CHAPITRE VII

Depuis le désastre de Vafangoou, l’armée russe battait lentement en retraite. La besogne était rude pour les quelques escadrons de cosaques détachés en extrême pointe, vers le sud, à une grande distance des centres de ravitaillement. Les hommes mangeaient des biscuits, des galettes chinoises, des concombres et des haricots verts, durs comme des cailloux. Les officiers dévoraient leurs dernières sardines. Les chevaux broutaient des feuilles sèches.

Pour Akim, cette retraite honteuse avait la couleur et le rythme d’un cauchemar. Un beau matin, il faut attaquer une gare, petite et vétuste, enfouie dans les tiges de sorghos. Des Japonais déguerpissent en jetant leurs fusils. La gare est occupée. On desselle les bêtes. On forme les faisceaux. Contrordre. Les Japonais reviennent en force. Il est temps de partir. Mais alors, pourquoi diable a-t-on pris cette gare, pourquoi diable a-t-on fait tuer des hommes ? Est-ce qu’on ne savait pas que les Japonais étaient massés en nombre à moins d’une verste de l’endroit ? Pas chercher à comprendre. En selle. Déjà, une ligne de têtes émerge dans les champs de maïs. Les balles chantent fin dans l’air. L’escadron se retire. On a pu emporter les blessés. Le commandant est satisfait des résultats de l’escarmouche. Pourquoi est-il satisfait ? Au campement, on étend les cadavres sur l’herbe. Les mouches se posent sur les mains, sur les lèvres mortes, sur les narines bouchées par des caillots de sang noir. Des cosaques clouent en hâte quelques cercueils de fortune et tressent des couronnes de feuillage. Puis vient le prêtre, un tout jeune homme, maigre, à la barbe noire. Il porte des lunettes cassées. Ses vêtements de drap raide et doré sont marqués de boue. Il fait attacher des icônes à un tronc d’arbre. Devant les cercueils alignés, il psalmodie des prières. Un cosaque chante les répons d’une voix grêle, fatiguée : « Apaise l’âme de ton esclave décédé… » Les assistants agenouillés, tête nue, écoutent l’oraison. Un détachement de cosaques présente les armes, tandis que d’autres enlèvent les caisses sur leurs épaules et s’en vont plus loin, vers les trous creusés dans la terre.

Une pluie chaude s’est mise à tomber. Le prêtre quitte ses vêtements sacerdotaux, les roule dans une serviette et redevient un petit soldat au visage ahuri et tendre. À peine a-t-on enseveli les morts, qu’il faut détacher les chevaux, réunir l’escadron. On renverse les marmites, on brûle, Dieu sait pourquoi ! une cabane pleine de chiffons. En selle. L’escadron a reçu l’ordre de se porter à l’est. Dans la pluie, dans la brume, les cavaliers abandonnent le campement qui flambe. Ils vont vers l’ennemi. Et, dès qu’ils rencontrent l’ennemi, ils font demi-tour et s’éloignent. Et, quand ils se sont éloignés, on leur enjoint de reprendre contact avec les Japonais, et de tenir leurs positions à tout prix. Ils sont fatigués, ils ont soif, ils ont faim. Le soleil revient, lourd, plat et bête, séchant la gorge, brûlant la nuque comme un fer chaud. On campe au bord de la route, à l’ombre des sorghos aux larges feuilles vertes. Ordre de laisser passer l’infanterie. L’infanterie passe. Les bottes traînent dans le sable, les visages sont des masques de terre, sans regard et sans voix. Des charrettes chinoises suivent la compagnie, chargées de sacs, de ballots déformés et tapissés de boue. Les cosaques, assis au revers du chemin, n’ont même pas le courage de railler cette piétaille disloquée et humble. Perdu parmi les fantassins, un cavalier démonté marche lourdement. Ses culottes bleues sont crottées, son sabre lui bat les cuisses. D’où sort-il celui-là ? On le hèle :

— Viens avec nous ! Que fais-tu avec la piétaille ?

Il secoue la tête sans répondre. Il s’éloigne.

— Si les cavaliers se mêlent aux piétons, c’est la défaite ! grogne un cosaque.

En selle. Il faut céder la route à l’infanterie et suivre le lit desséché de la rivière. Le lit n’est pas aussi desséché que le prétend le colonel. Les chevaux enfoncent dans la vase. Et voici que, de la berge, partent des coups de feu. Des hommes tombent. Les cavaliers grondent, tirent au jugé vers les broussailles. Enfin, l’embuscade est dépassée, une patrouille a capturé quelques brigands khoungouzes. Les cosaques les traînent par leurs nattes graisseuses jusqu’au prochain cantonnement. Dans le village, les habitants, hommes, femmes, enfants, se rassemblent dès l’aube pour assister à l’abattage et au dépeçage du bétail destiné à la troupe. Même les prisonniers khoungouzes, alignés, à genoux, les mains nouées dans le dos, en attendant d’avoir la tête tranchée, contemplent le spectacle avec curiosité. Lorsque le boucher a bien porté son coup, les condamnés à mort s’écrient : « Ho ! » et rient longuement en clignant des yeux dans la lumière.

Mais les cosaques ne restent jamais longtemps dans un village. On mange. On exécute les Khoungouzes. Et on repart.

— Nous nous reposerons à Haï-Tcheng, dit Akim pour rassurer les hommes.

Lorsque l’escadron parvient à Haï-Tcheng, on évacue la ville. Il y avait des stocks d’approvisionnement à Haï-Tcheng, des montagnes de sacs de farine, d’avoine et de son. Impossible d’emporter tout cela. On a bouté le feu au pont de madriers qui traverse le fleuve. Des poutres entières se détachent, incandescentes, royales, et s’effondrent dans l’eau. Les dépôts de vivres, arrosés de pétrole, flambent comme des torches. Les toiles craquent et laissent fuir le grain torréfié. Les toitures de paille ouvrent des ailes barbues et palpitent longtemps autour de leur squelette ardent. Les tiges de bambou éclatent comme des pétards. Des nuées de mouches s’envolent, éperdues, tournent autour de l’incendie et piquent les chevaux affolés.

