CHAPITRE IX
Constantin Kirillovitch Arapoff traversa rapidement les salles de l’hôpital civil. Son infirmier le suivait, une boîte à pansements sous le bras. Arapoff était fatigué et souffrait d’une névralgie à la joue. Aussi lui semblait-il que tout allait de travers dans le service. Le carrelage portait des traces de boue. Les feuilles de température étaient confuses. Il y avait des miettes sur les couvertures. La tenue des filles de salle laissait à désirer. Arapoff grogna :
— Une écurie !
Il serra son tablier sur son ventre et s’approcha d’un malade qui se plaignait d’un phlegmon à la main droite. Une fille de salle poussa un tabouret. L’infirmier présenta les scalpels. Arapoff ouvrit deux abcès sur la main gonflée et rouge, surveilla le pansement. Puis il passa dans la section des femmes, où il opéra un kyste, d’aspect douteux, à la paupière.
Après la visite des salles, Arapoff se rendit dans son cabinet pour la consultation. Par la fenêtre ouverte, arrivait un parfum de terre humide et jeune. Un ciel printanier, brouillé de nuages pâles, montait derrière le court rideau des sapins. Des sansonnets sautaient de branche en branche. Sur le gazon, brillaient des tessons de bouteille et des boîtes de conserve tordues. Un sentier traversait ce coin d’herbe pauvre et filait vers la grille en se tortillant. Deux malades se chauffaient au soleil, sur un petit banc.
Arapoff soupira et s’assit devant sa table.
— Faites entrer, dit-il.
Le défilé commença. Il y eut l’inévitable fille enceinte, qui jure qu’elle est vierge et que le Saint-Esprit l’a visitée en rêve, la mère avec ses gosses galeux, le boucher blessé à la main, le voyou qui rigole et paraît fier d’avoir « attrapé ça chez les femmes ». Arapoff connaissait par cœur ces échantillons quotidiens de la misère humaine. Ils se ressemblaient tous. Ils entraient tous de la même façon, et se signaient de la même façon devant l’icône pendue au mur. Leurs visages se confondaient dans l’esprit du docteur. Lorsqu’il pensait à eux, il ne les identifiait plus que par leurs maladies. Le cancéreux, le paralytique, le diabétique… Depuis longtemps, il ne pouvait plus les craindre. Il n’en avait pas le temps. Il n’en voyait pas l’utilité. Son devoir n’était pas de consoler mais de guérir.
— Pisse dans ce verre, dit-il au voyou qui se déculottait devant lui. Puis tu passeras à la pharmacie. Au suivant.
Entre deux consultations, il se tourna vers la fenêtre, regarda le ciel. L’air était d’un bleu tendre, furtif, avec une grande plume de nuages posée au bord de l’horizon. Le parfum de l’herbe éveillait les narines. Les oiseaux se querellaient dans les branches. Constantin Kirillovitch se sentit bêtement ému par ce retour du printemps. Que faisait-il dans ce bureau, à examiner ces plaies sordides, ces paupières déchiquetées, ces bouches purulentes, alors que le printemps était revenu sur la terre ? Il en avait assez de se sacrifier pour les autres.
— Combien de clients encore ? demanda-t-il à l’infirmier.
— Douze.
— Je les verrai demain. Je sors.
Dans le vestibule, il se ravisa. Jamais encore il n’avait déserté devant les malades. Il lui était désagréable de laisser un travail inachevé dans son dos.
Le soleil éclairait les marches du perron. Une ombrelle mauve se dandinait derrière la grille de l’hôpital. Il devait faire doux dans le jardin aux roses. Des calèches passèrent avec un joyeux tintement de grelots.
Arapoff porta la main à sa joue qui lui faisait mal, hocha la tête et revint dans son cabinet de consultation.
— Plus tard, plus tard, grognait-il.
On introduisit un grand jeune homme pâle, qui tenait un mouchoir devant sa bouche. Des gouttes de sang filtraient entre ses doigts. Il eut un regard fautif et demanda humblement :
— Docteur… Excellence… Ce ne sera rien, n’est-ce pas ?
