Macchabée

Retrouver les traces, presque impossible. Ou bien rêver. Retourner au premier temps, quand l’île était encore neuve — neuve d’humains, au bout de millions d’années de pluie, de vent, de soleil. Après les tremblements de terre, les coulées de lave, les raz de marée, les déluges, les glaciations. Chercher les grottes, dans un sol acide il n’y a pas de place pour les ossements. La forêt, ce qu’il en reste. La première fois que j’ai rencontré Aditi, au bureau du Mauritius Wildlife Fund, elle m’a montré la carte de Maurice. En 1796, l’année où Axel Felsen débarque à l’île de France avec sa famille, la forêt couvre les neuf dixièmes de l’île. En 1860, quand les Felsen participent à l’ère industrielle, dans les plantations de tabac (tout le monde n’est pas sucrier), il reste encore quelques poches de forêt endémique, sur les hauteurs, aux gorges de la Rivière Noire, à Chamarel, peut-être à Deux Bras. Aujourd’hui, plus rien. Quelques miettes, des haillons arrachés, entourés de clôtures, tranchés par les routes. Assis avec Aditi sur une roche, au bord de la piste de latérite, nous imaginons ce qu’ils ont vu, du pont de leurs navires — tes ancêtres, dit Aditi, parce que les miens voyageaient à fond de cale, jusqu’à la porte qui les menait à la lumière aveuglante du quai, et aux charrettes qui les conduisaient au lieu de travail. Les tiens : van West-Zanen, sur le pont de l’Enkhuizen, Cornelis Matelief, Pieter Both, depuis la dunette du Wapen van Amstelredam, et Thomas Herbert, du pont du Hart. Ou bien les matelots du Gelderland lorsqu’ils ont mis leurs pieds nus sur le sable mou de Tamarin. Les dodos étaient partout ! Silhouettes sur les côtes rocheuses — alors les explorateurs croyaient voir des pingouins — courbées comme des petits vieux entre les buissons épineux, à la recherche de graines, et leurs croupes rondes promettaient aux estomacs affamés des couches de lard délicieux, à fondre dans les baquets, pour s’enduire contre les brûlures du soleil et du sel. Ainsi parlait Willem van West-Zanen dans ses vers de mirliton :

Les hommes se nourrissent ici de la chair fraîche des créatures emplumées

de la sève des palmiers, et de la croupe ronde des dodos

ils tiennent les perroquets afin qu’ils pépient et crient

et les autres oiseaux viennent se faire tuer à coups de trique !

Aditi va quelquefois dans les bureaux du Mauritius Wildlife, à Curepipe où je copie des cartes, c’est là que nous nous sommes parlé. Par la suite j’ai compris qu’elle a un secret, elle est enceinte d’un enfant sans père, elle refuse de se marier avec n’importe qui et sa famille l’a larguée. Depuis elle vit dans la forêt. Il n’y a pas de meilleur guide.

