CHAPITRE PREMIER
Après un an de stage aux Comptoirs Danoff d’Armavir, Volodia repartit pour Ekaterinodar, où il devait assumer la direction de la nouvelle succursale. Ce poste, qu’il avait refusé jadis avec de belles railleries d’adolescent paresseux, fortuné et vantard, il l’acceptait enfin avec reconnaissance. Le travail de bureau, dont il redoutait autrefois la servitude régulière, lui paraissait aujourd’hui un remède excellent contre le souvenir. Depuis la mort de Suzanne, Volodia luttait ainsi avec la tentation du chagrin. Distant et distrait, blessé et tendre, mystérieux et naïf, il ne semblait pas tout à fait vivant. Il riait peu, mangeait à contrecœur et ne soignait plus sa toilette. Tania et Michel étaient obligés de le sermonner, parce qu’il ne changeait pas assez fréquemment de chemise. Il s’était laissé pousser la barbe, par négligence. Quand Tania le suppliait de se raser ou de tailler ses ongles, il disait simplement :
« Pour qui ? Pour quoi ? » avec un si pauvre sourire qu’on ne savait plus que répondre.
Bien que Volodia n’apportât aucune gaieté dans la maison, Tania fut désolée de son départ pour Ekaterinodar. Elle aimait l’entendre parler de leur enfance, de leurs jeux dans la cour, de ses travaux avec Michel, à l’Académie d’études commerciales pratiques. Il savait raconter la moindre aventure avec une surprenante facilité. Il imitait les accents des personnages, leurs gestes et leurs grimaces drôles. Il était touchant. Il était irremplaçable.
Après la séparation, sur le quai de la gare, l’existence de Tania redevint monotone et plate, comme le pays même où elle se déroulait.
Les mois passaient avec leurs charges de pluie, de poussière, de soleil ou de neige. Il y avait le brusque hiver de décembre, ses coups de vent stupides, qui arrachaient les couvertures des chevaux, disloquaient les palissades, décoiffaient les promeneurs ahuris. Le ciel pesait lourd, embrouillé de gros nuages informes à reflets de plomb. Une neige sèche et menue tombait par volées. Les toits se drapaient de nappes farineuses. Les gouttières laissaient pendre des mains de stalactites. De part et d’autre de la rue, se haussaient des murailles de neige, rasées, défaites et refaites par l’ouragan.
Dans la maison des Danoff, on chauffait à bloc les grands poêles de faïence qui montaient jusqu’au plafond. Le vitrier venait poser les doubles carreaux. Entre les deux châssis, il étalait une couche d’ouate jaunâtre et plaçait deux verres à demi pleins d’esprit-de-sel pour fixer l’humidité de l’air. Puis, il écrasait savamment de longs serpents de mastic beige sur toutes les jointures. Scellée, étouffée et tiède, la vaste bâtisse partait pour un hivernage de quelques mois. Des galoches et des bottes de feutre s’alignaient dans l’entrée. Michel arborait un chapeau de fourrure et un manteau à col d’astrakan. Tania ne sortait plus que trois fois par semaine en voiture. Un traîneau remplaçait la calèche. Des couvertures de fourrure épaisse emmitouflaient les jambes de la jeune femme. Les cavaliers tcherkess qu’elle croisait dans la ville étaient encapuchonnés d’un bachlik pointu et habillés de la vaste bourka d’hiver, qui couvrait l’homme et la monture, les soudait l’un à l’autre dans une seule masse fumante. Devant le magasin des Danoff, les commis qui tenaient les chevaux des acheteurs battaient la semelle et soufflaient dans leurs doigts gelés. Le commerce marchait au ralenti. Le Kouban était pris sous la glace. Les trains avaient du retard. Le courrier était maigre et intermittent. Toute la bourgade se repliait dans une sorte de vie latente.
Passé les dernières maisons, la steppe s’étalait, éblouissante, élargie de blancheur, de silence et d’immobilité. Des corbeaux noirs la survolaient avec ennui. Dans la neige, on voyait les empreintes de bêtes étranges, qui rôdaient autour de la cité. Le cocher prétendait que des loups s’aventuraient dans la campagne. Mais Michel affirmait que le cocher était un ivrogne et un menteur. Et Tania estimait que c’était dommage.