Les consultations achevées, Arapoff monta dans sa calèche, et se fit conduire à la roseraie. Là, il inspecta les plates-bandes, essaya quelques greffes, interrogea le vieux jardinier sur son dernier pèlerinage.
Tout en marchant dans les allées, il aspirait à pleins poumons l’air acide et gai, cette odeur de terre remuée, de fumée et d’herbe jeune. Il était heureux d’avoir quitté l’hôpital. Et, cependant, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir aux malades qu’il avait auscultés. Il ne savait plus oublier ces têtes de misère, ces corps fatigués de vivre. Partout, ils le suivaient avec leurs gémissements et leurs toux. Autrefois, le seuil de l’hôpital franchi, Arapoff ne pensait plus à son métier. Il distribuait sa vie par compartiments étanches. De telle heure à telle heure, il était médecin, puis il était un amateur de roses, puis un amateur de femmes, puis un joueur, puis un mari et un père charmants. Aucune de ces activités n’empiétait sur l’autre. Par exemple, il ne songeait pas à Zénaïde Vassilievna quand il était avec une actrice en tournée, et il ne songeait pas à l’actrice quand il examinait ses malades, et il ne songeait pas à ses malades quand il soignait ses roses. Mais, depuis quelques mois, toutes ces notions distinctes s’étaient brouillées dans son entendement. Le mécanisme du changement de personnalité ne jouait plus avec la même aisance. Il en résultait une confusion déplorable qui menaçait gravement son repos. Les malades… Le jardin aux roses… Zénaïde Vassilievna… La petite chanteuse de l’autre soir… Les enfants… Lioubov qui a quitté son mari… Nicolas qui n’écrit plus… Akim, Tania, Nina… Les malades… De nouveau, les malades… Le jeune homme au mouchoir sanglant…
Arapoff clignait des yeux. C’était là sa vie, ce buisson de regrets et d’espoirs, ce cercle de visages. Il était fier, jadis, d’annoncer à ses amis : « Je mène dix existences de front. » À présent, il savait bien que ces dix existences n’en faisaient qu’une. Une existence ni plus intéressante ni plus belle que les autres.
— Peut-être ce chaos est-il un signe de vieillesse ? songea-t-il. Je vieillis…
Le jardinier le dépassa en poussant une brouette. Il chantonnait sans presque remuer les lèvres. Ses yeux pâles regardaient le ciel.
— Tu es heureux ? lui demanda Arapoff.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Il fait doux. Bientôt, on entendra les cloches de Pâques. Il y aura des fleurs. Tous les saints du calendrier se réjouiront dans le ciel. Alors, pourquoi ne serais-je pas heureux, moi aussi ? Il faut être heureux quand les saints sont heureux. C’est Dieu qui le veut ainsi.
Arapoff consulta sa montre. Il avait promis de visiter quelques malades personnels et de passer au Cercle. Mais, tout à coup, il n’avait plus qu’une envie : rentrer à la maison, retrouver sa femme, sa fille et parler avec elles jusqu’à la tombée de l’ombre, parler de tout et de rien, des absents, d’Akim et de l’École militaire, de Nicolas et de ses lectures, de Tania, de Lioubov, de Michel, n’être plus seul, n’être plus seul enfin !
Subitement, lui revint à l’esprit l’image de ce long jeune homme très pâle et très maigre. Il tenait un mouchoir ensanglanté devant sa bouche. Il avait un regard traqué. Et il murmurait :
— Ce n’est rien, ce n’est rien, n’est-ce pas, Excellence ?
Arapoff passa une main sur son visage :
— Ne plus penser à ça, oublier. Qu’importe la misère des autres ! Moi seul, j’existe. Moi seul, compte pour moi.
« Adieu ! » cria-t-il au jardinier.
Et il remonta dans sa calèche.
