CHAPITRE XIX
La seconde année d’études à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad était sensiblement plus agréable que la première. Depuis le départ des anciens, les « animaux médiocres » avaient pris le titre de « cornettes honoraires » et imposaient aux nouvelles recrues les punitions traditionnelles dont ils avaient souffert, eux-mêmes, quelques mois plus tôt. Akim était plus intransigeant que quiconque sur le respect des coutumes. Il détenait un cahier, où il s’efforçait de résumer, à l’usage des générations futures, l’ensemble des lois qui régissaient les rapports des jeunes élèves avec les vétérans. Et il ne manquait pas une occasion de châtier les animaux médiocres qu’il surprenait dans une tenue négligée, ou fumant dans un couloir sans autorisation. Aucune excuse, aucune plainte ne le détournait de sa décision. Incorruptible et glacial, il suscitait la terreur des jeunes et l’admiration des anciens. En vérité, ce n’était ni par méchanceté, ni par esprit de revanche, qu’il se déchaînait ainsi contre le troupeau ahuri des « nouveaux ». Il les trouvait même sympathiques, attachants et dignes de leurs aînés. Il se fût volontiers attendri sur leur sort. Mais il se faisait un devoir de les traiter suivant la règle de l’École. Et ce devoir lui était d’autant plus cher qu’il le jugeait pénible. Vaillamment, il luttait contre sa gentillesse naturelle. Nul ne soupçonnait ses efforts pour maintenir, aux yeux de tous, une apparence de rigueur. On eût fort étonné les victimes, en leur apprenant que « le crocodile » souffrait d’insomnies, et se retournait dans son lit pour étouffer la pitié coupable que lui inspirait tel jeune camarade dont il avait inscrit le nom pour une corvée.
D’ailleurs, la sévérité d’Akim envers les animaux médiocres n’avait d’égale que son dévouement à la cause des cornettes honoraires. La « fraternité d’armes » était pour lui une religion complète par elle-même. Certain dimanche, un ami d’Akim, nommé Roumievsky, célèbre par ses démêlés avec la Direction, avait sauté le mur de la caserne pour se promener en ville après l’appel du soir. À la sortie d’un restaurant, Roumievsky se heurta au commandant de l’escadron accompagné de sa femme. Le junker salua son supérieur, et celui-ci lui rendit le salut, après une seconde d’hésitation. Roumievsky était atterré. Mal noté par ses chefs, menacé à trois reprises d’exclusion, il risquait fort d’être renvoyé de l’École pour cette dernière incartade. Renonçant à toutes les distractions qu’il avait prévues, il revint à la caserne et confia ses inquiétudes aux camarades de chambrée. Akim le rassura et lui promit d’arranger les choses. Le lendemain matin, en présence de tout l’escadron aligné pour l’appel, le commandant cria d’une voix terrible :
— Junker Roumievsky.
Roumievsky, pâle, le regard éteint, sortit des rangs et se planta au garde-à-vous devant son chef.
— Junker Roumievsky, poursuivit le commandant. Vous êtes classé dans la troisième catégorie pour votre conduite. Je vous ai plusieurs fois menacé d’exclusion. Hier, vous êtes sorti en ville sans permission valable. Je vous signale, en conséquence, que j’ai adressé un rapport à la Direction pour demander votre renvoi. Rompez.
Ayant dit, le commandant passa devant le front des élèves, et grommela en manière de conclusion :
— Vous, vous et vous, il faudra vous faire couper les cheveux à la longueur réglementaire.
Puis, il se rendit au bureau. Ce fut là qu’Akim le rejoignit et le pria de vouloir bien l’entendre. À en croire les affirmations du junker Arapoff, ce n’était pas Roumievsky, mais lui, Akim, que le commandant avait rencontré dans la rue.
— Est-ce que vous vous moquez de moi ? hurla le commandant. Je ne suis pas aveugle ?
— Il faisait déjà sombre, votre Haute Noblesse !
— Vous avez une tête de moins que votre camarade !
— Je me tenais très droit !
— Et… et… enfin vous ne vous ressemblez pas du tout !
— L’uniforme…
Le commandant croisa les bras sur sa poitrine :
— Vous voudriez me faire admettre que c’est vous qui êtes sorti sans permission, et que c’est vous que j’ai vu et que… Mais c’est de l’insolence, junker Arapoff !
— Je vous affirme que c’est moi qui me trouvais hier à la sortie du restaurant.
— Mais…
— Je peux même donner le nom du restaurant et des détails sur la toilette de Madame votre épouse.
