CHAPITRE VIII

Lorsque Michel lui eut annoncé que Tania était enceinte, Volodia décida de renoncer instantanément à sa rancune. En vérité, après une brève période de colère, il avait fini par s’amuser de l’ostentation avec laquelle Tania refusait d’accepter sa liaison avec Olga Varlamoff. Il voyait dans cette attitude une preuve de jalousie qui était somme toute flatteuse. Peut-être, d’ailleurs, Tania avait-elle raison de le mettre en garde contre des amours trop absorbantes ? Ayant pris la résolution d’oublier les propos offensants de la jeune femme, il lui envoya une corbeille de roses avec un madrigal fort bien tourné sur le futur héritier des Danoff. Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, il se présentait chez elle. Tania le reçut au salon, allongée à demi dans une bergère, et les jambes couvertes d’une fourrure en renard. Volodia avait redouté les difficultés de l’entrée en matière, mais Tania dissipa sa gêne, dès les premiers mots, en lui déclarant :

— Ne m’en veuillez pas, Volodia. J’étais très énervée. Dans mon état, la moindre contrariété provoque souvent des réactions excessives…

— « La moindre contrariété », c’était ma requête au sujet de Mme Varlamoff ? demanda-t-il en souriant.

— À quoi bon revenir sur ce sujet ? dit Tania. J’ai peut-être tort, mais j’estime que vous passez les bornes avec elle. Vous êtes devenu quelque chose comme son mari. Vous ne vous déplacez plus que dans son sillage. Il était naturel que, pour moi qui vous avais connu indépendant, spirituel, original, volage, cette transformation fût pénible et décevante. Vous devez me trouver bien compliquée ?

— Nullement, dit Volodia. Je ne peux pas vous obliger à partager mes sentiments à l’égard d’Olga. Mais permettez-moi de vous rappeler que c’est sur votre insistance…

— Je sais, je sais, soupira Tania. Parlons d’autre chose, voulez-vous ? Elle ramassa une lettre qui traînait sur le tapis :

— J’ai reçu une lettre d’Akim. Il me dit qu’il s’ennuie, qu’il n’a pris part à aucun engagement, qu’on garde son escadron en réserve…

— Tant mieux, dit Volodia.

— Pourtant, il est sous les ordres du général Samsonoff, et le nom de Samsonoff revient souvent dans les communiqués.

— C’est une telle pagaïe, là-bas ! dit Volodia. Les généraux ne savent même pas quelles troupes ils commandent. Si vous lisiez la presse étrangère, vous verriez que nous nous couvrons de ridicule devant l’Europe.

Tania gonfla les narines et ses yeux étincelèrent.

— Il paraît que nos soldats se battent comme des lions ! dit-elle.

— Je crois surtout qu’ils pillent les réserves des paysans mandchous, bouffent et boivent sans vergogne, dorment comme des loirs et ne pensent qu’à rentrer chez eux, dit Volodia.

— Tout de même, dit Tania, j’ai bien mal choisi mon moment pour être enceinte.

Elle se sentit rougir et comprit, tout à coup, qu’il lui était désagréable de parler de sa grossesse en présence de Volodia. Comme si, en évoquant sa maternité, elle se vieillissait et passait dans le clan des femmes vaincues. Volodia l’observa un long moment, sans rien dire. Puis il murmura :

— Vous avez beaucoup de chance, Tania. Si vous saviez comme Olga vous envie !

Tania éclata de rire :

— Qui vous empêche de la rendre heureuse de la même façon ?

Volodia baissa la tête.

— Épousez-la et faites-lui un enfant, reprit Tania sur un ton vif. Comme ça, ce sera complet.

Elle s’arrêta, surprise par la tristesse, par le désarroi qui se lisaient sur la figure du jeune homme.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-elle.

— Rien, dit Volodia. Il faut que je m’en aille.

Il se leva précipitamment, baisa la main de Tania et partit en oubliant ses gants sur la table.

Le soir, Tania accueillit son mari avec un visage lugubre. Elle se sentait mal. Des nausées lui coupaient le souffle. Depuis quelques heures, il lui semblait qu’elle ne pouvait plus supporter la vue d’une couleur vive. Elle exigea qu’on sortît de sa chambre une potiche en faïence bleue et deux paysages aux tons crus. Puis, elle supplia Michel de chausser des pantoufles, car le bruit des pas la rendait malade, et de renoncer à se parfumer avec de l’eau de Cologne. Michel acquiesçait à toutes ses demandes. La nouvelle dignité de Tania lui paraissait mériter une soumission totale. Il la respectait avec étonnement, avec reconnaissance. Il lui proposa même de coucher dans une autre chambre pour que rien ne troublât son repos. Mais elle lui dit :

— Tu en as assez de me voir, sans doute ? Tu me trouves laide. Tu as bien raison. Regarde cette robe. Je ne pourrai plus l’enfiler dans deux mois.