À la maison, il trouva Zénaïde Vassilievna et Nina attablées devant un samovar fumant. Nina était devenue une jeune fille molle, lente et désenchantée. Elle avait le nez un peu gros, les lèvres grises. Elle manquait de coquetterie, méprisait les bals et fuyait la compagnie des jeunes gens. Ses loisirs, elle les occupait surtout à soigner les chiens et les chats qu’elle ramassait dans les rues, et à lire des romans français. Zénaïde Vassilievna disait que sa fille était anémique et reprochait à son mari de ne rien entreprendre pour la guérir. En vérité, cependant, l’indolence de Nina n’était pas pour déplaire à Zénaïde Vassilievna. Nina était la seule de ses cinq enfants qui n’eût pas déserté la maison familiale. Cette jeune fille pâle et secrète lui rappelait encore les grandes tablées d’anniversaire, les disputes, le cirque et les nuits d’orage, qui réunissaient autour de son lit une nichée de visages puérils. Nina partie, la vaste demeure, jadis pleine de rires et de jeux, ne serait plus qu’une carcasse abandonnée. Alors viendraient la solitude, la vieillesse et la mort. Égoïstement, Zénaïde Vassilievna souhaitait que Nina demeurât vieille fille. « Puisqu’elle n’éprouve pas le besoin de se marier, nous serions bien cruels de l’obliger à le faire, la pauvre petite », disait-elle. Et elle pleurait lorsque Constantin Kirillovitch soutenait une opinion contraire.
Zénaïde Vassilievna avait vieilli et s’était empâtée, depuis trois ans. Elle avait un visage au menton gras, aux joues pleines. Ses cheveux gris étaient tirés sur ses tempes. Elle portait des lunettes bleues. Du seuil de la salle à manger, Constantin Kirillovitch la contemplait avec gentillesse.
— Vous ne m’attendiez pas si tôt ! s’écria-t-il en feignant la bonne humeur.
— Ma foi non, dit Zénaïde Vassilievna en relevant ses lunettes sur son front. Mais tu arrives bien. Je viens de recevoir une lettre de Michel et de Tania.
— Et qu’écrivent-ils, nos Moscovites ? demanda Arapoff en enfonçant une tartelette entière dans sa bouche.
Il le faisait par habitude, pour affirmer son appétit, montrer ses belles dents et scandaliser sa femme.
— Constantin ! Tu es impossible ! s’écria-t-elle, conformément à la tradition.
Nina sourit de cette petite scène qui se répétait quotidiennement depuis des années. Elle savait que ses parents ne donnaient beaucoup de mal pour l’amuser, pour lui prouver qu’ils étaient encore jeunes de caractère, et que, malgré le départ des enfants, la maison des Arapoff demeurait le refuge de la joie.
— Tu es incorrigible, papa, dit-elle à son tour en baisant la main du docteur.
Il lissa des doigts sa barbe blonde, qu’il faisait teindre depuis quelque temps, et s’assit devant un verre de thé.
— Eh bien, cette lettre ? dit-il.
— Ils invitent Nina à passer les fêtes de Pâques à Moscou, dit Zénaïde Vassilievna, et elle regarda son mari d’une manière significative.
Arapoff comprit facilement cette prière muette : le désir de distraire Nina, la tristesse de rester seule avec son mari pendant les fêtes, la crainte que leur dernière fille se mariât au loin, il y avait tout cela dans le regard inquiet de Zénaïde Vassilievna. Tout cela, et de la pitié, et de la honte pour elle-même.
Arapoff la rassura d’un clignement de paupières.
— Eh bien, dit-il, mais c’est très gentil de leur part… Justement… Heu… je voulais vous envoyer à Moscou toutes les deux…
— Comment ça, toutes les deux ? dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff ouvrit ses mains blanches et les croisa de nouveau sur son ventre. L’étonnement que suscitaient ses paroles lui paraissait flatteur.
— Je ne saurais guère lâcher mon service, reprit-il. Aussi ai-je pensé que toi et Nina pourriez rendre visite à Michel et…
— Sans toi ?
— Mais oui, sans moi.
Zénaïde Vassilievna se leva lourdement et s’approcha de son mari.
— Constantin, dit-elle, je ne te laisserai pas seul. Nina ira à Moscou. Et nous l’attendrons ici, toi et moi. Il faut bien que nous nous habituions à n’être plus que tous les deux. Un jour viendra…
Elle s’arrêta, murmura encore : « Un jour viendra », et porta un mouchoir à ses yeux. Aussitôt, Nina se précipita vers sa mère, la saisit dans ses bras et l’attira vers la bergère bouton d’or du salon.