Les jours tombaient l’un après l’autre, à peine marqués par les fêtes de Noël et du Nouvel An, avec distribution de cadeaux, invitation du prêtre arménien d’Armavir et réveillon copieux au champagne.
Puis, venait le mois de février, doux et humide. Le ciel était d’un bleu fragile. La neige fondait. La terre de la steppe émergeait du sommeil, noire et molle, avec de maigres paquets de charpie blanche au revers des fossés. Les rues se transformaient en fleuves de boue. On jetait des planches pour les traverser. Le vitrier emportait les doubles carreaux. Et très vite, c’étaient des pluies serrées, fraîches et nourricières. Tania ne sortait plus et passait des heures à écouter la plainte du vent dans les cheminées et le ruissellement musical de l’eau contre les vitres. Les chariots des acheteurs s’embourbaient. On glissait des pierres plates sous les roues enlisées. Marie Ossipovna était enrhumée, pestait contre ses domestiques et buvait du thé kalmouk à doses massives. Alexandre Lvovitch jouait aux échecs avec des chefs de rayon. Michel quittait Armavir pour passer des commandes à Lodz, ou à Rostov, ou à Moscou. Ensuite, il revenait. Tania allait l’attendre à la gare. Il avait maigri. Il parlait beaucoup de ses projets. Il voulait étendre et moderniser l’affaire, établir une nouvelle ligne de chemin de fer dans la région, créer une usine de drap. Le soir même, il s’isolait avec son père dans le salon. Et, tard dans la nuit, on les entendait discuter et marcher à travers la pièce sonore.
Le mois de mai imposait les grandes chaleurs vibrantes de l’été. L’air sec décapait le visage. Des mouches et des moustiques tremblaient par nuées aux abords des ruisseaux taris. Les fenêtres s’ouvraient sur le soleil et la poussière des rues. Déjà, les élèves de l’école municipale, les soldats, les commis, se pavanaient en chemises blanches, serrées à la taille par de fines courroies.
À l’aube, Tania entendait, de son lit, le mugissement du bétail qui laissait la ville. Chaque propriétaire confiait ses quelques vaches, ses chevaux, ses moutons, au pâtre communal, qui entraînait le troupeau dans la campagne. Vers le soir, les bêtes revenaient, lourdes, ivres d’herbe et d’air pur. Des gamins les triaient par lots, à longs cris farouches, avant de les rabattre dans leurs étables et leurs écuries respectives.
La steppe rayonnait, verte, violente, poudrée de coquelicots, de marguerites et de bleuets. L’herbe était si haute que Tania, assise dans la calèche, n’avait qu’à étendre le bras pour en arracher une touffe. Des cigales grinçaient. Des taons s’acharnaient sur les croupes des chevaux. Des alouettes tournaient follement dans le ciel. Et, de temps en temps, un éclair de chaleur traversait l’horizon violacé.
Parfois, en pleine nuit, un orage se déchaînait, magnifique et absurde. Tania ouvrait la fenêtre. Dans une nuée bleue, la foudre explosait, blanche, bête, la pluie ruisselait à flots épais. Et, de nouveau, c’étaient l’éclair et le tonnerre. Les toits des maisons s’allumaient et s’éteignaient spasmodiquement. Le monde entier paraissait prêt à se fendre dans un flamboiement nerveux. Une fenêtre s’éclairait dans la ville endormie. Sans doute quelque femme s’était-elle levée pour admirer la tempête ? Tania se sentait seule et triste. Elle se penchait, tendait son visage à la pluie froide. Du fond de son lit, Michel grommelait :
— Ferme la fenêtre. Il fait froid.
Plus tard, l’herbe se fanait dans la steppe, le cuisinier préparait des confitures dans des bassines de cuivre, et des salaisons pour l’hiver. Et l’hiver revenait, avec le même vent, la même neige et les mêmes doubles carreaux. Et, quand Tania réfléchissait à l’année écoulée, elle ne pouvait y distinguer aucune joie, aucune tristesse qui lui donnât le sentiment d’avoir vécu. Cependant, elle ne souffrait plus de cette destinée monotone. Elle était comme anesthésiée, hypnotisée, par la famille Danoff. Même, elle finissait par éprouver le besoin d’accomplir, heure par heure, les gestes fixés par le protocole sévère de la maison.