— Mais tu pourras la remettre après, dit Michel d’une voix prudente.

— Après ? Elle aura passé de mode. Et moi aussi, j’aurai passé de mode.

— Alors, tu regrettes ?…

— Tu ne veux pas me comprendre. Je ne regrette pas. Je constate. Mon pauvre visage ! Déjà, j’ai le masque. Mes paupières sont jaunes. Mon nez se pince. Et tu exiges que je sois contente ! Ah ! les hommes ! Ce que vous pouvez m’agacer avec vos mines bien portantes ! Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas juste ! À partir de demain, je refuse de recevoir qui que ce soit chez moi.

— Même Volodia ? demanda Michel.

— Surtout Volodia.

— Pourquoi surtout ?

Parce que je ne tiens pas à ce qu’il me compare à la Varlamoff.

Michel haussa les épaules.

— Quelles sottises ! Tu te nourris de sottises ! dit-il. Mais tu es excusée d’avance. Veux-tu que je t’apporte des fruits exotiques, demain ?

— Je n’ai pas de goût à manger des fruits exotiques, quand je pense que mon frère meurt peut-être de faim, dit Tania.

Puis elle soupira :

— Si nous pouvions au moins partir pour la campagne, en vacances !

— Pars, si tu veux, dit Michel. Mais moi, tu le sais, à cause de mes marchés avec l’Intendance, je dois rester à Moscou.

— Oh ! cette guerre, cette guerre, dit Tania, elle me rendra folle !

Puis elle bâilla et déclara qu’elle se coucherait sans se démaquiller.

Le lendemain, elle était méconnaissable. Lorsque Michel revint du bureau, le soir, il trouva sa femme habillée d’une robe neuve et coiffée de façon inédite, avec des frisettes tout autour du front.

— Je me sens mieux, dit-elle. J’ai pensé que nous pourrions sortir, ce soir, avec Volodia et Olga Varlamoff.

Michel, stupéfait, crut utile de rappeler à Tania qu’elle avait refusé jadis de recevoir Olga Varlamoff à son ouvroir. Mais Tania se fâcha, prétendit qu’on cherchait à contrecarrer ses moindres désirs, et que la Varlamoff était une femme comme les autres, qui avait même un enfant et de bonnes manières.

— Peut-être, dit Michel, mais elle n’acceptera sûrement pas de venir après l’affront que tu lui as infligé.

— Volodia saura la convaincre, dit Tania. D’ailleurs, il a sûrement dû lui donner de bonnes raisons pour expliquer mon refus. Je sens que cette femme n’est pas mon ennemie.

— Je le souhaite, dit Michel.

Sans perdre de temps, Tania décrocha le téléphone et demanda le numéro de Volodia. Une voix de femme lui répondit. Puis, Volodia intervint :

— Oui, oui… Bien sûr, quelle bonne idée !…

— Il était avec elle, dit Tania en reposant le récepteur.

Ses yeux prirent une expression rêveuse.

— Et alors ? demanda Michel.

— Ils viennent nous chercher. Habille-toi.

Selon les prévisions de Tania, Olga Varlamoff ne marqua aucune animosité à l’égard du ménage Danoff. Elle semblait même très gaie et parfaitement à l’aise. Volodia ne la quittait pas des yeux. Sur le coup de dix heures du soir, les deux couples montèrent dans la calèche de Michel et se firent conduire à un petit restaurant louche, dans les faubourgs de Moscou. Un gros Tartare, à la tête rasée et au nez plat, les accueillit sur le seuil. Il était vêtu d’un frac et d’un gilet blanc. Bombant le torse, il introduisit les jeunes gens dans un salon particulier, minuscule, sombre, et fleurant la fumée et la poudre de riz. La table était préparée pour le souper, avec des roses coupées entre les assiettes. De lourds rideaux cerise masquaient les fenêtres. Des taches suspectes constellaient le tapis. Un piano était poussé contre le mur. En face, il y avait un canapé, bas et large, au velours rongé. Et, dans la glace, au-dessus de la cheminée, étaient gravés des cœurs, des flèches, des signatures et des vers polissons.