On se plaint dans les rangs :

— Si c’est pas malheureux, quand même ! Tout ce qu’on aurait pu manger ! Et voilà, maintenant, c’est de la fumée ! Est-ce que c’est chrétien de brûler de la nourriture ?

— Silence ! crie Akim.

Deux cosaques poussent devant eux, à coups de crosse, un espion japonais déguisé en Chinois, avec une fausse tresse cousue à sa calotte. Lorsqu’on l’a capturé dans les champs, il correspondait avec l’ennemi, au moyen d’une petite glace qui réfléchissait les rayons du soleil. Un officier l’interroge. Il se tait. Il montre sa bouche déchirée : un muet ! Les cosaques rient. Akim rit avec eux. Puis, on emmène l’homme. On le tue, là-bas, quelque part derrière la distillerie embrasée. La chaleur devient atroce. Des convois se forment un peu partout. Dans la ville, les magasins restent fermés. Les Chinois sont assis sur le pas de leurs portes. Seuls quelques boutiquiers audacieux vendent aux Russes les dernières bouteilles de bière, les dernières boîtes de conserve. Demain, ces mêmes marchands serviront, avec le même sourire, des soldats japonais entourés de coolies innombrables.

Les canons passent en ébranlant le sol. En selle. La cavalerie doit couper à travers champs, et laisser la route à la file des chariots. Une bête s’effondre. Une roue s’enlise dans le fossé, et tout le convoi s’arrête. Les conducteurs chinois hurlent, s’injurient, se menacent du fouet. Des officiers courent d’un attelage à l’autre. Où couchera-t-on ce soir ? Akim se sent gagné par la fatigue et le découragement. Il est venu ici pour se battre. Et, depuis des jours et des jours, les troupes reculent en échangeant quelques coups de fusil avec des ombres.

Troubatchoff le console en lui expliquant que toutes les forces russes refluent vers les positions fortifiées de Liao-Yang, et que, là-bas, se livrera la suprême bataille. Mais Troubatchoff lui-même est las de ces chevauchées interminables sous le soleil et sous la pluie. Il ne raconte plus d’anecdotes. Il ne rit plus. Un jour, il a touché les cheveux d’un blessé japonais, et il dit à Akim :

— C’est drôle… Je n’aurais pas cru que leurs cheveux fussent aussi soyeux…

Akim a craché par terre de dégoût. Pour lui, un Japonais est une bête nuisible et impure. Il tient un compte secret de ceux qu’il a tués au cours de ses patrouilles.

— Je t’aime mieux dans tes anecdotes que dans tes remarques psychologiques, a-t-il répondu à Troubatchoff, car ils se tutoient maintenant.

Et il ne lui a plus adressé la parole de la journée. Mais, le soir, Troubatchoff ayant découvert des boîtes de conserve dans une fanza abandonnée, les deux hommes se sont réconciliés autour d’un repas frugal. Les boîtes contenaient chacune trois petites saucisses bien serrées. Troubatchoff les a enfilées sur un canif et les a chauffées au-dessus du feu de bivouac.


Lorsque l’escadron d’Akim rejoignit à son tour les positions fortifiées de Liao-Yang, un exode hâtif vidait la cité de tous ses commerçants grecs, arméniens et allemands, et de toutes ses courtisanes françaises. Les trains pour Kharbine étaient assiégés par des civils hagards, entourés de caisses et de balluchons. Des femmes emmitouflées de boas de plumes, et coiffées de fleurs, se démenaient autour de leurs boîtes à chapeaux. Un petit juif, encombré d’une énorme contrebasse, courait d’un wagon à l’autre en gémissant :

— Monsieur le gendarme, monsieur le gendarme… Ma place est retenue…

Puis il s’assit sur l’étui de sa contrebasse et se mit à pleurer dans un mouchoir rouge. Une forte matrone pointait son parapluie vers l’horizon, et déclarait en français à un cercle de jeunes femmes mal réveillées :

— C’est la canonnade, mes enfants, c’est la canonnade !

Cependant, des renforts nombreux arrivaient à la ville. Dans les rues noyées de vase, entre les rangées de maisonnettes à auvents de paille tressée, des régiments défilaient au pas de route. Les hommes marchaient de part et d’autre de la chaussée boueuse et puante. Harassés par le voyage, ils regardaient sans les voir les enseignes pendantes, les hauts mâts écartelant des inscriptions dorées, les étalages de porcelaines et de paquets de thé. Ils allaient bêtement, la casquette déviée, la toile de tente roulée en boudin de l’épaule à la hanche, les cartouchières bourrées et la baïonnette au canon. L’assaut aurait lieu d’un jour à l’autre. Tout le monde le savait à Liao-Yang, depuis les généraux chamarrés jusqu’au dernier des mafous. Après l’abandon d’Haï-Tcheng, et les défaites d’An-Tchan-Djan et d’Anping, l’armée japonaise s’était refermée en boucle autour de la ville.

Une triple ligne de défense entourait la cité occupée par les Russes.

La première ligne de défense était solidement établie à huit ou neuf verstes au sud de Liao-Yang. Étirée en demi-cercle depuis le lit du Taï-Tsé-Ho jusqu’à la voix ferrée, elle suivait les ondulations de six collines moyennes, cernées de fils de fer, de trous de loups et de fougasses.

La seconde ligne de défense était fixée à une verste en retrait de la première, et se composait de tranchées et d’obstacles artificiels.

La troisième ligne de défense, jouxtant la ville, comptait huit fortins, huit redoutes et de nombreux abris d’artillerie.

Kouropatkine avait réuni, derrière ces ouvrages, une masse de cent quatre-vingt mille hommes environ, qui devait s’opposer aux trois armées japonaises des généraux Kouroki, Oku et Nodzu. L’escadron d’Akim était cantonné à l’extrême droite des positions russes, en arrière de la première ceinture de fortifications.