— Je n’irai pas, maman… Je n’irai pas, balbutiait Nina.
Arapoff marchait de long en large dans la pièce et toussotait pour se donner une contenance.
— Mes enfants ! Mes enfants ! disait-il. Ces pleurnicheries sont inutiles et ridicules. Mon opinion est solide ! Un peu de calme que diable ! Je dis, mon opinion est solide ! Heu, j’exige…
Zénaïde Vassilievna et sa fille ne l’écoutaient pas. Enlacées, elles pleuraient, joue contre joue, et bredouillaient des paroles de tendresse.
— Ma petite maman, ma colombe, disait Nina. Je sais que tu ne peux pas vivre sans moi… Alors, pourquoi te quitterais-je ?… Votre affection, quelques livres, je n’en demande pas plus…
— Ma fillette, sanglotait Zénaïde Vassilievna, mon trésor ! Je n’accepterai pas ton sacrifice. C’est à nous d’être raisonnables…
Arapoff se planta au milieu du salon et tapa du pied.
— Est-ce que vous êtes folles, toutes les deux ? s’écria-t-il.
— Voilà, ton père, il ne sait que hurler, dit Zénaïde Vassilievna en se mouchant. Quel homme !
Arapoff arrangea sa cravate, tira sa montre et en fit claquer le couvercle. À la moindre difficulté, il avait recours à ces petits gestes nets et inutiles qui ravivaient en lui le sentiment de son importance.
— Bon, dit-il. Voici ma décision : Nina partira pour trois semaines. Tu l’accompagneras à Moscou et tu reviendras pour être auprès de moi pendant les fêtes. Ensuite, tu iras la chercher à la date que nous aurons fixée. Je ne veux pas que Nina voyage seule. C’est compris ?
Zénaïde Vassilievna souriait à travers ses larmes. Nina s’essuyait les paupières avec le coin de sa serviette.
— Les femmes, disait Arapoff, ça se noierait dans un verre d’eau ! Je me demande ce que vous feriez si vous étiez, comme nous, obligées de prendre parti quatre cents fois par jour. Oui, non ; oui, non ; oui, non ; voilà notre discipline.
Il cueillit une rose dans un vase, la serra légèrement entre ses doigts, la respira et la glissa dans sa boutonnière. Il était heureux d’avoir affirmé sa volonté en présence de sa femme et de sa fille. Comme elles se taisaient toujours, il déposa un baiser sur le front de Zénaïde Vassilievna.
— Eh bien, ma chère ! dit-il. Te voilà un peu plus calme. Ce voyage à Moscou me paraît une nécessité pour toi. Il faut que tu surveilles un peu nos enfants. Je ne parle pas pour Tania. Elle a un bon mari, une riche maison. Mais Lioubov…
— Cette folle, cette écervelée ! gémit Zénaïde Vassilievna. Avoir quitté son mari, avoir filé avec un acteur. Quelle honte !
— Ne recommence pas à te lamenter, Zina, dit Arapoff. Elle a des excuses. Kisiakoff est une crapule. Il ne méritait pas notre fille.
— Quel que soit le mari, dit Zénaïde Vassilievna, une femme n’a pas le droit de l’abandonner ainsi. Elle a prêté serment devant l’autel. Elle a juré devant Dieu…
De nouveau, elle se mit à pleurer. Arapoff se grattait la nuque.
— Je sais, je sais, grommelait-il. C’est un scandale. Un grand scandale. Lioubov est coupable.
— Je l’avais élevée avec tant de soins ! soupira Zénaïde Vassilievna. Elle n’avait eu sous les yeux que des exemples dignes. Et voilà !
— Maman chérie, dit Nina, ne pense plus à elle. C’est du passé. Il faut vivre…
— J’ai vieilli de dix ans à cause d’elle. Elle finira par me tuer, reprit Zénaïde Vassilievna. Et pas une lettre pour nous. Rien. Comme si nous n’existions pas. Où est-elle ? Ah ! ce Prychkine, le jour où il est venu chez nous, j’ai eu un pressentiment. Je l’ai dit à ton père. Tu te rappelles, Constantin ?