Michel lui savait gré de cette docilité nouvelle. Il l’entourait de soins et de compliments naïfs, et prétendait qu’elle le rendait heureux au-delà de son espérance.
Marie Ossipovna, elle-même, recherchait les conseils de Tania avant de se commander quelque lourde robe noire, arrosée de paillettes de jais. Alexandre Lvovitch apportait à sa bru les plus belles pièces d’étoffe reçues au magasin. Pour le déjeuner du dimanche, on ne manquait pas de préparer en cachette les plats préférés de la jeune femme. On finit même par lui accorder le droit d’aller se promener à pied dans la ville.
Tania était sensible à la gentillesse que lui manifestaient son mari et sa belle-famille. Après quatre ans de mariage, il lui semblait avoir définitivement rompu avec la créature brillante, égoïste et tendre qu’elle avait été. Elle s’étonnait d’avoir vécu jadis hors de la maison des Danoff, hors de la ville d’Armavir, d’avoir aimé quelqu’un avant d’aimer Michel, d’avoir eu des parents, des frères, des sœurs, une enfance libre. Elle ne pleurait même plus en retrouvant ses robes de jeune fille dans le fond d’une armoire, et son journal intime, arrêté quelques jours avant le mariage, lui paraissait, pour peu qu’elle le feuilletât, fade et insignifiant.
Chaque année, pour les fêtes de Pâques, elle se rendait à Ekaterinodar, mais ce voyage ne lui procurait plus qu’une satisfaction médiocre. Habituée au rythme d’une vie triste et sage, elle se sentait étrangère parmi les siens. Par fierté, elle ne voulait pas leur avouer sa déception, et préférait juger de haut leurs plaisirs et leurs tracas journaliers. Sous l’œil sagace de ses parents, elle devenait hostile. Elle surveillait intensément son langage, sa voix. Elle se défendait. Elle défendait les Danoff. En vérité, elle n’était jamais aussi complètement l’épouse de Michel que pendant ces soirées familiales, où le regard de sa mère se posait tendrement sur elle. Une voix, intolérable de douceur, lui demandait soudain :
— Maintenant, raconte…
Alors, Tania, les yeux gonflés de larmes, un sourire automatique aux lèvres, mentait, mentait d’une façon volubile et désordonnée. Et Zénaïde Vassilievna, le front penché sur sa tapisserie, murmurait :
— Je suis bien heureuse de savoir que tu es contente de ton sort.
Ces soirées épuisaient Tania. Elle en arrivait à compter avec impatience les jours qui la séparaient de son départ pour Armavir. Dès son retour chez les Danoff, elle était miraculeusement soulagée. Elle essayait même, pendant quelques semaines, de trouver à son existence provinciale les avantages qu’elle avait commentés en famille. Mais, très vite, elle renonçait à ce jeu, et, fatiguée de lutter, s’abandonnait au cours uniforme du temps.
Au mois de novembre 1900, elle tomba malade. Le médecin prétendit qu’il s’agissait d’une forte grippe et qu’elle guérirait plus rapidement si on l’envoyait à Kislovodsk. Mais Michel s’était rendu à Lodz pour ses affaires, et Tania refusa de quitter la maison en l’absence de son mari. Maria Ossipovna l’embrassa sur les deux joues, lui déclara qu’elle était sa fille, et lui fit cadeau d’une bague robuste, ornée d’un diamant, que les épouses Danoff se transmettaient de génération en génération.
Tania était encore très faible, lorsque Michel annonça son retour par télégramme. Malgré son désir, elle dut se priver de l’accueillir à la descente du train. Installée sur sa chaise longue, au salon, elle regardait la première neige qui tourbillonnait à légers flocons derrière les doubles fenêtres embuées. Le livre qu’elle lisait avait glissé par terre, et elle ne trouvait pas le courage de le ramasser.