Dans l’attente du grand choc, les sapeurs et les tirailleurs sibériens nivelaient des routes intérieures, vérifiaient les installations téléphoniques et fauchaient les sorghos aux abords de leurs positions. La canonnade grondait au loin, douce et veloutée. On eût dit le roucoulement d’une pleine volière de colombes. Dans le ciel, de petits flocons de fumée blanche s’arrondissaient tout à coup, comme des lambeaux arrachés aux nuages. Des civils curieux s’étaient massés sur les toits des maisons pour contempler ces explosions inoffensives. Ayant escaladé l’échafaudage qui entourait le réservoir à eau de la gare, quelques officiers désœuvrés suivaient le combat à la jumelle. Akim et Troubatchoff dédaignèrent de se joindre à eux, et passèrent la journée à dresser leur tente, qu’il fallut ceindre d’un fossé pour l’évacuation des eaux de pluie. Puis, ils s’étendirent côte à côte, en travers de leurs bourkas, la tête appuyée sur leur selle. Vers minuit, Akim se sentit dévoré par des insectes. Il s’était couché sur une fourmilière. Il changea de place en grognant. Mais un bruit étrange le fit sursauter. Il alluma sa lampe électrique et découvrit, près de sa joue, un crapaud vert, gonflé de pustules. La bête s’était accroupie et regardait le foyer lumineux de l’ampoule avec des yeux ronds et saillants. Akim lui lança une motte de terre, éteignit la lampe et se rendormit avec délices.

Le lendemain, 17 août, à six heures du matin, une canonnade assourdissante éveilla les deux camarades. Les Japonais s’étaient rapprochés et bombardaient les premières positions russes. Les batteries russes ripostaient à grands coups de gueule. Bien que son escadron fût au repos après la marche forcée de la veille, Akim s’habilla rapidement, ordonna de seller son cheval et partit avec Troubatchoff et un cosaque d’escorte le long de la voie ferrée, dans la direction du pic de Cho-Chan. Ce pic escarpé, visible à plusieurs verstes à la ronde, dominait sur la droite la ligne de collines fortifiées qui cernait la ville. Ceint de tranchées, de canons et de pièges à loups, il était devenu l’objectif principal des attaques japonaises.

Akim et Troubatchoff laissèrent leurs chevaux en garde dans le ravin et commencèrent à gravir la pente. À mi-hauteur, une batterie russe de campagne s’était mise en position et tirait sur la plaine. Les détonations ébranlaient la terre, comme les brusques coups d’épaule d’un géant enfoui. Un lieutenant-colonel dirigeait le feu. Placés de quinze pas en quinze pas, des artilleurs transmettaient le commandement :

— Quatre-vingt-dix… À droite du village… Quatre-vingt-dix… Feu !…

Dans ce vacarme, Akim croyait être un tapis, battu à grands coups de gourdin. Il s’amusa un moment à observer les innombrables vers de terre qui, dérangés par les vibrations, sortaient du sol et se tortillaient dans l’herbe piétinée. Mais un sifflement aigu lui fit baisser la tête. L’air se déchirait en hurlant à ses oreilles. Un éclatement sec fendit les roches derrière lui. Des pierres retombèrent avec de la poussière et des cris rauques. Un obus lourd japonais avait atteint son but.

— Montons vite, dit Akim, sans se retourner.

Ce fut à quatre pattes qu’ils parvinrent au sommet du pic balayé par le feu ennemi. Il y avait une tranchée devant la tour coréenne qui dominait le pic Cho-Chan. Ils sautèrent dans le trou de boue fraîche. Des soldats se tassèrent pour leur laisser la place de s’appuyer au parapet. À l’autre bout de la tranchée, Akim aperçut le général Stackelberg, commandant le 1er corps sibérien, et ses officiers d’état-major. Il poussa Troubatchoff du coude :

— Pourquoi s’expose-t-il ainsi ?

Troubatchoff haussa les épaules :

— On a dit qu’à Vafangoou il n’était pas sorti de son wagon pendant toute la bataille. Peut-être veut-il se racheter, ou fermer la bouche aux médisants ? Tout cela est si bête, si inutile…

— Je trouve que c’est magnifique, au contraire, dit Akim.

Et, instinctivement, il redressa la taille. Devant lui, en contrebas, s’étalait la mer mouvante et verte des champs de sorgho. Pourquoi ne les avait-on pas entièrement fauchés ? À l’abri de ces tiges énormes, les Japonais organisaient l’attaque. On distinguait nettement les remous de feuillages, signalant des files de fantassins et de mulets en marche. De temps en temps, des taches sombres surgissaient au bord d’un sentier, aussitôt reprises par la végétation frémissante et compacte. L’ennemi cherchait visiblement à déborder les positions russes dont Cho-Chan marquait l’extrême pointe, et à déboucher en arrière du pic, sur la voie ferrée. L’artillerie nippone couvrait la progression des troupes en canonnant les Russes avec précision. Tout près d’Akim, un cosaque bondit hors de la tranchée pour porter des ordres à la cabane du téléphone. Mais l’homme n’avait pas fait deux enjambées qu’il s’affaissait en poussant un cri. Quelques voix hurlèrent dans le tintamarre de la canonnade :

— Des brancards ! Des brancards !

Trois camarades ramenèrent le blessé dans la tranchée où le médecin du régiment préparait déjà les pansements. Le cosaque avait été frappé au ventre. Son visage blafard était souillé de sueur et de boue. Ses yeux se retournaient. Cependant, il murmurait d’une voix fautive, comme s’il eût été honteux de causer du tracas à un personnage aussi important que le major :

— Excusez-moi… Ça ira comme ça… Excusez-moi, monsieur le docteur…

Deux infirmiers déboutonnèrent hâtivement l’uniforme maculé de sang. Le ventre avait été ouvert par un éclat de shrapnell, et les entrailles pendaient, mauves et blanchâtres. Le médecin, un tout jeune homme, mal rasé, au regard inquiet, aux mains tremblantes, s’efforçait de maintenir les intestins avec des tampons de gaze.

— Voilà ! Voilà ! répétait-il.

On eût dit qu’il avait envie de pleurer. Tout à coup, le blessé eut un hoquet, murmura encore :

— Excusez-moi.

Puis, ses yeux devinrent fixes.

— Emmenez-le, dit le médecin avec un soupir de soulagement.

Et il essuya ses mains contre son pantalon.