Aditi me montre le chemin de Mare Longue. Il devient étroit, boueux, la forêt se resserre, des fourrés plutôt qu’une forêt. Les arbres les plus nombreux, ce sont les goyaviers de Chine, aux feuilles rouges, et les buissons de lantanas géants. De temps à autre, un ébénier maigre, tortueux. Aditi marche vite, devant moi, elle n’a que des savates en caoutchouc mais elle court sans problème sur les pierres et les flaques glissantes. J’essaie d’imaginer les dodos ici, dans ce fouillis végétal, mais c’est plutôt la mémoire des marrons qui survit. Marrons, le nom leur allait bien, pour des humains toujours en fuite, se coulant dans la forêt, poursuivis par les meutes des chasseurs d’hommes. Ils étaient les premiers vrais habitants de cette île, avec les dodos, puisque leurs maîtres hollandais les avaient abandonnés après l’incendie du fort en 1695 par un couple d’esclaves révoltés, et le châtiment de ceux-ci, l’homme écartelé et coupé en morceaux, la femme pendue. Les marrons survivants ont construit leurs abris de branches et de feuilles au cœur de la montagne inhospitalière, loin des points d’eau. Plus bas, dans les gorges de la Rivière Noire (puisqu’elle était bien leur rivière), ils ont fermé l’entrée des grottes avec des buissons d’épines. Ils surveillaient la côte, l’immense croissant de bleu, de blanc et de turquoise. Parfois un navire mouillait près du Bénitier, ou à l’entrée de la Rivière Noire, et du haut de la falaise les marrons pouvaient voir les canots qui débarquaient les esclaves. Des colonnes de fourmis noires qui marchaient sur la plage du Morne, et qui se dirigeaient vers le nord, vers l’enfer des plantations. Parfois, la révolte grondait, les fugitifs allumaient des feux sur les hauteurs, pour signaler aux nouveaux venus qu’ils n’étaient pas seuls, que la liberté les attendait dans la forêt. Dans les fourrés, tandis que la nuit tombe, je crois entendre les cris des marrons. Ils n’ont pas des voix humaines. Ils imitent les grognements des porcs sauvages, les glapissements des aigles, ou bien ils aboient comme des chiens, aouha ! ahouha ! C’est pour semer l’effroi, pour que les miliciens à leur poursuite s’arrêtent sur la piste et rebroussent chemin vers les bivouacs, même si les lieutenants des planteurs se moquent de leur peur et les bousculent, va donc, capon ! Les milices sont installées dans la garnison, à Rivière Noire, à Tamarin. La nuit, ils racontent les choses terribles qu’ils ont vues dans la forêt, les sauvages nus le corps enduit de suie, armés de sagaies et de flèches en bois de fer, jetant des pierres du haut des ravins, creusant des pièges de lianes empoisonnées, des trappes d’épines de cactus.

Maintenant c’est le silence, au bord de Mare Longue. À peine le zinzin des moustiques, et au fond des ravines le chant des crapauds qui commence. Le soleil disparaît derrière le piton de la Petite Rivière Noire, dans un éclat doré qui emplit un bref instant le ciel, et la nuit tombe. C’est pour cela que je suis venu, c’est ce que j’explique à Aditi, avant qu’elle ne retourne vers le refuge du MWF : « Je suis ici pour écouter la nuit au centre de l’île. Le silence qui serre les arbres. » Mon ton solennel, un peu prétentieux, l’a fait rire : « Toi, tu es un enfant », m’a-t-elle dit. Je me suis enveloppé dans ma parka imperméable, la tête posée sur mon sac, et j’ai regardé les étoiles apparaître à travers la brume, jusqu’à ce que tout soit éclairé par cette lueur bleue.

Le même ciel que les marrons regardaient, nuit après nuit, dans l’angoisse de l’attente, guettant peut-être l’étoile qui les conduirait à la Grande Terre, de l’autre côté de l’océan. Cherchant celle qu’ils avaient vue enfants, au bord du fleuve, avant que les démons à cheval ne les capturent et les emmènent à travers les déserts et les marécages jusqu’à Kilwa, jusqu’à Zanzibar. Ici, à Macchabée, ils sont au milieu de l’océan, le ciel est nu, inchangé, introublé, sans rien qui menace ou pollue. Aucune lueur ici, aucune laitance. Seulement l’éclat des étoiles, les astres qui pulsent, qui les fixent, une puissance lointaine et familière.

Ils sont nés sous ces mêmes étoiles, les gros oiseaux à la pupille agrandie, parfois ils lèvent la tête vers le ciel, leur paupière cligne quand passe un bolide, puis ils retournent à leur sommeil, assis sur leurs trous dans la terre, pour couver leur unique œuf.

Les esclaves fugitifs se souviennent de la nuit de leur enfance, ils marmonnent une incantation, une prière dans leur langue. Un ciel sans nom, sans figures, sans science. Un ciel silencieux qui boit leur vie, respire leur souffle.