Des gamins se jetaient des boules de neige d’un trottoir à l’autre. Dans le verre, placé entre les deux vitres, le niveau de l’esprit-de-sel avait monté. Quand le verre serait plein, on pourrait espérer la fin des mauvais jours. Mais, pour elle, rien ne serait changé. Elle soupira et consulta sa montre. Cinq heures. Le train avait du retard, sans doute. Un homme en manteau de fourrure traversait la chaussée. C’était le fondé de pouvoir des Comptoirs Danoff. Il revenait de la poste. Un Tcherkess débouchait dans la Voronianskaïa sur son petit cheval gris. Il était dressé, raide, sur ses étriers. Sa bourka déployée couvrait la croupe et les flancs de la bête. Comme il longeait un remblai de neige, un garçon loqueteux, au type arménien prononcé, saisit le bas de son paletot et le serra dans son poing, pour ne laisser dépasser qu’un bout d’étoffe triangulaire en forme d’oreille de cochon. L’oreille de cochon était une insulte mortelle pour un musulman. Le Tcherkess hurla, menaça l’enfant de son fouet. L’enfant prit la fuite en trébuchant dans la neige molle. Tania sourit doucement. C’était amusant de regarder par la fenêtre.
À cinq heures et demie, enfin, Tania entendit sonner les grelots de la voiture : Michel. Elle le vit descendre de traîneau, secouer ses pieds sur les marches du perron, dégrafer son col. Puis, il pénétra dans la maison. Il y eut des bruits de voix dans le vestibule. Sans doute, Marie Ossipovna parlait-elle à son fils de la maladie de Tania. Tania enrageait de n’être pas guérie pour l’arrivée de Michel. Il allait s’affoler inutilement, la presser de questions, convoquer le docteur, peut-être. Tania avait une telle horreur des médecins, depuis la mort de Suzanne ! Il fallait à tout prix qu’elle se mît debout pour rassurer Michel. Mais, avant qu’elle eût tenté le moindre mouvement, la porte s’ouvrit et Michel entra dans la pièce. Son visage était marbré par le froid. Il y avait des pointes de givre dans ses moustaches. De toute sa personne, émanait un parfum glacé de neige et de grand air. Déjà, il était près d’elle et lui couvrait les joues de petits baisers délicats. Tania riait faiblement.
— As-tu bien voyagé, Michel ? demanda-t-elle enfin.
— Aucune importance. Maman m’a dit que tu étais malade. Je vais faire venir Dorojkine, et tu guériras en trois jours.
— J’ai déjà vu un docteur.
— Oui, mais pas Dorojkine.
Tania fit une moue boudeuse et secoua la tête :
— Je ne veux plus me laisser tripoter par des médecins. C’est curieux que tu ne sois pas jaloux à la pensée qu’un homme me palpe les côtes, colle son oreille contre mon dos ?
— Un médecin n’est pas un homme.
— Et une malade n’est pas une femme, sans doute ?
— Sans doute.
— Et elle n’a pas le droit d’avoir la moindre pudeur ?
— Pas la moindre.
— Et pas la moindre répulsion ?
— Non.
— Eh bien, c’est donc que je suis guérie, Parce que, moi, j’ai de la pudeur, et moi, Dorojkine me dégoûte. Il a une moustache qui sent la résine !
Elle se mit à rire et s’arrêta, secouée par une quinte de toux.
— Écoute-toi tousser ! s’écria Michel. Et ose répéter que tu es guérie ! De ce pas, je vais quérir Dorojkine !
— Je ne le recevrai pas, dit Tania.
Et elle renifla un paquet de larmes.
Michel marchait de long en large, les mains derrière le dos :
— Tu es impossible… Tu… tu es puérile… Je cherchais le mot : tu es puérile… Tu te laisserais mourir par entêtement !... Et moi qui t’avais préparé une surprise !…
— Quelle surprise ? demanda Tania.
— Je ne te le dirai que si tu acceptes de voir Dorojkine.
— Je sais déjà ce que c’est. Tu m’as apporté une robe.
— Non.
— Un manteau ?
— Non.
— Un bijou ?
— Non.