— Par ici ! Par ici ! Docteur ! Oh ! qu’est-ce qu’ils lui ont fait, les canailles ! gémit un tirailleur.

Le docteur s’éloigna, en boitillant, dans la tranchée.

Entre-temps, une partie des soldats avaient quitté le boyau et descendait renforcer l’aile droite menacée par l’ennemi. Les Japonais étaient à cinq cents mètres à peine des premiers retranchements. Couchés derrière les haies d’un petit village, ils fusillaient à courte distance les détachements russes qui ripostaient coup pour coup. À midi, sur les huit batteries du 1er corps sibérien, quatre s’étaient tournées et tiraient vers la droite pour arrêter la manœuvre d’encerclement.

La pluie s’était mise à tomber. Le fracas de la canonnade s’apaisait lentement.

— Il faut rentrer, dit Troubatchoff.

— Pourquoi ?

— J’ai faim.

— Pas moi.

— Et puis, on a besoin de nous, peut-être.

Cette pensée suffit à convaincre Akim. Les deux amis quittèrent la tranchée en rampant. Dans le crépuscule pluvieux, ils se dirigèrent vers le canon d’une batterie cosaque. Le canon tirait, en cabrant sa bouche, à chaque coup. Les hommes, cramponnés aux roues, le retenaient à peine sur le terrain glissant. Plus bas, Akim et Troubatchoff croisèrent quelques ombres lamentables qui portaient des brancards. Les blessés hurlaient au moindre cahot. Sur la voie de chemin de fer, un train de munitions stationnait, tous feux éteints, sous l’averse. Des chariots d’artillerie, attelés de huit chevaux, descendaient en file vers les wagons. Çà et là, des hommes s’affairaient, pataugeaient dans la boue et remplissaient les caissons d’obus luisants et neufs. Non loin de la locomotive, deux soldats étaient assis sur une pierre. Ils avaient posé un fanal entre leurs jambes. L’un d’eux tenait à la main le Messager de Mandchourie et lisait un article en épelant les mots, syllabe par syllabe, avec application :

« Cou-ra-geu admi-ra-bleu de nos trou-peu… »

L’autre hochait la tête sentencieusement.

Akim et Troubatchoff retrouvèrent leurs chevaux et regagnèrent le cantonnement par des routes trempées.

Le lendemain, 18 août, la totalité des escadrons de la division des cosaques de Sibérie, sous le commandement du général Samsonoff, était enfin réunie à l’ouest de Liao-Yang. Toute la nuit, la bataille avait fait rage. Elle se poursuivit, le jour, sans apporter de changement notable dans les positions des adversaires. Les Russes, enterrés dans leurs trous, résistaient à toutes les attaques sur leur flanc droit. Certaines tranchées, ayant été enlevées par l’infanterie japonaise, furent reprises à la baïonnette. Par endroits la voie ferrée seule séparait les combattants. Les soldats russes voyaient les visages, entendaient les ordres des officiers japonais. On se fusillait à bout portant. On se lançait même des pierres.

Au-dessus de la ville, un ballon captif s’éleva et se fixa mollement dans le ciel. Mais de menus éclatements saupoudrèrent aussitôt l’espace autour de lui, et il redescendit avec une majesté un peu ridicule. Le pic Cho-Chan était fouetté par les salves d’artillerie. La vieille tour coréenne semblait cracher la fumée autour d’elle. Toute la hauteur était sillonnée de vapeurs blanches vivantes, qui traînaient à ras du sol et s’accrochaient aux buissons. Il n’y avait plus de silence. À huit heures du soir, un violent orage se déchaîna sur la cité. Le bruit du tonnerre se mêlait aux détonations des canons. Les éclairs fauchaient les ténèbres, comme si des batteries célestes eussent vomi leur feu sur la terre. Une pluie épaisse et chaude giclait des nuages. De tous côtés, les blessés refluaient vers la ville. Dans le jardinet, en face de la gare, les guitounes de la Croix-Rouge regorgeaient de monde. À l’entrée des tentes de chirurgie, s’amoncelaient des paquets de bandages, d’ouate, de gaze, de linges imbibés de sang. La pluie les diluait en liqueurs roses. Des médecins, des infirmières, des brancardiers s’affairaient sous l’averse. Un pope, en robe noire flottante et chapeau plat à larges bords, passait d’un abri à l’autre en se signant. Devant la petite église orthodoxe, de nombreux cadavres étendus, côte à côte, le corps recouvert d’une bâche, la tête nue. Les prêtres se relayaient à l’intérieur, pour les messes funèbres. Et, pendant la cérémonie, des brancardiers amenaient de nouveaux morts, les installaient parmi les autres, en rang d’oignons, devant la porte du sanctuaire. Comme personne, ou presque, n’avait le temps de se rendre à l’église, les prêtres disaient l’office pour une assemblée indifférente de trépassés.

Cependant, sur le quai de la gare, régnait une agitation fébrile. Les derniers mercantis européens s’efforçaient d’obtenir une place dans le train, à n’importe quel prix. Des correspondants de guerre étrangers assiégeaient les guichets du télégraphe. L’ennemi, victorieusement contenu sur toute l’aile droite, avait pu, à l’opposé de ce secteur, traverser le fleuve Taï-Tsé-Ho avec une division et une brigade. Il menaçait ainsi de tourner la cité en débordant le flanc gauche des Russes. Le général Kouropatkine, craignant d’être encerclé, avait ordonné à ses troupes de se replier sur la seconde ligne de fortifications.

Cette décision, à peine connue, avait plongé Akim dans la stupéfaction et la tristesse. Comment pouvait-on évacuer la première ligne, après la résistance admirable de ces derniers jours ? Partout, les Japonais étaient repoussés avec pertes. Mais, parce qu’une division de Kouroki progressait vers les arrières de la ville, tout le travail, tout l’héroïsme de la veille, se révélaient illusoires. C’était toujours la même chose. Les Russes se défendaient en braves. Chacun se sentait intimement vainqueur. Et, pourtant, il fallait battre en retraite devant l’ennemi. La retraite était devenue une habitude nationale, une manœuvre stratégique exemplaire, une réussite en soi.