— Non, dit Arapoff, mais cela n’a pas d’importance. Michel t’aidera à la retrouver. Il doit connaître son adresse. Tu lui parleras. Tu essaieras de la détacher de ce saltimbanque. Qu’elle s’installe chez nous, si elle ne veut pas retourner chez son mari. Il y a de la place, chez nous !
— Et Nicolas ? dit Nina.
— Oui, celui-là aussi, il faudrait le voir, dit Arapoff. Il ne nous écrit plus guère.
— Qu’est-ce que c’est que ce Braniloff chez qui il travaille ? demanda Nina.
— Un avocat de quinzième zone, paraît-il. Mais un brave homme. Je lui ai envoyé une lettre, il y a quelques jours, pour avoir des renseignements sur Nicolas. J’attends la réponse.
— Je suis sûre, murmura Zénaïde Vassilievna, que Nicolas habite dans une petite chambre froide et qu’il se nourrit de harengs et de pommes de terre. Mais il ne veut rien dire par fierté.
— Nicolas, comme Lioubov, dit Arapoff, ferait mieux de se fixer. Il s’inscrirait au barreau d’Ekaterinodar. J’ai des relations… Je l’appuierais…
— Et, au moins, il mangerait à sa faim, dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff se leva, se rassit, tira sa montre.
— Oui, oui, dit-il. Il faudrait les raisonner, les ramener. Ekaterinodar n’est pas un trou, que diable ! Ils sont si jeunes encore, si vulnérables…
— Comment faire ? dit Zénaïde Vassilievna, et son regard suppliant ne quittait pas les yeux de son mari.
Arapoff réfléchit, avança les lèvres dans une moue autoritaire et s’appliqua une claque sur le genou gauche.
— Pour plus de sûreté, dit-il, il faudrait que je parte avec vous !
— Constantin !
— Papa !
Zénaïde Vassilievna et Nina se jetèrent au cou du docteur. Il se débattait en riant :
— Laissez-moi… Ça m’apprendra à parler trop tôt… Rien n’est décidé… Je vais demander un petit congé… On peut me le refuser…
— Non ! Non ! Non ! criait Nina, Papa part avec nous ! Papa part avec nous !
Elle sautait à cloche-pied autour d’Arapoff.
— Papa part avec nous !
Après le dîner, Arapoff alla au théâtre applaudir une chanteuse française. Puis, il passa au Cercle, où il joua sagement quelques parties de whist. Mais, tandis qu’il jouait, le souvenir de ses malades le détournait insensiblement des cartes, de la fumée et des figures qui encadraient le tapis vert. À minuit, il se leva, distribua des poignées de main négligentes et sortit dans la rue. Il marcha à pied jusqu’à la grille de l’hôpital. La calèche le suivait à distance. L’air nocturne lavait et rafraîchissait son visage. Comme il pénétrait dans le vestibule dallé, l’infirmier de garde vint à sa rencontre. Il y avait du nouveau. Le n° 76, ce jeune homme qui crachait du sang, était mort à dix heures du soir. Arapoff frémit : « Deviendrais-je sensible ? Mieux vaudrait rendre mon tablier. »
La névralgie se réveillait dans sa joue gauche. Il regarda le long couloir éclairé d’une lumière bleue très douce. Les crachoirs brillaient, alignés à la queue leu leu devant les portes numérotées. Derrière ces portes, Arapoff évoquait avec tristesse la douleur des chairs et des âmes à l’abandon. À quoi bon ces tortures, ces désordres, ces désespoirs ? Que signifiait cet holocauste offert à un Dieu de silence ? Que rachetait-on, que payait-on avec ces corps déchirés ? Des fautes ? Lesquelles ? Combien de criminels mouraient dans un sourire, et combien d’innocents crachaient leur vie, avec effort, pendant des mois ? Où était la justice ? Il n’y avait pas de justice. Dieu se moquait de la justice. Ou, plutôt, sa justice dépassait la nôtre. Le monde était mal fait. Dieu était loin de nous. Il nous avait donné le désir de comprendre, et s’était dérobé à toutes nos questions. Pourquoi ? Pourquoi ? Nous ne savons rien. Nous ne pouvons rien. C’est trop bête de vivre pour rien, de vivre sans maître. Les chiens même ont un maître.