Négligeant son chagrin, Tania s’essuyait les yeux avec son mouchoir et plissant le front sous l’effort de la pensée,
— Je ne vois pas ce que tu pourrais me rapporter d’autre, dit-elle enfin. C’est plus cher que tout ça ?
— Oui.
— Et plus grand ?
— Oh ! oui.
— Ça se mange, ça se porte, ou ça se lit ?
— Tu fais fausse route, dit Michel. Accepte de recevoir Dorojkine, et tu sauras tout.
Tania poussa un soupir, fronça les sourcils et dit gravement :
— C’est promis. Mais je veux que tu assistes à la consultation.
Michel se frottait les mains.
— Parfait ! Parfait ! dit-il. À présent, réfléchis bien. D’où crois-tu que je revienne ?
— De Lodz.
— Non, dit Michel. De Moscou.
Et il décrocha un regard triomphal à la jeune femme.
— J’ai été à Moscou, reprit-il solennellement.
— Eh bien ? Tu y vas chaque année pour tes affaires, dit Tania.
— Peut-être… Peut-être… Mais, d’une année à l’autre, on change…
— Que veux-tu dire ?
Michel jubilait. Il cligna de l’œil, posa un doigt sur sa bouche et murmura :
— Ha ! Ha ! Voilà… Mystère… Ténèbres… Dérobades…
— Explique-toi, tu m’agaces.
— Tu ne devines pas ? On se promène à Moscou, on rêvasse, on regarde les maisons. C’est joli Moscou. C’est plein de monde, de traîneaux élégants, de théâtres, de...
— Est-ce que tu deviens fou ?
— Non, mais toi tu seras folle dans un instant,
Il la toisa de toute sa hauteur, croisa les bras sur sa poitrine et déclara d’une voix sensationnelle :
— Il y a deux mois, sur mes instances, le conseil d’administration des Comptoirs Danoff a décidé de moderniser l’affaire et d’en transférer le siège social à Moscou.
— À Moscou ? s’écria Tania.
— Oui. Je ne t’en ai pas parlé plus tôt, parce que je ne voulais pas te causer une fausse joie. À présent, tout est réglé. J’ai retenu les locaux des bureaux et des magasins. Et j’ai fait mieux, Tania. Regarde-moi. J’ai acheté une maison à Moscou. Une maison pour nous. Une grande, une belle maison, sur la rue Skatertny. Nous déménageons en janvier. Volodia nous suivra. Je lui ai déjà écrit pour lui annoncer la nouvelle. Et j’ai choisi un nouveau directeur pour Ekaterinodar.
Il ne put achever. Tania s’était dressée d’un bond et clamait à pleine gorge :
— Moscou-ou ! Moscou-ou !
Elle avait oublié sa maladie et la visite prochaine du médecin. Le sang aux joues, les yeux brillants de larmes, elle s’abattit d’une masse sur la poitrine de Michel.
— Ce n’est pas possible, balbutiait-elle. Jure-moi que c’est vrai ! Ce serait trop méchant, si tu m’avais menti ! Moscou ! La maison est belle ?… Combien d’étages ?…
— Trois…
— Combien de chambres ?
— Vingt-deux.
— Et il y a… des… des monte-plats…
Michel souriait et berçait Tania dans ses grands bras refermés.
— Tu t’ennuyais donc tant que ça ici ? dit-il d’une voix triste.
— Cela n’a plus d’importance ! As-tu un plan de Moscou ? Je voudrais voir où se trouve la rue Skatertny…
Elle parlait si vite, qu’elle dut s’arrêter pour reprendre son souffle. Puis, elle ravala une gorgée de salive, secoua le front et dit :
— Nous recevrons beaucoup, n’est-ce pas ?… On mettra des palmes partout… On prendra un abonnement au théâtre… On ira au restaurant Yar… à l’Ermitage…
— Oui, oui...
— On rattrapera le temps perdu !
— Si tu veux.
— Mais je n’aurai jamais assez de robes !
— Tu en commanderas.
— Et les domestiques ?
— Tu en engageras.
— Et tes parents ?