Dans la nuit du 18 au 19 août, la division des cosaques de Sibérie du général Samsonoff reçut l’ordre de quitter les positions qu’elle occupait sur l’aile droite de la défense, pour se porter aussitôt à l’extrême du front russe, marquée par les mines du Yan-Taï. Cette randonnée nocturne de quarante verstes, sans cartes, sans lumières, à travers des terres incertaines, s’accomplit sans perte d’hommes ni de chevaux. La division de dix-neuf escadrons et de six pièces d’artillerie, déboucha, peu avant l’aube, sur les hauteurs du Yan-Taï. Bien que les cavaliers et les montures eussent été fatigués par la traversée, le général Samsonoff commanda de procéder aussitôt à des reconnaissances.

Il faisait sombre encore, lorsqu’Akim et Troubatchoff se mirent en route, à la tête d’un groupe de cosaques, dans la direction du village de Daïopou, au sud-est de Yan-Taï. Le haut commandement redoutait la présence d’avant-gardes ennemies dans cette région. Cependant, le crépuscule était très calme. On percevait bien, au loin, sur la droite, le grondement assourdi du canon. Mais le son n’en était pas désagréable, à distance. Akim et Troubatchoff chevauchaient, côte à côte. Les cosaques suivaient en file indienne. Au moindre bruit suspect, le peloton s’arrêtait, devenait de pierre. Puis les chevaux reprenaient leur marche. Et on n’entendait plus que le tintement discret des armes, la respiration des bêtes et le froissement des herbes sous leurs pieds. Akim se sentait heureux et solennel. Hier encore, il enrageait à l’idée qu’on évacuât les premières lignes fortifiées sans lui avoir donné la chance de combattre. Aujourd’hui, la situation était renversée. La division du général Samsonoff était en bonne place pour affronter l’ennemi. Rien n’empêcherait plus le sous-lieutenant Arapoff de prouver sa valeur et d’être décoré. Akim sourit à la pensée de son prochain effort. Troubatchoff avançait, la tête basse. Il avait mal à l’estomac depuis la veille. Il était de mauvaise humeur. Est-ce qu’on pouvait être de mauvaise humeur lorsqu’on participait à la plus grande bataille de l’histoire ?

Les chevaux traversaient un ruisselet où leurs sabots clapotaient aimablement.

— À partir du ruisselet, sur la gauche, dit Troubatchoff.

Le peloton vira sur la gauche et s’enfonça dans un champ de sorgho. Des feuilles longues griffaient les joues, s’accrochaient aux ceinturons. Le ciel pâlit à l’Orient, et des nuées de martinets s’envolèrent vers le soleil.

— Il y a des maisons dans le voisinage, dit Troubatchoff. Halte.

Un cosaque mit pied à terre et s’avança en rampant jusqu’à l’orée du champ de sorgho. Il revint bientôt, essoufflé et les pommettes rouges :

— Votre Noblesse… Votre Noblesse… Un village… Quelques pauvres fanzas plutôt... À l’entrée du village, il y a deux canons, deux petites pièces de montagne… des joujoux ! Ils ne sont pas plus de quarante, là-dedans !…

Le cœur d’Akim se dilatait de joie.

— Deux pièces de montagne ! répétait-il, comme si on lui eût annoncé un cadeau pour son anniversaire.

Troubatchoff, cependant, avait froncé les sourcils et rédigeait un compte rendu au chef d’escadron. Un cosaque fut détaché du peloton pour porter le pli à Yan-Taï.

— Alors, nous attaquons ? demanda Akim, le regard brillant, le menton levé.

— Non, dit Troubatchoff. J’enverrai deux éclaireurs aux abords du village pour essayer de recueillir des précisions complémentaires.

— Et puis ?

— C’est tout.

— Mais c’est manquer une occasion unique ! s’écria Akim avec dépit.

— Notre mission n’est pas de nous battre, mais de nous renseigner.

Akim détesta Troubatchoff pour ces paroles sages. L’indignation, la colère, le faisaient trembler. Il grommela :

— Si je ne te connaissais pas, je croirais que tu as peur…

Et il lui tourna le dos. Un vent léger inclinait la cime des sorghos, et le murmure des feuilles était nombreux et touffu comme le chant d’une rivière.

— Le soleil va se lever, dit Troubatchoff. Il me faut deux éclaireurs.

— Moi, Votre Noblesse !

— Et moi !

— Et moi !

— Vous deux ! Pied à terre. Vous vous avancerez en rampant jusqu’aux abords du village. Vous le contournerez. Tâchez de savoir surtout le nombre de canons.

— Compris, Votre Noblesse.

— Ne tirez que si vous êtes découverts.

— Oui, Votre Noblesse.

— Point de ralliement, au ruisseau.

— Bien, Votre Noblesse.

— Que Dieu vous protège !

Les deux hommes mirent pied à terre et s’enfoncèrent dans les sorghos. Bientôt, les tiges se refermèrent sur leurs silhouettes courbées. Troubatchoff lorgnait sa montre, mordillait sa moustache, toussotait et se tournait sur sa selle. Les cosaques chuchotaient entre eux :

— Dommage. On aurait pu les cueillir comme des lapins.

— Et maintenant, quoi ? On va revenir de la promenade. Et on nous dira : « Nous vous félicitons, les amis, parce que vous n’avez tué personne… »

— Drôle d’histoire ! S’ils ne veulent pas qu’on les tue, les Japonais, pourquoi leur ont-ils déclaré la guerre ?…

— Silence, ordonna Troubatchoff.

De nouveau, il regarda sa montre.

— Nous serons rentrés dans trois heures, dit-il comme s’il se fût agi d’une simple excursion.

Tout à coup, une détonation claqua sec du côté du village. Puis une autre, et une autre encore.

— On les a repérés ! hurla Akim.

Le visage de Troubatchoff se marbra de plaques rouges. Devinant qu’il hésitait à prendre une décision, Akim dit précipitamment :

— Eh bien ? Est-ce que nous allons laisser mitrailler nos gars sans répondre ?

— Dix hommes avec moi pour envelopper le village par la gauche, dit Troubatchoff. Dix hommes avec le sous-lieutenant Arapoff, qui se portera sur la droite.