Traversant le bois des portes closes, un gémissement enfantin retentit au bout du couloir.
— C’est le 17. Vous lui ferez une piqûre de morphine, dit Arapoff. Il n’en a plus que pour trois jours, le pauvre.
Les uns meurent, les autres naissent. Quelle usine étrange que cet hôpital de province ! Ici on fabrique, on rafistole et on détruit la vie. Car tout le monde tient à la vie. Même ceux qui peuvent à peine dresser la tête hors de leurs oreillers. Même les tordus, les amputés, les troués, les puants, les vieillards aux entrailles pourries.
Une fille de garde glissait d’une chambre à l’autre sur des savates feutrées. « Nina... Il faut marier Nina… Il faut ramener Nicolas et Lioubov au bercail… Il faut… Le 17 va mourir dans trois jours. Et Akim… Il y a bien longtemps qu’il n’a pas écrit, Akim… »
— Désirez-vous voir le cahier de garde ? demanda l’infirmier.
— Non, dit Arapoff.
Il fronça les sourcils, secoua la tête et sortit de l’hôpital en marchant à grands pas. La voix de ce jeune homme pâle, à la bouche saignante, résonnait encore dans ses oreilles : « Ça ne sera rien, n’est-ce pas, Excellence ? »
La calèche l’attendait devant le perron. Le cocher se pencha, ouvrit la portière.
— À la maison, dit Arapoff.
Quinze jours plus tard, Arapoff, Zénaïde Vassilievna, Nina et les domestiques s’installaient dans le salon pour la prière du départ. Les maîtres étaient en vêtements de voyage. Les serviteurs portaient leurs habits de travail. Le cocher, qui avait arrimé les bagages sur la calèche, pénétra le dernier dans la pièce.
— Asseyons-nous, dit Constantin Kirillovitch.
Tout le monde s’assit. Les têtes se baissèrent pour une courte action de grâces. La servante, Akoulina, qui était en place depuis quarante ans et qui avait vu naître tous les enfants de la maison, pleurnichait à petits coups dans son tablier. Le cocher, barbu et frappé de petite vérole, reniflait avec sentiment. Une gamine à tresses rousses, la fille de la femme de charge, regardait sournoisement, à droite, à gauche, et se mordait les lèvres pour ne pas rire.
Le silence se prolongea quelques secondes. Puis Arapoff se leva et se signa rapidement, en se tournant vers l’icône. Les assistants l’imitèrent dans un grand bruit de chaises repoussées.
— À la grâce de Dieu, dit Arapoff.
— À la grâce de Dieu, répondirent les serviteurs.
— Le train part dans une demi-heure. Nous allons être en retard, maman, dit Nina.
Zénaïde Vassilievna, emmitouflée dans un cache-poussière, donnait ses dernières recommandations aux domestiques :
— Voici les clefs de la réserve… Tu surveilleras les confitures… Tu passeras chez le pâtissier…
— Ne dirait-on pas qu’on s’embarque pour des années ? Dans cinq ou six jours nous serons rentrés, dit Arapoff. En route !
Il sortit le premier, suivi de Zénaïde Vassilievna et de sa fille. Les serviteurs fermaient le cortège. Le fils du dvornik, un gamin de douze ans, apporta un bouquet de primevères à sa jeune maîtresse. Le gamin était tout rouge. Il soufflait.
— Tu soigneras bien les bêtes, Timofeï, en mon absence, lui dit Nina.
Le cocher grimpa sur son siège.
— À la grâce de Dieu, crièrent encore ceux qui restaient.
La calèche s’ébranla doucement. Le fils du dvornik courut à quelques pas de la voiture en secouant sa casquette. Mais les chevaux prirent de la vitesse, le dépassèrent et disparurent au tournant de la rue.
— Au revoir ! cria le gamin.
Il s’arrêta, soupira et revint à la maison en traînant les pieds.