— Oh ! Volodia, dit Olga Varlamoff. Comment avez-vous pu choisir ce restaurant ?

Elle fit la moue et retira son chapeau à voilette mouchetée. Tania fut éblouie par l’éclat des forts cheveux roux.

— Moi, je trouve que tout est parfait ainsi, dit-elle. J’adore les endroits louches. On sent, n’est-ce pas ? que des milliers d’hommes ont rencontré des milliers de filles entre ces murs, et leur ont débité des milliers de mensonges avant de les caresser.

— Tania est déchaînée ! dit Volodia, et il se mit à rire.

Michel affirma qu’il préférait le cadre somptueux de Strélnia ou de Yar, où on mangeait, au moins, de la cuisine soignée dans des plats propres. Olga Varlamoff fut de son avis.

Dès les hors-d’œuvre, Volodia commanda la diseuse française, Mlle Claudine. Elle vint, toute menue, tout ébouriffée, le museau maquillé à l’emporte-pièce. Sa robe était décolletée en triangle jusqu’à la naissance des seins. Ses bras étaient nus.

— Fais-lui la cour, Michel, supplia Tania.

— Pourquoi ?

— Ça m’amuserait tant !

— Tu es folle, dit Michel.

Et il commença à manger, pour cacher sa confusion.

Mlle Claudine s’était assise au piano et, renversant la tête roulant des yeux coquins, elle chanta :

Je vous montrerai tout, tout, tout,

Ce qui pousse dans mon jardin, din, din.

Les carottes et les choux, choux, choux…


La chansonnette était très leste. Olga Varlamoff se cacha le visage derrière un éventail. Quant à Tania, elle feignait une naïveté excessive et posait des questions après chaque couplet :

— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire ? Expliquez-moi donc pourquoi vous riez ?…

— Voyons, Tania, ne faites pas l’enfant, disait Volodia.

— Mais je vous assure… D’où voulez-vous que je sache ?…

Après la chanson, Tania demanda des anecdotes.

Elle n’en comprit pas la moitié, mais les applaudit toutes.

Lorsque Mlle Claudine eut quitté la pièce, Tania prétendit, elle aussi, raconter des histoires. Elle se sentait très gaie, très libre. Il lui semblait qu’elle était née pour mener une existence chatoyante et attirer les suffrages masculins. Volodia était enchanté. Il avait passé le bras autour des épaules d’Olga Varlamoff, mais plutôt par habitude que par conviction. Et il n’écoutait que Tania, ne parlait qu’à Tania. Tania songeait qu’il lui eût été très facile de détacher Volodia de la Varlamoff. Si elle n’avait pas été enceinte, elle se serait peut-être amusée à ce jeu. Mais, « dans son état », et avec « ses responsabilités », l’entreprise était impossible. D’ailleurs, dans deux mois, elle aurait perdu sa ligne et Volodia se serait éloigné d’elle. Et puis, Michel en aurait souffert. Cette seule pensée était intolérable. Elle regarda son mari qui discutait sérieusement avec la Varlamoff. Ils avaient l’air tellement graves, tous les deux, et faits pour s’entendre ! Ils n’avaient pas de jeunesse.

Comme elle formait cette réflexion, elle sentit le pied de Volodia qui frôlait le sien, sous la table. Elle frémit, rougit, mais ne retira pas sa jambe. Simplement, pour se donner un peu d’assurance, elle leva son verre et but une large gorgée de vin.

— Ne bois pas tant, Tania, dit Michel d’une voix douce. Tu sais que le médecin te l’a défendu. Ce soir, tu auras de nouveau des nausées.

Une brusque fureur crispa le visage de la jeune femme.

— Je te remercie de me rappeler mon état, dit-elle vivement.

Volodia avait reculé sa jambe. Michel souriait d’un air interdit. Olga Varlamoff jouait de l’éventail. Tania avait envie de pleurer, de tirer la nappe, de casser des verres. Toutefois, elle domina sa rage et demanda ce qu’on attendait pour appeler le chœur des tziganes avec la soliste Natacha. Le patron de l’établissement vint s’excuser auprès de ses clients. La soliste ne pourrait pas chanter ce soir : son frère, mobilisé depuis quatre mois, avait été tué à Liao-Yang, et la nouvelle de ce décès lui était parvenue dans la journée. Tania ne sut que répondre.

— Ah ! c’est très bien… nous comprenons, dit Volodia.

