CHAPITRE V
Le 6 juillet, Nicolas rendit visite à Zagouliaïeff et ne le trouva pas chez lui. Il en conclut que Zagouliaïeff avait quitté la ville sans le prévenir. Pendant quatre jours, il acheta les journaux et les parcourut avec fièvre, espérant y lire l’annonce de l’attentat. Mais les journaux ne parlaient que de la guerre russo-japonaise, des combats du détachement Rennenkampf et du passage du détroit de Tsougarou par les croiseurs de Vladivostok.
Le 10 juillet, Zagouliaïeff reparut enfin et avoua que l’affaire avait échoué par malchance. Un contretemps stupide avait retardé la distribution des bombes, et Plehvé avait pu s’embarquer pour Peterhof, sans même soupçonner qu’il avait, encore un coup, échappé à la mort.
Pourtant, Zagouliaïeff n’était pas abattu par cette nouvelle déconvenue. Très calmement, il apprit à Nicolas que l’attentat était remis au jeudi suivant, 15 juillet, et que, cette fois, la réussite était pratiquement certaine.
— Tu vas donc repartir ?
— Dès après-demain.
— Et où logeras-tu ?
— Chez un négociant juif de la rue Sadovaïa. Il me prête une défroque de vendeur de cigarettes. Si tu me voyais ! Je suis méconnaissable !
— Emmène-moi, dit Nicolas.
Mais Zagouliaïeff refusa de l’entendre. Cet attentat était l’apanage de quelques terroristes éprouvés. La présence de Nicolas sur les lieux eût été contraire aux règles de l’organisation de combat.
— Tu nous gênerais plutôt… Songe que la moindre maladresse suffirait à tout compromettre… Contente-toi de m’aider à préparer des bombes…
Nicolas feignit de se laisser convaincre, mais, intérieurement, il décida de partir, le soir même, pour Saint-Pétersbourg. Les récits de Zagouliaïeff excitaient son imagination. Coûte que coûte, il voulait assister à l’attentat contre Plehvé. Cette épreuve du sang lui paraissait indispensable à son propre repos. S’il supportait le choc sans trembler, il ne douterait plus de sa force. S’il flanchait devant la victime, il comprendrait que le seul travail auquel il pût jamais prétendre était celui de journaliste clandestin. Or, il souhaitait violemment s’évader des paroles et des papiers. Saint-Pétersbourg n’était qu’à une douzaine d’heures de Moscou, par train express. Il reviendrait le lundi pour reprendre sa besogne chez Braniloff. À moins que les camarades ne le retinssent là-bas. Tout était possible. Nicolas quitta Zagouliaïeff et passa directement à la gare pour acheter son billet.
Le 15 juillet, à huit heures du matin, il faisait les cent pas dans la rue Sadovaïa où logeait le complice de Zagouliaïeff. À l’angle de la rue Moghilev, il croisa un petit homme carré, bossu, au crâne coiffé d’une casquette à visière vernie. L’homme portait un tablier blanc très sale et des bottes à hautes tiges. Un éventaire garni de paquets de cigarettes, de boîtes d’allumettes et de porte-monnaie était suspendu à son cou. Il marmonnait :
— Cinq kopecks les dix cigarettes, barine… Demandez et on vous servira… Cinq kopecks seulement…
Nicolas reconnut Zagouliaïeff. Le cœur battant, il s’approcha de lui et feignit de fouiller dans son éventaire.
— Je t’avais défendu de venir, chuchota Zagouliaïeff avec colère.
— Il fallait que je vienne, dit Nicolas. Je ne pouvais pas résister. Je voulais voir…
— Voir… voir…, grommela Zagouliaïeff.
Mais, comme un agent passait devant eux, il reprit d’une voix plus forte :
— Achetez cet étui, barine. Il vous portera bonheur.
— Et la bombe ? demanda Nicolas dans un souffle.
Pour toute réponse, Zagouliaïeff lui désigna d’un regard le sac de toile qui pendait sur sa hanche.
Nicolas détourna les yeux.
— Où sont les autres ? dit-il encore.
— Ils se sont réunis au square de l’église Pokrov. J’y allais justement. C’est de là que nous devons partir…
— Vous êtes combien ?