— Hourra ! glapit Akim. Sabre au clair… Lance au poing… Et pas de quartier… Ma-arche !

Puis, talonnant son cheval, il traversa violemment les sorghos et déboucha dans la plaine. À ce moment, il se retourna. Ses dix hommes le suivaient de près. Les premières fanzas n’étaient plus qu’à quelques foulées.

Le peloton pénétra en coup de vent dans le village. Emporté par le galop de sa monture, Akim vit une charrette attelée de mulets et chargée de havresacs et de carabines. Plus loin, des chevaux attachés au piquet d’une fanza renâclèrent et se cabrèrent, effarés par le tonnerre de la cavalcade. À l’autre bout du hameau, des petits hommes couraient en tous sens et agitaient leurs fusils à bout de bras. Des sifflements pointus divisaient l’air. Les Japonais avaient ouvert le feu sur les assaillants.

Akim serra les dents, baissa la tête. Une envie de rire et de crier lui gonflait la gorge. Les Japonais n’étaient plus qu’à une centaine de pas, au jugé. Étirés sur deux rangs, ils bloquaient la seule voie du village. Voici les visages ennemis. Des moustaches, des yeux, des mains, des fusils, de la fumée. Akim ulule d’une voix enragée :

— Yii… Yii…

Les Japonais déguerpissent, à droite, à gauche, se faufilent dans les fanzas, sautent par-dessus les palissades. Pas moyen de sabrer. Akim arrête sa monture, lève son revolver et vise un soldat, tapi derrière des piles de bûches. Mais le cheval d’Akim souffle trop fort après le galop, et Akim ne peut pas diriger son coup. Il tire quand même et rate son adversaire. Et l’autre tire aussi. Et c’est pour rien. Et ils tirent encore tous les deux. Puis le Japonais détale, et Akim le rejoint et lui taillade le cou d’un revers de sabre. Le peloton de Troubatchoff arrive à la rescousse. Les cosaques mettent pied à terre et se disposent en demi-cercle autour d’une distillerie occupée par l’ennemi. Il y a une quinzaine de Japonais là-dedans. Et ils ne manquent pas de munitions. Méthodiquement, ils tiraillent à travers les fenêtres. Les Russes se couchent derrière des charrettes, s’effacent dans les encoignures des fanzas. La fusillade s’organise. Le soleil levant poudroie, rouge, à travers les premières nuées du matin.

— Si nous avions du pétrole, Votre Noblesse, on les flamberait, dit un cosaque.

— Pas besoin de pétrole, dit Akim. Six hommes avec moi pour enfoncer la porte.

Et il s’élance en avant.

— Akim ! crie Troubatchoff. Tu es fou !

La porte est à dix pas devant lui. Il semble facile de l’atteindre. Mais voici qu’un fusil apparaît à la meurtrière. Akim voit le canon luisant qui s’abaisse, qui tourne. Est-ce qu’on le vise vraiment ? Est-ce qu’on va le tuer ? Le ventre d’Akim devient léger et transparent. Encore cinq pas. Toujours rien. Encore trois pas. Tiens, il y a une autre meurtrière sur la droite. Des oiseaux chantent. La clarté du soleil envahit le monde. Akim crie :

— Suivez-moi, les gars !

Mais quelque chose de lourd le gifle à la joue. Un chœur de voix discordantes vocifère derrière lui :

— À gauche ! À gauche !

« Qu’est-ce qu’ils veulent que je fasse à gauche ? pense Akim. Je dois avancer, et non aller à gauche. »

Puis, un drap d’ombre tombe sur lui. Et il ne voit plus rien.

La patrouille ramena trois prisonniers, vingt fusils et cinquante cartouches. Deux cosaques avaient été tués dans l’engagement. Akim, légèrement blessé à la tête, revint à lui dans les retranchements de Yan-Taï. Pansé par le médecin du régiment, il voulut reprendre aussitôt son poste de combat. Il fallut que le colonel en personne lui ordonnât de descendre à la gare pour y recevoir des soins plus sérieux.


Tandis que les troupes russes se portaient vers l’est pour renforcer les positions du général Samsonoff, les Japonais s’installaient sur la première ligne de fortifications évacuée dans la nuit. La crête de Cho-Chan et les hauteurs avoisinantes, à huit verstes à peine de la ville, étaient occupées par l’ennemi. Le train du généralissime Kouropatkine s’était éloigné en hâte vers la station Liao-Yang, n° 2, improvisée à trois verstes au nord de la gare, près du pont. Les administrations emballaient leurs dossiers et leurs sacs postaux. Les hôpitaux repliaient leurs tentes. Au buffet de la gare, une foule d’officiers et de civils vidaient les dernières bouteilles de bière japonaise, avalaient les derniers lambeaux de harengs, couraient dans la caverne enfumée des cuisines pour obtenir une assiette de potage graisseux et fétide et un quignon de pain. Vers deux heures de l’après-midi, les premiers obus japonais tombèrent sur la ville. Une grenade éclata en plein quai de la gare, tuant deux infirmières et un sous-officier d’intendance. Aussitôt, les civils se ruèrent vers les charrettes, vers les mulets. Des cavaliers foncèrent dans les rues bondées à craquer de curieux. Les trains quittaient Liao-Yang, l’un après l’autre, sous une pluie d’obus brisants. Pendus aux marchepieds, accroupis sur les plates-formes, parmi des tables, des caisses, des chaises et des balluchons, les cosaques, les sœurs de charité, les blessés, regardaient dans le ciel les fumées blanches des explosions.

« Cette fumée-là, c’est notre artillerie… Et l’autre, là-bas, c’est la leur… »

Des soldats passaient en courant, les bras chargés de bouteilles de champagne et de paquets de tabac. Dans la ville européenne, les coolies et les boys dévalisaient les appartements libres et détalaient sous la canonnade, portant en travers de l’épaule des paniers pleins de parapluies, de vaisselle, de robes et de chapeaux.