— Ils resteront ici. Ma mère ne supporterait pas de vivre ailleurs qu’à Armavir. Elle a des amies, des habitudes…
— Je suis sûre que ton père aurait été heureux de nous suivre, dit Tania.
— Il viendra nous rendre visite, de temps en temps.
Elle battit des mains :
— Michel, tu es un dieu ! Michel, je t’adore ! Michel, fais vite chercher le docteur Dorojkine ! Je ne suis plus malade, mais je veux te faire plaisir, plaisir… Il pourra me chatouiller tant qu’il voudra avec sa moustache qui sent la résine. Il pourra me gaver de cachets et de sirops. Ça m’est égal ! Moscou ! Moscou !
Elle pirouetta, trébucha, se laissa tomber sur une chaise et s’éventa légèrement avec son mouchoir.
— Je suis si heureuse !…
Des larmes coulaient sur ses joues.
— Tu pleures à présent ? demanda Michel.
— Oui, dit Tania. Tu es le meilleur des hommes ! Je voudrais te poser une seule question : pourquoi as-tu décidé de transférer le siège de l’affaire à Moscou ?
— Parce que, devant le développement considérable de notre entreprise, il était indispensable que nous fussions représentés à Moscou pour suivre le train des maisons concurrentes.
— C’est tout ?
— Mais…
— Tu n’as pas pensé un peu, un tout petit peu, à moi ?
Michel baissa la tête.
— Si, dit-il.
Tania saisit les mains du jeune homme et les porta vivement à ses lèvres :
— Alors, j’ai gagné ! Appelle Oulîta. Je veux me maquiller, m’habiller. Je descendrai dîner avec vous, ce soir. Ce sera notre premier repas moscovite... Hum… Michel Alexandrovitch, que ferons-nous après souper ? Les tziganes, le théâtre, le bal ?…
Tandis qu’elle babillait avec des mines de grande dame, Michel s’était assis dans un fauteuil et la regardait fixement.
— Comme tu es jeune ! Comme tu es gaie ! dit-il enfin. Comme il faut peu de chose pour te rendre heureuse !
— Tu appelles ça peu de chose ? Après quatre ans d’Armavir ! s’écria Tania.
Et, de nouveau, inexplicablement, elle se mit à pleurer. Michel sortit en coup de vent pour chercher le docteur Dorojkine. Le soir même, le docteur Dorojkine débarquait chez les Danoff, auscultait la malade et déclarait poliment qu’on l’avait dérangé pour rien.
L’hôtel particulier, acheté par Michel au cours de son dernier voyage à Moscou, était situé à l’angle des rues Skatertny et Médvéjy, dans un quartier de calme et d’élégance aérée. La maison de trois étages était vaste, blanche, flanquée d’une cour pavée et d’un jardinet d’agrément. Dans la cour, étaient les écuries et la maisonnette du garde. Dans le jardinet, on avait dressé une pente artificielle pour les glissades en traîneau. Le bâtiment comportait quatorze chambres de maîtres et huit chambres de domestiques. Dans toutes ces pièces, dès le matin, s’affairait une armée de menuisiers, de vitriers, d’électriciens, de frotteurs et de peintres. Le lendemain de leur arrivée à Moscou, Tania et Michel avaient visité la chapelle de la Vierge d’Ibérie, pour y brûler un cierge et en rapporter une copie de l’icône miraculeuse. La sainte image avait été accrochée dans le salon. Le pain et le sel de l’hospitalité reposaient sur une tablette, près de la porte.