À l’aube, parce que j’ai tout de même réussi à dormir, j’entends la rumeur. Cela vient de la forêt, un doux roucoulement de colombes, entrecoupé de cris plus aigus, ceux des martins, peut-être l’éclat d’une grosse cateau verte qui vole de cime en cime. Et aussi un autre bruit, que je n’avais pas écouté jusque-là, parce que j’y étais habitué sans doute, de même qu’on n’entend plus le bruit des villes. Une vibration sourde, profonde, qui vient de partout et résonne dans les ravines, frissonne sur la surface de la mare. C’est lent, doux, insistant, et je comprends que c’est la voix de la mer. Invisible, la côte est trop loin, il faudrait se frayer un passage à travers la forêt, jusqu’au mirador des gorges de la Rivière Noire, inventer un chemin de marronnage, je n’ai pas les habits qu’il faudrait, ni les chaussures, au risque d’être arrêté par la patrouille de surveillance du parc national. C’est cette rumeur qu’ils écoutaient, les marrons, et aussi les oiseaux, chaque matin, un chant d’angoisse et d’espoir mêlés, les vagues déferlant sur la barrière de corail, la rumeur poussée par le vent qui entoure l’île et l’enserre, j’écoute sans bouger, tandis que le soleil apparaît au-dessus de l’horizon et allume le faîte des arbres. Aux oiseaux sans ailes, elle disait que rien ne pouvait les joindre au reste du monde. Ils écoutaient, ils entamaient leur marche lente, roulant des hanches tels des bourgmestres sur la place du village, certains que rien ne changerait jamais dans leur vie. Aux marrons, la rumeur rappelait l’enfer des navires qui les avaient conduits jusqu’à l’île prison, le sel qui brûlait leurs plaies, l’ondulation atroce de la houle, jour après nuit après jour, et l’éblouissement quand ils avaient été jetés sur le sable de la Rivière Noire. Parfois, au petit matin, avant l’aube, les grandes pirogues qui accostaient et les emmenaient vers la terre natale, loin de leurs bourreaux.


Près de la mare, entre les broussailles, les oiseaux apparaissent. L’un après l’autre, précautionneusement, comme s’ils avaient senti que leur ennemi était parmi eux. Encore pris par la torpeur de la nuit, ils s’ébrouent, courent un peu, tournent sur eux-mêmes. L’un d’eux pousse un cri, une sorte de braiment d’âne, et les autres lui répondent dans les fourrés. Ils ont cette drôle de démarche chaloupée, le cou oscillant à la façon des pigeons, leurs plus proches parents, et de temps à autre ils agitent leurs moignons d’ailes dans un crépitement de crécelle. Ou bien ils font mine de se battre, l’un immobile, bec entrouvert, l’autre tournant autour de lui, claudiquant, ridicule, puis l’assaillant s’éloigne sans courir, revient sur ses pas, s’écarte. Ils vivent leurs derniers instants sur terre, ils ne le savent pas encore, mais déjà la peur est entrée en eux. Ils ont vu les silhouettes noires sur la plage, ils ont découvert les cannes garnies d’un chiffon rouge que les marins agitent devant eux pour les leurrer, et lorsque l’un d’eux s’approche sans méfiance du piège, un autre marin armé d’un gourdin frappe et l’assomme. Ils ont entendu les plaintes de ceux qui ont été capturés vivants et enfermés dans un enclos, et qui refusent de manger et pleurent en se laissant mourir de faim. Ici, à Mare Longue, les survivants se sont regroupés. À la lueur de l’aube, ils entament leur dernière danse, les adultes poussant devant eux les jeunes, pour les guider vers leur partenaire. Un peu à l’écart, en haut de la pente, près des grands arbres, les couples ont construit leurs nids : un simple trou dans la terre rouge, entouré d’une murette de brindilles sèches et de palmes. Au centre du nid se tient un seul œuf très blanc, dur et luisant. Si un oiseau ou un rat s’approche, la femelle court vers l’agresseur en faisant sonner ses ailerons contre ses flancs, les extrémités des doigts durs comme des marteaux roulant un crépitement continu, et elle claque du bec en guise d’avertissement. Mais ils ne sont pas capables d’aller plus loin. Ils ont été les rois et les reines de cette île, la terre s’écrasait sous leur poids, tout était en abondance, l’eau, les graines, les fruits doux du bois de fer. Ils habitaient partout, sur les pentes de la montagne, dans le fond des vallées, le long du rivage de la mer. Ils jouaient sur le sable des baies, ils se réunissaient dans les clairières pour pousser leurs roucoulements, ils célébraient leurs mariages avec des danses et des cris de liesse, ils se baignaient dans l’eau claire des torrents. Maintenant, ils ne sont plus qu’une poignée, réfugiés au cœur de la forêt, cachés dans les buissons. Parfois ils se souviennent du temps jadis et ils rêvent de liberté. Ils descendent vers la côte, pour courir au milieu des roches noires, pour sentir l’embrun des vagues mouiller leurs plumes, pour respirer le vent tiède et se rouler dans le sable chaud, pour picorer les baies salées des vacoas et lécher les goémons, comme si rien ne s’était passé. En étirant leur cou maigre, ils regardent par-dessus les haies les silhouettes de ces grands animaux étranges et noirs, qui marchent sur deux jambes et se dandinent comme eux. Ils clignent leur œil rond en voyant l’éclair qui jaillit du sol, là-bas, entre les troncs des palissades, suivi d’un roulement de tonnerre. Puis tout redevient calme, et l’un d’eux gît sur le sable, couché de tout son long, les pattes étendues, le bec entrouvert, le vent retrousse le plumage vert-de-gris et agite le panache crémeux de sa croupe, mais son œil reste fermé. Il est mort.