— Tu es bien curieux… Mais, maintenant, ça n’a plus d’importance… Nous sommes cinq… Nous devons marcher l’un derrière l’autre à quarante pas de distance… Itinéraire : Le prospect des Anglais, la rue Dvorianaïa, le canal Obvodnoï. Puis, on tourne devant la gare de la Baltique et la gare de Varsovie, et on débouche sur le prospect Ismaïlovsky. Il viendra à notre rencontre. Le premier le laissera passer. Le second lancera sa bombe. Alors, de trois choses l’une : Ou il est touché, et l’affaire est dans le sac. Ou il rebrousse chemin, et le premier lanceur lui envoie son engin par la portière. Ou il continue vers la gare, et les trois autres se chargent de le descendre. C’est clair ? Demandez mes cigarettes… À cinq kopecks les dix… Seulement pour les amateurs… Barine, achetez-moi mes cigarettes…
Nicolas acheta un paquet de cigarettes, et, tandis que Zagouliaïeff lui rendait la monnaie d’une main ferme, il le questionna encore :
— Tu n’as pas peur ?
— Non, je suis soulagé.
— De quoi ?
— D’avoir trop attendu. Ouf ! Cette bombe est bien lourde. Six livres. Celle de Sazonoff en pèse douze. Adieu. N’essaie pas de me suivre.
Et il s’éloigna en clopinant.
Nicolas lui tourna le dos et se dirigea vers le prospect Ismaïlovsky. Il marchait lentement. Sa respiration était calme. Il regarda sa montre. Neuf heures du matin. L’attentat n’aurait lieu qu’à dix heures. Que faire d’ici-là ? Malgré la recommandation de Zagouliaïeff, il revint sur ses pas et entra dans le square de l’église Pokrov. Quelques hommes étaient assis sur un banc et discutaient à voix basse. L’un était vêtu en portier, un autre en employé des chemins de fer. Auprès d’eux, se tenait Zagouliaïeff. Il avait déposé son éventaire. Il fumait. De loin, son visage paraissait petit et pâle. Un visage d’enfant rachitique. Devant le porche de l’église, un individu, habillé pauvrement, se prosternait et se signait à longs gestes pieux. Zagouliaïeff s’avança vers l’inconnu. Celui-là aussi était donc du complot. Il priait avant de tuer.
Nicolas quitta le square sans être remarqué. À neuf heures et demie, il était de nouveau sur le prospect Ismaïlovsky. Une angoisse légère lui creusait le ventre. Il avait soif. Il glissa la langue sur ses lèvres et les trouva sèches, brûlantes.
Des passants aux figures banales se hâtaient vers leur travail. Le ciel était bleu. Un soleil tendre chauffait les façades en briques des maisons, les vitres aux rideaux de tulle. Tout au bout du prospect Ismaïlovsky, la gare de Varsovie dressait sa bâtisse trapue, surmontée d’un clocher miniature. Un tramway passa bruyamment. Des chevaux le tiraient dans un cliquetis de ferraille et de clochettes. Il y avait beaucoup de monde sur l’impériale. Une fillette en blanc chantait en secouant un panier à bout de bras. On entendait siffler les trains. Des oiseaux tournaient au-dessus du pont qui menait à la gare. Nicolas remonta l’avenue jusqu’à l’angle du pont. Il s’arrêta devant l’hôtel de Varsovie et lut machinalement les enseignes : « Thé et nourriture. Restaurant », et le nom du propriétaire : « Koudriavtzeff. » Une marquise à double pente dominait la porte. Nicolas s’appuya du dos à l’un des montants de la marquise. Puis, il craignit d’être remarqué par le portier et s’éloigna de quelques pas. Tout à coup, il lui sembla que le nombre des officiers de paix et des sergents de ville avait augmenté en quelques secondes. Sans doute, le ministre allait-il arriver bientôt. Et les autres ? Pourquoi ne venaient-ils pas ? Il ne pouvait plus attendre. Il voulait que tout se terminât, n’importe comment, mais au plus tôt.