En attendant la réception des meubles, expédiés d’Armavir sur Moscou, Tania et Michel logeaient à l’hôtel Slaviansky Bazar. Chaque jour, Michel se rendait à son nouveau bureau pour y surveiller l’installation des archives, et Tania filait à la maison de la rue Skatertny, où on ne peignait pas une corniche sans son assentiment. Exaltée, volubile, elle choisissait la teinte des papiers, brassait des étoffes d’ameublement, tenait tête au décorateur qui préconisait des fresques à l’italienne pour le plafond, exigeait de l’ébéniste ahuri que le lit fût hissé sur une estrade, épouvantait le plombier en demandant qu’aucun tuyau ne fût visible dans les couloirs et dans les pièces de maîtres, et repoussait du pied les poignées de portes qu’on lui proposait. Elle était partout à la fois, critiquant, encourageant, commandant et décommandant, à tort et à travers. Elle fit recommencer quatre fois la décoration de sa chambre à coucher, toute en boiserie bleu pâle et en panneaux brodés de cigognes japonaises. Tantôt les moulures encadrant les panneaux de soie étaient trop larges, et tantôt elles étaient trop étroites. Tantôt les motifs en plâtre qui dissimulaient le crochet du lustre étaient trop importants, et tantôt ils étaient trop mièvres. Tantôt les portes étaient d’un azur trop franc, et tantôt elles étaient d’un azur trop fade. Tania s’approchait du peintre, anxieux et barbouillé, inclinait le menton, plissait les paupières et disait simplement :
— Tout compte fait, c’était mieux avant.
Et l’artisan, désespéré, suivait longtemps du regard cette femme étrange, décidée et versatile, qui se moquait de la dépense, et jetait bas, en quelques mots, le labeur honnête de plusieurs jours.
Tania jouissait farouchement de son importance dans la maison. Elle éprouvait à houspiller ces ouvriers déférents et dociles une ivresse de jeune reine capricieuse. Elle s’épanouissait dans cette odeur de térébenthine, de mastic et de cire, dans ce vacarme de coups de marteaux. Le soir, elle revenait à l’hôtel harassée, grelottante, joyeuse, disait à Michel : « Je ne tiens plus sur mes jambes », et le suppliait de la mener au théâtre.
Une fois la maison repeinte, cirée et rajeunie, il fallut s’occuper d’acquérir quelques meubles pour compléter le contingent expédié d’Armavir. Ce fut Tania qui discuta les maquettes et imposa ses volontés. Par réaction contre la demeure d’Armavir, austère et froide, Tania souhaitait que son nouveau logis fût élégant, intime et douillet « comme une bonbonnière ». Elle acheta une profusion de petites tables aux pattes grêles et cannelées, d’étagères en marqueterie blonde, de méridiennes langoureuses, de palmiers verts, de bibelots chinois et de paravents brochés, ornés d’ibis aux plumes flamboyantes. Tout cela, amarré dans les vastes chambres intactes, formait un ensemble étouffant et cossu.
Tania interdisait à son mari de visiter la maison hors de sa présence. S’il arrivait à l’improviste pour inspecter les travaux, elle l’accueillait dans le vestibule, lui saisissait le bras et le guidait elle-même de pièce en pièce. Elle disait :
— Suppose que nous soyons des invités. Nous venons pour la première fois chez les Danoff. Marche plus lentement. Attention à la peinture… Maintenant, ouvre la porte… Dieu que c’est beau ! Quelle grâce ! Quelle clarté ! Quelle distinction ! Ne trouvez-vous pas, cher ami, que les Danoff ont bien de la chance ?… Mets-toi dans ce coin… C’est de ce coin-là que le salon fait le plus d’effet… Qu’est-ce que tu en dis ?… Et regarde le reflet dans la glace !… Cette grande pièce, et nous deux, au fond, tout petits, tout gentils !… Par moments, j’ai peur d’être dans un rêve, tellement je suis heureuse !…
Au début de février, la maison était prête. Tania engagea un cuisinier, barbu et grave comme un prêtre, un aide-cuisinier, deux laquais aux références considérables, deux femmes de chambre, une blanchisseuse, une souillon, un portier, un cocher, un palefrenier et un homme de peine. Elle prit un abonnement chez le couvreur qui devait vérifier les toits après chaque chute de neige, chez l’horloger qui était chargé de remonter toutes les pendules, chez le fumiste responsable du chauffage central, chez le frotteur, chez le vitrier et chez le fleuriste. Enfin, ces dernières formalités remplies, Tania et Michel emménagèrent dans leur nouvelle demeure. Ils fêtèrent cet acte mémorable par un souper fin, en tête à tête, arrosé de champagne et éclairé aux bougies de cire rose.