Le commandant se mit à tiquer nerveusement du genou. Ses sourcils étaient froncés. Ses paupières baissées voilaient son regard. Tout à coup, il releva la tête.
— Junker Arapoff, je ne suis pas un dindon, dit-il. Je sais que vous cherchez à disculper Roumievsky en prenant sur vous la responsabilité de son inconduite. Vos notes sont assez bonnes pour que cette infraction au règlement n’entraîne pour vous qu’une semonce, alors que Roumievsky risque d’être purement et simplement renvoyé. Le raisonnement est juste. Je vous en félicite. Mais je vous félicite aussi pour votre sens de l’amitié. Allez dire à votre camarade, que, grâce à vous, je suspends le rapport défavorable que je voulais expédier à la Direction. Mais cette mesure de clémence sera la dernière.
Le soir même, après l’extinction des feux, les cornettes honoraires promenèrent Akim en triomphe à travers les chambrées. Roumievsky, en caleçon et casquette de parade, précédait le cortège. Il gambadait comme un singe. Il hurlait : « Le héros d’Elizavetgrad ! Le héros d’Elizavetgrad ! » On ouvrit une souscription auprès des élèves de l’escadron, afin d’offrir un banquet au junker Arapoff. Akim était ivre d’orgueil. Il écrivit longuement à ses parents pour leur raconter son histoire.
Avec l’approche des grandes manœuvres de septembre, une fièvre nouvelle s’était emparée de l’École. Les études étaient poussées à outrance. Chacun songeait aux examens de sortie, dont dépendait la fortune militaire des élèves. Akim travaillait avec acharnement. Cette application fut récompensée au cours des dernières interrogations. La moyenne de ses notes de concours lui permit de se ranger huitième, dans la première catégorie des candidats officiers. Cette place avait une grosse importance aux yeux des junkers, car le choix du régiment s’opérait dans l’ordre du classement général. Dès l’annonce de ce classement, une campagne sourde se déclenchait parmi les anciens camarades. Il s’agissait, pour chacun, de dégoûter son voisin du régiment auquel il espérait accéder lui-même. Les bruits les plus étranges circulaient dans les chambrées. Tel corps était particulièrement mal vu par l’empereur. Dans tel autre, le service coûtait les yeux de la tête. Un troisième était réputé pour l’intransigeance de son commandant. Akim était insensible à ces manœuvres sournoises. Il avait résolu, dès son entrée à l’École, de servir dans le régiment des hussards d’Alexandra, et aucun conseil, aucune menace ne pouvaient plus l’atteindre.
Quelques jours avant le départ pour les grandes manœuvres, la Direction de l’École reçut la liste des vacances dans les divers régiments de cavalerie de l’Empire. Aussitôt, les élèves de seconde année furent assemblés dans la grande salle pour la lecture du message. Un maréchal des logis-chef leur donnait connaissance des places disponibles, et les convoquait ensuite, un à un, dans l’ordre du classement, pour leur demander leur préférence. Akim, grâce à ses notes de sortie, put choisir le régiment qu’il avait voulu. D’autres, moins bien partagés que lui, durent se rabattre sur des régiments qui n’avaient pas leur sympathie. Toute la salle était en effervescence. Les amis s’embrassaient. D’autres pestaient contre leur malchance. On échangeait des projets, des anecdotes et des consolations hâtives.
Après la cérémonie, les junkers furent assaillis par une horde de tailleurs, de bottiers, de selliers qui mendiaient leurs commandes. Dans toutes les chambrées, on prenait des mesures, on détaillait des échantillons, on discutait des prix avec une ardeur mercantile. Avant le départ pour les grandes manœuvres, chaque junker devait, selon la tradition, posséder la casquette du régiment auquel il serait affecté par la suite. Bien entendu, il était interdit de coiffer cette casquette avant la date de la nomination officielle, mais, en l’absence des supérieurs, tous les élèves se pavanaient dans les couloirs avec leur nouveau couvre-chef planté crânement sur la tête. Akim, sous sa casquette à cocarde, se sentait revêtu d’une dignité, d’une force et d’une élégance qui lui donnaient le vertige. Il ne parlait plus que du bout des lèvres. Et son impatience l’empêchait de dormir.
Les manœuvres de septembre, à trois verstes d’Elizavetgrad, près du village de Balachoff, lui parurent interminables et fastidieuses. Enfin, les animaux médiocres quittèrent le camp pour rentrer dans leurs familles respectives, et les futurs officiers demeurèrent seuls dans les baraquements. Plus d’exercices, plus d’interrogations, plus de cours. Désœuvrés et nerveux, les junkers déambulaient à travers le camp, dormaient sur l’herbe, péchaient dans la rivière Ingoul et jouaient aux cartes en attendant l’arrivée du télégramme libérateur.