L’horloge de la gare marquait dix heures moins dix. La calèche de Plehvé devait s’être engagée dans le prospect Ismaïlovsky. Et, dans la calèche, il y avait Plehvé, avec ses décorations, ses dossiers, ses pensées particulières. Nicolas essayait de se rappeler les photographies du ministre. Une tête ronde. De grosses moustaches. Le menton lourd. Un homme comme les autres, après tout. Un homme, qui avait pris du thé le matin, qui s’était fait raser, qui avait chaud et qui lissait sa moustache avec impatience. On allait tuer un homme comme les autres. Non, pas un homme, une fonction, un principe. Le principe cachait l’homme. L’idée absorbait l’individu. Dix heures moins sept. Sûrement, il y avait eu un contretemps, et les lanceurs arriveraient en retard. Peut-être aussi les avait-on arrêtés dans le square de l’église Pokrov ? Un lâche soulagement détendit la poitrine de Nicolas. Ses jambes se dérobaient sous lui. Il s’immobilisa devant une boulangerie à devanture basse et regarda les petits pains exposés. Tout autre jour, il serait entré pour acheter un petit pain. Aujourd’hui, il ne pouvait pas. On allait tuer. L’odeur de la pâte fraîche lui tournait le cœur. Il traversa la rue. Et à ce moment, sur le trottoir qu’il venait de quitter, parmi la masse clairsemée des passants, il vit un homme qui marchait à pas lents. Le corps déjeté sur la droite, la tête haute. Il reconnut l’un des terroristes. Les contours de la bombe se dessinaient précisément sous l’étoffe de son manteau. Comment les passants, les agents, ne remarquaient-ils pas son allure suspecte ? Comment ne l’avait-on pas encore appréhendé ?
Nicolas regarda plus haut, du côté de la gare, et, à l’angle du pont Ismaïlovsky, il repéra le second lanceur, qui portait, dans le creux de son bras replié, un gros paquet cylindrique entouré de papier-journal. Les tueurs étaient exacts au rendez-vous. Le meurtre aurait donc lieu, dans quelques secondes, aux yeux de tous. Et, dans cette foule paisible, il n’y avait que lui, Nicolas, qui fût au courant du complot, qui pût tout arrêter d’un geste, qui pût tout perdre, tout sauver d’un mot. Cette idée lui donnait le vertige. À l’angle de la septième Rota, le sergent de ville se redressa et se mit au garde-à-vous. Nicolas entendit le roulement d’une voiture lancée au galop. Il se retourna. Un coupé fermé, attelé de chevaux pie, passa devant lui. À travers les glaces, Nicolas aperçut un visage calme, épais, moustachu : Plehvé. Un agent suivait à vélo. Quelques badauds stationnaient sur le trottoir. Un chien aboya, pourchassé par deux roquets jaunes. Comme dans un rêve, la voiture ministérielle traversa le champ visuel de Nicolas et continua sa course rapide vers le pont. Nicolas s’adossa au mur d’une maison. Il compta mentalement :
— Un, deux… trois…
Et, subitement, dans la rumeur uniforme de la cité, il y eut un choc sourd, énorme, bête, qui écrasa tout comme un marteau-pilon. Des vitres brisées vibrèrent en pluie. Du sol s’élevait, avec lenteur, une forte colonne de fumée ocre, aux bords frangés de noir. Des débris sautèrent encore dans cet entonnoir de poussière. Puis, les nuées retombèrent. Le grondement se tut. Et la rue fut vide et silencieuse. Nicolas se crut mort lui-même. Cette secousse lui avait coupé la respiration. Tel un automate, il se mit à marcher très vite vers le lieu de l’attentat. Autour de lui, le bruit renaissait avec le mouvement. Des gens couraient à droite, à gauche, pris de panique. Il entendit une voix :
— N’y allez pas. On va jeter d’autres bombes…
Du canal Obvodnoï, arrivait une foule de maçons aux visages souillés. Les porteurs de la gare dévalaient la rue au pas de charge. Des voyageurs descendirent du tramway arrêté sur le pont. Près de Nicolas, des inconnus criaient :
— Ils l’ont eu !
— Qui, l’assassin ?
— Non, le ministre.
— Quel ministre ?
— Vous ne savez pas ?
— On va encercler la rue…
— Aniouta ! Aniouta ! Je te défends d’y aller…
— Mon Dieu, laissez-moi passer, dit Nicolas à un groupe de lycéens qui lui barrait la route.
— Vous n’êtes pas plus pressé que nous ?
Nicolas avait envie de pleurer, de rire, d’expliquer à tous ces gens qu’il ne fallait pas le retenir davantage. Son cœur battait jusque dans sa gorge. Des larmes brûlaient ses yeux.
Lorsqu’il parvint sur les lieux de l’explosion, une odeur de chair brûlée lui emplit la bouche. À quelques pas devant lui, il vit un homme, effondré sur le pavé, dans une mare rouge. Son visage était livide. Ses cheveux châtains pendaient en mèches sur son front, sur ses joues, d’où giclaient encore des ruisseaux de sang. Le ventre labouré rendait une liqueur noirâtre. L’homme ouvrit les paupières sur un regard ivre.
— C’est lui, c’est l’assassin ! dit une femme échevelée à la face couverte de poussière de brique.