Revenant d’une mission au village de Maneton, le docteur Fakiloff trouva son hôpital vide. Dans les salles délabrées, ne restaient plus que des lits démantelés, des piles de draps sales et quelques vases bourrés de déchets d’ouate. Les icônes avaient été emportées. Il faisait sombre déjà. Fakiloff allait d’une salle à l’autre en criant :

— Quelqu’un ? Quelqu’un ?

Il rencontra enfin le docteur Davidoff, un gaillard épais, ventru, aux moustaches bouffantes à la François-Joseph ; Davidoff lui apprit en quelques mots que les blessés avaient été transférés au village voisin, parce qu’on ne pouvait plus amener de train jusqu’au quai de la gare. Fakiloff demanda un cheval et partit pour le nouvel hôpital volant, établi plus au nord, en bordure de la voie ferrée.

Ce fut vers cet hôpital qu’Akim fut dirigé le soir même du 19 août 1904. Au matin du 20 août, le poste de secours présentait un aspect saisissant de désordre et de misère. Les blessés refluaient en masse vers ce havre de tentes blanches. Certains se traînaient à pied, le long des champs de sorgho. D’autres venaient sur des litières, soutenues entre deux mulets. Des officiers arrivaient, fourbus, sanglants, la tête inclinée sur l’encolure de leur cheval. Et il fallait les descendre de leur monture, tandis qu’ils gémissaient et demandaient de l’eau.

À proximité de la voie, sur le ballast, dans le fossé, des centaines d’éclopés gisaient, côte à côte. La plupart ne bougeaient plus. La face pétrifiée, la barbe raide, ils regardaient le ciel chaud. Mais il y en avait qui se roulaient sur le flanc et ruaient dans leurs manteaux en loques. Des mouches noires et luisantes tournaient en nuage autour des moribonds, se collaient à leurs plaies, bourdonnaient dans les pansements humides.

— Elles sont pires que les Japonais, grognait un cosaque à la moustache pleine de caillots bruns.

Un cabot, jaune et pelé, veillait gravement un cadavre. Une laisse en ficelle reliait le cou de la bête à la main de son maître mort. Le chien ne bougeait pas. Mais, lorsqu’un infirmier s’approchait du corps, l’animal grondait et montrait les crocs. Non loin de là, un officier, la tête bandée jusqu’aux yeux, serrait une cantine contre son cœur. Un autre déroulait les pansements de sa cheville en hurlant à chaque nouveau tour. Quelqu’un pleurait :

— Je n’ai plus de jambe ! Je n’ai plus de jambe, mes petits frères ! Avant, j’étais bien portant et j’avais tout ! Et regardez ce qu’ils ont fait de moi, ces antéchrists !

Il y avait là tous les uniformes, et tous les visages, et toutes les plaies de la bataille. Des jeunes, des vieux, des barbus, des imberbes, des cosaques de Sibérie, des tirailleurs, des artilleurs, des sapeurs, des téléphonistes, des ventres déchiquetés, avec une croûte brune étalée sur le drap de la vareuse, des bras arrachés aux moignons emmitouflés de linges, des jambes garrottées pour arrêter l’hémorragie, des faces labourées par les balles. De ce bétail émanait une odeur de sang, de sueur, de pieds malpropres, de cuir et d’urine. Le grand air n’y faisait rien. Cela stagnait au-dessus des malheureux, comme une nuée. Ils étaient pris sous cette cloche.

Akim s’était assis sur une caisse à pansements vide et contemplait le spectacle avec stupeur. Il se sentait très faible. Sa joue brûlait, comme marquée au fer rouge. Mais il était moins à plaindre que les autres. Dès qu’il aurait été soigné, il remonterait en ligne. Un brancardier vociférait en secouant les bras :

— Il a encore défait son bandage, cet énergumène ! C’est insensé, quand même ! Si tu veux te soigner seul, tu n’as qu’à déguerpir !

— Portez celui-ci dans une tente ! hurlait un médecin au visage bouleversé de colère et de fatigue.

— Mais c’est Fakiloff ! s’écria Akim.

Fakiloff avait retroussé ses manches. Un tablier, taché de sang, couvrait son ventre. La sueur ruisselait en traînées pâles sur sa figure poudreuse.

— Fakiloff ! Fakiloff ! appela Akim.

Fakiloff se tourna, le reconnut et s’avança vers lui, enjambant les corps des blessés. Des mains s’agrippaient aux chevilles du docteur. Des voix râlaient :

— Et moi ? Et moi ? Il n’a rien, celui-là ! Moi d’abord !…

— Comment es-tu ici ? demanda Fakiloff en saisissant Akim dans ses bras.

— Une égratignure à la tête. Je voudrais remonter là-bas.

— Tu peux attendre ?

— Oui.

— Alors, dès que j’aurai un moment, je m’occuperai de toi. Ce sera vite fait…

Il essuya son visage du revers de la main. Ses doigts étaient maculés de sang. Ses moustaches aussi.

— Ça va mal, dit-il encore. Je n’ai même pas le temps de me laver, de désinfecter les instruments, d’inscrire les noms des blessés. Nous manquons de pansements, de chloroforme. On a perdu tout ça dans la retraite. Et ils souffrent ! Oh ! comme ils souffrent ! Que Dieu nous pardonne !

Puis il s’éloigna vers d’autres hommes, vers d’autres blessures.

Cependant, le soleil cuisait ces chairs éprouvées. Le troupeau des éclopés suait en pleine chaleur. Les hommes geignaient :

— Mettez-nous à l’ombre… Donnez-nous de l’eau…

La fusillade se rapprochait d’heure en heure. À droite d’Akim, un cosaque, l’épaule écrabouillée, délirait doucement :

— Ce que je veux, c’est une petite maison fraîche, avec de jolies filles fraîches, de la vodka fraîche et des concombres frais… Oh ! quelques concombres frais, mes enfants…

À sa gauche, un très jeune sous-officier, à la face livide, aux lèvres tremblantes, clignait des yeux à chaque coup de canon.

— Est-ce qu’ils vont nous emmener, au moins ? dit-il enfin. Sans ça, les Japonais viendront. Je vous assure, les Japonais viendront…

Un artilleur s’avança en clopinant vers le sous-officier et dit :

— Tu sais, Akoulinoff est tué !