— Voulez-vous le chœur seul ? dit le patron.

— Non, non… Ce n’est pas la peine…

Le patron se retira après une courbette obséquieuse. Cet incident avait désagréablement surpris les convives. Olga Varlamoff se tamponnait les yeux :

— Voilà, nous nous amusons, nous voulons qu’on chante pour nous distraire, et là-bas…

— C’est notre devoir de nous distraire, comme c’est leur devoir de se battre, dit Volodia. Il faut maintenir le moral de l’arrière.

— Vous finirez par prétendre que les grandes batailles se gagnent dans les cabarets, dit la Varlamoff.

— Le fait est, dit Volodia, que, pour ce qu’elle trafique là-bas, notre sainte armée russe, elle aurait aussi bien pu ne pas se déranger.

Tania rejeta sa serviette et s’écria.

— N’oubliez pas que mon frère fait partie de cette sainte armée russe !

— Allons ! dit Volodia, ne vous fâchez pas pour une mauvaise plaisanterie.

— Je ne me fâche pas, dit Tania. Simplement, vous m’ennuyez…

Elle jugeait tout le monde stupide et méchant : Volodia, Michel, la Varlamoff. On lui avait gâché cette soirée. Elle était à plaindre et personne ne la comprenait. Subitement, elle eut envie de s’évanouir. Mais ce n’était pas facile. Elle dit encore d’une voix sèche :

— Je vous félicite, messieurs, vous avez réussi à me rendre cette soirée odieuse.

Et elle pria Michel de la ramener à la maison.


Le mardi suivant, à la réunion de l’ouvroir, Tania relata l’incident de la soliste qui avait refusé de chanter parce que son frère était mort à la guerre. Ces dames commentèrent gravement la chose. Elles estimaient que l’attitude de la chanteuse était un signe des temps.

— Il n’y a plus d’héroïsme, soupira la vieille Mme Jeltoff, plissée et rose, en cousant les boutons à une chemise, Jadis, on se serait enorgueilli de cette fin glorieuse.

— Ce n’est pas chez les geishas japonaises que cela se serait passé ainsi, dit la petite Eugénie Smirnoff.

Tania remercia la jeune femme d’un regard humide. Eugénie Smirnoff disait toujours ce que Tania attendait d’elle. Elle était belle et bête, plantureuse et lente, un peu génisse par l’œil et par le mouvement. On racontait qu’elle était la maîtresse du vieux Jeltoff, et aussi de l’écrivain Malinoff.

— On m’a dit que Malinoff écrivait un roman sur la guerre russo-japonaise, dit Tania.

— Oui, s’écria Eugénie. C’est merveilleux. Il m’a lu des passages. Il parle de l’héroïsme de nos petits soldats comme s’il était lui-même un petit soldat. Il a tellement de talent !

Elle rougit et battit des paupières.

— Il faut croire en notre pays, dit Tania avec sentiment.

Les séances de l’ouvroir exaltaient et fatiguaient Tania.

Après avoir reconduit les dernières visiteuses, elle monta dans son boudoir et se fit servir une tasse de thé. Dans la pièce, close et douce, la femme de chambre tirait les rideaux, allumait les lampes. Tania espéra la venue de Michel ou de Volodia qui la distrairait un peu. Sûrement, Volodia devait se reprocher son geste imprudent de l’autre soir. C’était drôle. Pourquoi lui avait-il fait du pied sous la table ? Était-ce pour s’amuser, ou pour éprouver Tania, ou pour satisfaire une passion brusquement réveillée ? Si Michel avait remarqué la conduite de Volodia au restaurant, il se serait cru offensé et sali pour l’éternité. Et, cependant, Tania ne se sentait pas coupable, et Volodia aimait Michel de tout son cœur. Les lois de la morale commune ne convenaient pas à leur groupe. Ce qui était mal chez les autres, devenait parfaitement inoffensif et naturel chez eux. Tania se jugeait un peu exceptionnelle. Elle s’approcha d’une glace, contempla son fin visage consumé, au regard pensif, aux lèvres jeunes, et soupira mélancoliquement. Pourvu qu’elle ne fût pas abîmée par la grossesse !

Puis elle sourit, vaporisa un peu de parfum sur ses épaules et fredonna :

Je vous montrerai tout, tout, tout…


Sur la table reposaient des piles de brassières, liées avec des faveurs bleues. Tout en chantant, elle déplia l’un de ces vêtements de poupée, l’éleva devant elle. C’était si petit, si petit !… Est-ce qu’il serait vraiment si petit, avec des bras si courts, un cou si mince ?… Elle l’imagina, potelé, avec une tête ronde et molle, des jambes grassouillettes et un regard gonflé de rêve. Et elle se mit à rire joyeusement.