Nicolas recula instinctivement. C’est alors qu’il aperçut la voiture ministérielle, déchiquetée, écrasée contre un poteau télégraphique. Non loin de là, gisait une masse informe de vêtements, de chair maculée et de sang. Mais Nicolas ne put s’en approcher : un officier de paix, les yeux blancs, la mâchoire tremblante, le repoussait en criant :
— Circulez… Allez-vous-en…
— C’est… c’est le corps du ministre ? demanda Nicolas.
— Allez-vous-en, je vous dis ! hurla le policier en remuant les bras.
On ne voyait pas le visage de Plehvé. Un paquet de cheveux et de bouillie brune. Sur le pavé, brillait un insigne incrusté de diamants. À côté, il y avait un gant, des feuilles de papier éparses. Un carillon sonnait paisiblement, quelque part, à l’autre bout de la ville. Nicolas tira un mouchoir de sa poche, essuya la sueur qui inondait sa figure. « C’est fini. Ils ont tué Plehvé. Avec la dynamite que j’ai préparée. Grâce à moi, en somme. Et j’ai vu le cadavre. Et tout est calme en moi. »
Vraiment, il avait beau s’interroger, il n’éprouvait aucune pitié pour ce tas de viande. On ne pouvait pas avoir pitié de cela. Un objet, sans plus, comme cette décoration incrustée de diamants, comme ces gants, comme ces papiers. Un principe. On avait tué un principe.
Nicolas se mit à courir dans la foule, à contre-courant. Il s’éloignait du lieu de l’attentat. Des gens le heurtaient au passage. Mais il était insensible à leur agitation. Il pensait à Zagouliaïeff : « Pourvu que les autres n’aient pas été inquiétés… Mais non, ils ont pu fuir… Sûrement, je les reverrai…, » Il entra dans une pâtisserie, acheta un petit pain – ce même petit pain qu’il avait jadis lorgné avec envie – et mordit dans la pâte molle.
Plus tard, il sortit de l’échoppe et marcha sans but, droit devant lui. Il ne réfléchissait à rien. Un sentiment, assez curieux, de délivrance l’occupait tout entier. Comme s’il avait échappé à un accident. Vers deux heures de l’après-midi, il se retrouva, rue Sadovaïa, à l’endroit précis où il avait découvert Zagouliaïeff. Il avait faim. Mais l’idée d’entrer dans un restaurant lui était pénible. Comme il hésitait sur le parti à prendre, quelqu’un le tira par la manche. Il se retourna. Un vieux petit juif, crochu et affable, lui souriait en clignant des yeux :
— On vous a vu par la fenêtre… Je suis l’ami de qui vous savez… Si vous voulez monter…
Nicolas, privé de résistance, emboîta le pas au vieillard qui marmonnait tout en marchant :
— Bien réussi !… Hein ?… Quel travail !… Il a payé pour Kichinev, le salaud !… Prenez la peine de gravir cet escalier… Attention à la dernière marche, elle branle… J’espère que cela fera réfléchir les autres… Pan ! Il n’en est rien resté… Je suis horloger de mon état… J’ai souvent aidé ces messieurs pour les questions techniques, n’est-ce pas ?… Ils sont si gentils, si impulsifs… Vous voici chez moi…
Nicolas pénétra dans une petite chambre obscure, qui sentait le chou aigre et l’ail. Sur une table, il y avait un fouillis de platines ouvertes. Des montres innombrables étaient pendues au mur. Leur tic-tac emplissait les oreilles d’une conversation mécanique et fatigante. Près de la fenêtre, étendu sur un canapé, Nicolas reconnut Zagouliaïeff.
— Alors ? dît Zagouliaïeff sans se lever. Tu as vu ?
— Oui.
— Pauvre Zazonoff ! Il est bien mal en point. Il n’en réchappera pas, murmura l’horloger. Dommage qu’il ne soit pas mort sur le coup.
— Et si… s’il parle ? balbutia Nicolas.
— Il ne parlera pas, dit Zagouliaïeff.
— Qu’avez-vous fait de vos bombes ?
— Noyées dans le canal.
— Très bien, très bien, dit Nicolas.
Il demeurait debout, embarrassé et triste.
— Voulez-vous manger quelque chose ? demanda l’horloger.
Mais Nicolas ne pensait plus à sa faim. Le tic-tac des montres l’obsédait. Il lui semblait que ces petites dents d’acier lui rongeaient la cervelle.
— Non… Je… Il faut que je parte, dit-il.
Et il se dirigea vers la porte en baissant la tête. Dehors, il respira l’air frais avec délices, héla un fiacre et se fit conduire à la gare.