Il dit cela d’un air joyeux et entendu, comme s’il était fier d’annoncer une pareille nouvelle.

Le petit sous-officier détourna la tête et murmura :

— Tous… Tous nous serons tués !

Vers six heures du soir, un train, composé de wagons de marchandises, s’arrêta devant les tentes. La horde des blessés fut parcourue par un remous hideux. Ceux qui ne pouvaient se lever agitaient les bras, glapissaient d’une voix enrouée :

— Emmenez-moi ! Emmenez-moi !

Les autres se béquillaient vers les wagons, écrasant les visages, les mains, de leurs compagnons invalides. Déjà, les médecins, les brancardiers, se précipitaient pour leur barrer le passage. Fakiloff gravit le remblai, porta les mains en cornet devant sa bouche et cria :

— Chacun son tour ! Il y aura de la place pour tout le monde ! Nous ne vous laisserons pas !

— Puis-je t’aider ? demanda Akim.

— Si tu veux. Mais ne fais pas d’effort, pour l’amour du Ciel !

L’embarquement commença, aux dernières lueurs du jour. Les brancardiers transportaient les blessés dans les wagons et les étendaient côte à côte, sur les lattes nues. Fakiloff et Akim, un fanal à la main, visitaient les wagons complets. La flamme du fanal éclairait un bouquet fantastique de figures, de bras, de jambes et de barbes. Dans cette crypte de planches et de ténèbres, les râles devenaient plus sourds. Le bric-à-brac des membres et des têtes remuait vaguement, au hasard de la lumière flottante. Une main se levait, avec, derrière elle, l’ombre énorme des doigts. Un profil s’incrustait, diabolique, dans le noir. Une poitrine imberbe de martyr écartait la nuit. Entre les cloisons de bois, l’odeur du sang et des excréments se faisait suffocante.

— Qui veut boire ? demandait Fakiloff.

— Moi, moi, moi !

— Voici deux bidons d’eau pour la route.

Dans quelque coin perdu, une voix disait, paisible, à peine fâchée :

— Votre Noblesse, je suis couché à côté d’un cadavre.

Fakiloff et Akim enjambaient les blessés, soulevaient le corps inerte et le descendaient sur le ballast. Le mort était pieds nus. On lui avait volé ses bottes dans le wagon.

À la troisième inspection, Akim se sentit défaillir et retourna s’asseoir sur la caisse à bandages. La nuit était venue, plate et chaude, sans vent et sans étoiles. Le combat s’était encore rapproché. On distinguait nettement les détonations des fortes pièces et le crépitement des mitrailleuses. La majeure partie des blessés avait été casée dans les wagons. Mais le train ne partait pas. On attendait la locomotive, renvoyée d’urgence pour tirer quelque convoi de munitions. Dans le wagon arrêté en face d’Akim, des voix anonymes s’interpellaient :

— On fait passer les munitions avant les hommes !

— C’est normal. Nous, on ne compte pas. C’est une guerre de messieurs…

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! écoute le canon qui approche…

— Votre Noblesse… Les Japonais vont venir… Et ils nous achèveront sur place… Voilà la vérité…

— Il y en a un qui meurt là. Est-ce qu’on ne pourrait pas le sortir ?…

Dans la nuit épaisse, les guitounes de la Croix-Rouge ressemblaient à de grands oiseaux assoupis. La lumière des lampes à acétylène filtrait entre leurs pans de toile. Et la toile elle-même rayonnait un peu, comme huilée. Parfois, des cris aigus s’échappaient d’une tente. Akim frémissait de tout le corps, fronçait les sourcils avec colère.

Sur la droite, derrière les fourgons de l’ambulance, on distinguait la lueur dansante d’une torche. Des ombres traversaient la clarté fumeuse. Un chant lent et monotone se mêlait au grondement proche de l’artillerie. Quelque prêtre, assisté de soldats, célébrait la messe des morts.

Akim se leva et tâta le pansement qui enveloppait sa tête. La peau seule avait été éraflée par les balles. Il ne souffrait en somme que d’une égratignure légère et d’une forte commotion. Il pouvait servir encore. Tandis que tous ceux-là ! Pour un peu, il se fût apitoyé sur leur sort. Mais il serra les mâchoires. Il ne voulait pas être faible. Son devoir était de se battre et non de plaindre les éclopés. De nouveau, dans les wagons sombres et carrés qui bouchaient la voie, des appels, des cris résonnèrent, comme dans une caisse :

— C’est exprès qu’on nous laisse ici ! On nous sacrifie ! C’est sûr !…

— Si on descendait ?

— Qu’on descende ou qu’on reste, on est cuit, mon gars !

« Les lâches, pensa Akim. Est-ce que leur souffrance est une excuse ? Si j’étais dans leur cas, j’aurais au moins la fierté de me taire. » Un sentiment d’impuissance lugubre le dominait. Ces tentes dans la nuit. Ces wagons pleins d’horreur. Cette messe des morts. Que faisait-il dans un univers de défaite et de honte ?

Un sifflement lointain déchira la rumeur de la bataille. Une lueur rose traîna sur la ligne des rails, à l’horizon.

— La locomotive ! On vient nous prendre ! clamèrent des gosiers innombrables.

La locomotive, tant espérée, arrivait enfin. Les moribonds renaissaient à la vie. Quelques visages fiévreux apparurent dans l’encadrement des portes.

— La voilà, la petite mère !

— Vite ! Vite !

— Gueule pas si fort ! Elle ne t’entend pas !

Akim se détourna et cracha par terre. Un cheval, tout sellé, broutait l’herbe autour des fourgons de l’ambulance. Akim se dirigea vers lui. À ce moment, Fakiloff souleva la portière de sa guitoune, alluma une lampe électrique et courut à la rencontre d’Akim.

— Tu viens, j’ai un moment.

— Non merci, répondit Akim. Je me sens mieux.

Lourdement, il enfourcha la bête.

— Où vas-tu ? cria Fakiloff.

— Là-bas, dit Akim.

Et il tendit le bras dans la direction de la bataille.

— Tu plaisantes ?

Akim se mit à rire, et frappa sa monture qui partit au galop dans la nuit.

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