Volodia n’avait pas encore rejoint son poste à Moscou. Nicolas restait introuvable, malgré les fréquentes visites de Tania à son appartement. Le portier de l’immeuble où habitait le jeune homme affirmait que M. Arapoff était parti depuis trois semaines pour affaires. Tania en déduisit que son frère avait été obligé de se rendre en province pour étudier les pièces d’un procès. Elle laissa une lettre à son adresse et se désintéressa de lui pendant quelques jours.
Déjà, une partie du personnel des bureaux d’Armavir avait été transférée à Moscou. Michel avait retrouvé quelques relations d’affaires. Le 15 février, Tania donna son premier grand dîner, avec messieurs en frac, dames décolletées, jeté de fleurs sur la table, et petit orchestre tzigane dans une loggia entourée de palmiers. Au dessert, on vint lui annoncer que Nicolas Arapoff l’attendait dans le boudoir. Tania s’excusa auprès de ses invités et courut rejoindre son frère. Elle le reconnut à peine, tellement il avait maigri et pâli depuis leur dernière entrevue. Ses cheveux trop longs pendaient en mèches sur ses oreilles et sur sa nuque. Ses yeux avaient une expression étonnée, malheureuse. Il regardait autour de lui en serrant ses mains l’une contre l’autre.
— C’est beau chez toi, dit-il tristement.
— N’est-ce pas ? s’écria Tania. Et ce n’est rien encore ! Tu vas venir prendre le café avec nous, et tu verras la salle à manger. Elle est toute en boiserie safran…
Nicolas balançait la tête avec obstination.
— Je te remercie, dit-il, mais il faut que je parte.
— Tu as bien le temps d’avaler une tasse de café !
Il eut un sourire humble, traqué, glissa un doigt dans son faux col trop large :
— Non… non… Il faut me laisser partir…
— Quand reviens-tu ?
— Bientôt… Dès que je le pourrai… Je suis très pris…
— Tes affaires ?
— Oui… mes affaires…
Il regarda encore le plafond peint de frais, les meubles neufs et murmura :
— Ça a dû coûter cher, tout ça… C’est très bien, très bien… Tu es heureuse, n’est-ce pas ?
— Mais bien sûr ! s’écria Tania en éclatant de rire.
Nicolas se mit à rire, lui aussi, mais drôlement, les yeux clignés, les lèvres pincées, comme si ce rire lui faisait mal. Puis il passa une main tremblante sur son visage. Tania remarqua que la manche de son pardessus était effilochée au coude. Elle n’avait jamais imaginé que son frère pût manquer d’argent. Une pitié atroce lui serra le cœur. Elle balbutia :
— Ta manche ?
— J’ai mis mon vieux manteau pendant qu’on me retape l’autre, dit Nicolas. Et puis, j’ai encore un vêtement en train chez le tailleur. Je n’ai pas à me plaindre, tu sais…
De nouveau, il eut ce pauvre sourire puni, cligna de l’œil, et, s’approchant de sa sœur, l’embrassa sur les deux joues en chuchotant :
— Je suis content de t’avoir revue, Tania… Je repasserai quand tu seras seule… Ne t’inquiète pas pour moi… Je m’occupe d’une grande cause, d’un grand procès, où il y a tout à gagner et rien à perdre…
Il claqua des doigts, répéta :
— Tout à gagner et rien à perdre, tu m’entends ?
Puis il quitta rapidement la pièce. Par la fenêtre, Tania le vit monter dans un petit traîneau exigu, attelé d’une rosse noire et dominé par la masse ronde du cocher. Le fanal du perron éclairait cet attelage minable, figé dans la neige. Un homme était assis à côté de Nicolas. Il était coiffé d’une casquette. Il fumait. Le cocher secoua ses guides. Le cheval encensa de la tête. Des grelots tintèrent. Et le traîneau glissa d’un bord à l’autre de la vitre pour disparaître comme une vision.
Tania retourna dans la salle à manger, où ses invités la réclamaient à grands cris pour le douzième toast de la soirée.
Longtemps, à travers le cliquetis des verres, le bruit des voix et le bourdonnement des guitares tziganes, elle crut entendre le son des grelots qui s’éloignaient dans la nuit.