Michel, qui rentrait du bureau, surprit Tania en extase devant une rangée de bavettes. Elle les repoussa, comme prise en faute. Mais il ne dit rien. Il avait l’air soucieux. Il baisa Tania au front, fourra la main dans sa poche et lui tendit un télégramme froissé. Elle lut, sans comprendre d’abord : « Père gravement malade. Viens vite. Tendresses. »

La dépêche était signée : « Ta mère. » Elle portait le timbre d’Armavir.

Tania relut lentement le télégramme et prit la main de Michel.

— Tu ne sais rien d’autre ? demanda-t-elle.

— Rien d’autre. Mais je crains que ce ne soit une crise cardiaque. Il a eu deux attaques autrefois. Si c’est la troisième…

Le visage de Michel était solide, fermé, son regard n’exprimait rien que la fatigue.

— Alors, voilà, dit-il d’une voix volontairement égale, je vais partir. Comme tu ne peux pas supporter le voyage, tu resteras ici. Je reviendrai… quand tout sera fini…

Et à ces simples mots, inexplicablement, Tania sentit qu’une longue distance la séparait de son mari, qu’elle était une toute petite fille, et qu’il était un homme mûr, armé d’expérience, qu’il savait comment on voyageait, comment on louait des chambres, comment on parlait dans les banques et ce qu’on faisait devant la mort des parents. Elle balbutia :

— Vraiment, tu ne veux pas que je t’accompagne ?

Il secoua la tête.

Elle était surprise qu’il marquât si peu de chagrin. Elle eût aimé le plaindre, l’encourager. Elle se blottit contre sa poitrine.

— Ce n’est rien peut-être, dit-elle. Ta mère s’est affolée… Et, quand tu arriveras…

— Peut-être… peut-être, dit-il.

— Tu me tiendras au courant ?

— Mais oui.

Il l’écarta doucement.

— Fais préparer ma valise, dit-il encore.

Jusqu’à son départ, Tania n’entendit de lui aucune parole d’abandon.

Elle l’accompagna à la gare avec Volodia. Il pleuvait. Les wagons avaient des toits luisants, des vitres de buées. Michel se tenait sur le marchepied. Il portait un manteau de voyage au col relevé et un bonnet d’astrakan. Quand il parlait, une vapeur blanche sortait de sa bouche. Tania reconnaissait à peine le son de sa voix. Elle fut singulièrement soulagée lorsque la cloche tinta et que le convoi s’ébranla, glissa lentement sur les rails.

Le quai se vidait peu à peu. Des gens pataugeaient dans la boue jaune. Volodia prit le bras de la jeune femme pour la ramener jusqu’à la voiture. Tania ne s’en aperçut même pas. Elle éprouvait un sentiment étrange de vacance et d’inutilité. Michel était parti. Elle était seule. Mais elle n’était plus capable de vivre seule. À son insu, elle était devenue une fraction de Michel. Et, loin de lui, elle ne savait que faire. Elle se promit de réagir contre cette soudaine détresse. Volodia lui serrait le coude.

— Bien entendu, je passerai l’après-midi avec vous, dit-il.

Cette pensée, qui, la veille encore, eût enchanté Tania, lui sembla, tout à coup mauvaise. Elle ne voulait plus qu’un étranger s’interposât entre elle et le souvenir de l’absent. Elle dégagea son bras.

— Je ne me sens pas très bien, dit-elle. Je vais me reposer. Venez me voir demain, plutôt. Ou vendredi, après la séance de l’ouvroir.

Elle rentra toute seule dans la grande maison qui lui parut déserte, soupa très légèrement, congédia les domestiques, et monta se coucher dans son lit vaste et froid. Serrée sous les couvertures, elle réfléchit à Michel qui somnolait dans son compartiment, au grave et tendre Alexandre Lvovitch, qui était peut-être sur le point de mourir, à l’enfant qui allait naître, à ses parents, à ses sœurs, à ses frères. Tout le monde lui semblait gentil et pitoyable. Elle avait envie de pleurer. Elle pleura. Puis, elle s’endormit avec l’impression qu’elle était une jeune fille et que les tilleuls d’Ekaterinodar abaissaient leurs branches et frôlaient ses fenêtres fermées.

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