Ses oreilles sonnaient. Un voile rouge dansait devant ses prunelles.

Quelques mètres séparaient à peine les chevaux emballés des premières voitures, dont les occupants, debout, agitaient des parapluies et poussaient des cris d’effroi.

— C’est le moment. Mon Dieu, aidez-moi, dit Michel.

Ensuite, campé d’aplomb sur ses jambes, il emplit d’air ses poumons, leva les yeux au ciel et, de toutes ses forces, de tout son poids, tira les guides à la renverse. Sokol, étranglé, buta et s’effondra sur le flanc, Boyard s’immobilisa. Un nouveau choc inclina la voiture. Mais elle retomba sur ses quatre roues. D’un bond, Michel fut à terre. Il saisit les chevaux au mors.

Sokol, agenouillé, râlait, bavait, tournait des regards apeurés vers son maître. Boyard tremblait de tous ses membres. Déjà, les curieux accouraient et encerclaient la calèche.

— Occupez-vous des dames, leur cria Michel.

Lui-même, écorché, taché de boue, se tenait devant les bêtes et les flattait de la voix et du geste.

— Là, là… Calmez-vous, mes petits… Là, là…

Le cocher arriva sur ces entrefaites. Il boitait. Il avait la lèvre ouverte.

— Dételle les chevaux, lui dit Michel.

Des dames en toilettes somptueuses, des douairières à voilettes, des messieurs diligents s’empressaient autour des deux jeunes femmes. Tania, très pâle, sans chapeau, les cheveux défaits, s’appuyait au bras du général à favoris de coton. Une petite vieille, toute plissée et surmontée par un extraordinaire oiseau de paradis, tapotait les mains de Nina et présentait une fiole de rhum à ses lèvres. Michel s’approcha de Tania et demanda doucement :

— Pas de mal ?

— Non… La peur simplement… Mais toi ?

— Ça va, dit-il.

Et il rit un peu nerveusement.

La foule grossissait à vue d’œil. Le cercle des premiers spectateurs se doublait de têtes nouvelles à casquettes et à capelines. Des gens criaient :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Paraît qu’on a écrasé quelqu’un !

— Mais non, c’est ce monsieur qui s’est jeté à la tête des chevaux emballés.

Une allégresse puissante dilatait la poitrine de Michel. Il avait risqué sa vie pour sauver Tania. Quel dommage qu’aucun de ses Tcherkess n’eût été là pour le voir à l’œuvre !

Lentement, il revint aux chevaux qu’Onoufri dételait avec l’aide d’autres cochers.

— Tu les ramèneras à la main, dit Michel.

Nina le rejoignit, comme il se penchait pour examiner les genoux de Sokol.

— Grâce à Dieu, il est à peine écorché, disait-il.

Elle l’appela :

— Michel !

Il releva la tête :

— Ah ! c’est vous ? Je m’excuse, ma petite fille, de vous avoir causé une émotion pareille.

Nina le contemplait avec des yeux brillants de larmes.

— Non, non, c’est très bien ainsi, murmura-t-elle.

Onoufri emmena les chevaux. La foule se dispersa par petits groupes bavards. Michel héla un fiacre. Une fois installée dans la voiture, Tania éclata en sanglots et baisa les mains de son mari.

— Mon chéri, mon chéri, balbutiait-elle. J’ai eu si peur !

Nina, assise en face du couple, ne disait mot. Il lui semblait que son cœur venait de se rompre et qu’une onde joyeuse envahissait son corps. Sans doute était-ce parce qu’elle avait échappé à un grand danger qu’elle se découvrait tout à coup si heureuse de vivre. Elle regarda Michel. Son visage brun et dur était couvert de sueur. Une ferronnerie de la voiture avait éraflé sa joue gauche. De ses doigts forts et souillés, il pétrissait les mains blanches de Tania. « Comme ils sont heureux ! comme ils s’aiment ! » songea Nina.

Le fiacre allait au petit trot. Des arbres dépouillés défilaient, sur un ciel de nuées pâles. Au loin, brillaient les vitres du restaurant Mauritanie.

— Nous y boirons un verre de porto, dit Michel, et vous rectifierez votre toilette avant de rentrer chez nous.

Cette phrase parut à Nina empreinte d’une douceur et d’une intelligence particulières. Tania, les bras levés, épinglait son chapeau sur sa tête.

— Nina a été très forte, dit-elle en souriant. Je serais devenue folle si elle ne m’avait pas serré la main.

— Oui, Nina est une courageuse petite fille, dit Michel.

La jeune fille rougit et baissa les yeux. De nouveau, elle se sentait allégée, soulevée par un souffle tiède. Et elle n’avait pas la force de parler.

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