Par un doux après-midi de soleil et de poussière blanche, un cri violent réveilla Akim, qui somnolait au bord de l’eau. Saisi au cœur, il se dressa, ramassa sa casquette et se mit à courir vers les cantonnements. C’était le télégramme ! Ce ne pouvait être que le télégramme ! Dès à présent, il était le cornette Arapoff ! En débouchant devant la bicoque en bois du commandant, il vit un groupe d’élèves qui poussaient des glapissements enragés. Au centre, se tenait un télégraphiste, tête nue, ruisselant de sueur. Il agitait une dépêche à bout de bras. Dans la casquette posée à ses pieds, les junkers jetaient des pièces de monnaie pour le récompenser de la bonne nouvelle.
— Tu boiras à notre santé, petit frère ! criaient des voix.
— Longue vie au télégraphe !
Le télégraphiste s’échappa enfin et courut porter son message au directeur de l’École. Déjà, le trompette de service sonnait le rassemblement, à s’en crever la glotte. D’un seul mouvement, la foule se dirigea vers le baraquement central. Akim, le cœur battant, la gorge sèche, suivait ses camarades en répétant :
— Ça y est… Maintenant, ça y est…
Les escadrons se rangèrent dans un alignement impeccable. Un silence correct recouvrit l’assistance. Seuls des oiseaux piaillaient en se pourchassant dans l’air bleu. Akim était tellement ému qu’il leur en voulait de troubler par leurs pépiements le caractère solennel de la cérémonie. Qu’attendait-on encore ? Quelques minutes de plus, et il allait crier d’impatience !
Enfin, le colonel Samsonoff parut sur le perron de sa cabane. Il tenait le télégramme à la main. Il souriait. D’une voix forte, il lut la liste des nominations.
— Junker Arapoff, affecté à titre de cornette au régiment d’Alexandra.
Akim ferma les yeux et ses jambes mollirent. Un frisson rapide glissa le long de son échine. Son allégresse lui causait un malaise physique. Déjà, le colonel parcourait le front de la troupe et serrait la main des nouveaux officiers.
— Rompez les rangs, ordonna-t-il enfin.
Aussitôt, tous se ruèrent vers leurs baraques, en poussant des hennissements et des sifflements aigus. Leurs uniformes neufs les attendaient, étalés sur les lits. Ils les revêtirent en hâte. Et, jusqu’au soir, il y eut dans le camp un étrange concours d’armes et de tenues diverses. Les représentants de toutes les formations de cavalerie de l’Empire se promenaient côte à côte, riaient très fort et fumaient des cigares de prix. Le colonel rassembla une dernière fois les élèves pour leur distribuer leurs titres de permission de vingt et un jours. À l’expiration de ce délai, ils s’engageaient à rejoindre leurs régiments d’affectation.
Les premières séparations eurent lieu à la gare. Il était interdit de paraître ému. Les anciens camarades se serraient la main avec des mines graves et calmes :
— À bientôt.
— On se reverra, peut-être.
Le soir tombait. Comme Akim montait dans le train, Roumievsky s’approcha de lui et l’embrassa sur les deux joues.
— Toi, mon vieux crocodile, je ne t’oublierai pas, cria-t-il d’une voix enrouée.
Akim fit un effort pour sourire. Il se sentait joyeux et triste, tout à coup. Il avait envie de pleurer. Confusément, il savait qu’une vie d’insouciance, de travail, de justice sommaire, venait de s’achever pour lui. Déjà, il regrettait, pêle-mêle, l’École, la chambrée, le cheval qu’il avait monté aux manœuvres, le colonel Samsonoff, Youra Melnikoff, Roumievsky, l’odeur de l’écurie, le visage rougeaud et mal rasé du trompette. Des camarades, qui prenaient la même direction que lui, se pressaient dans les couloirs. L’air fleurait le cuir neuf, la pommade. Sur le quai, Roumievsky agitait sa casquette. Puis il lança une bouteille de champagne contre les roues du wagon. Les vitres de la gare étaient allumées. Il y avait des étoiles au ciel. Une clochette tinta. Le train fut parcouru par une grande secousse. Roumievsky disparut au centre d’un remous. Dans le compartiment d’Akim, ses amis chantaient à tue-tête.
Envolez-vous aiglons,
Comme volent les aigles…