Le soleil brûle la forêt, la mare étincelle. Les oiseaux se sont cachés sous les arbres, pour fuir le danger. Ils sont silencieux, puis l’un d’eux oublie et chantonne. Sa voix fait un roulement doux d’abord, et une autre voix fait écho, le bruit enfle, recouvre la forêt. Un bruit de moteur qui peine, un ahanement aigu, aigre, qui racle et remue, un roulement de pierres dans les ravines, de mer dans les criques, un chant qui bat en côte et remonte l’île dans tous ses coins, emplit les creux et les mares, coule dans les ruisseaux parmi les blocs de lave, descend jusqu’à la mer. Encore quelques battements, quelques journées, les oiseaux se croient les maîtres de l’île malgré la mort qui approche, dans leur dooo-do, dooo-do doux et aigre ils veulent faire croire au monde que rien n’a changé et que rien ne changera, que rien ne va disparaître, qu’ils sont ici pour toujours, qu’ils vont continuer à arpenter cette terre de leur démarche grave et stupide, des « burgemeesters », dit la chronique anonyme, leur marche de pingouins sans banquise, en « rangs, aller-retour, et leur apparence est triste », écrivit Pierre André d’Héguerty en 1751, mais ils ont déjà deviné leur destinée, que les paradis ne sont pas éternels, que le mal y entre un jour ou l’autre, sous les traits d’aventuriers cupides et affamés, le mal est entré dans cette île et les tuera tous, jusqu’au dernier.

Le soir descend sur Macchabée, les gros oiseaux solitaires se sont éloignés de la mare. Peut-être qu’ils ont compris le danger qui rôde autour des points d’eau, le danger inconnu, juste quelques ombres qui passent, un porc sauvage aux défenses en spirale luisant sur sa face noire, un chat-tigre, une mangouste échappée, ou le pullulement des rats dans les herbes, à la recherche des œufs. Les gros oiseaux sont arrêtés au bord de la forêt, leur œil rond se couvre d’une taie, la fumée de la nuit pèse sur leur tête et ils enfouissent leur bec géant sous leurs moignons d’ailes, ils s’endorment. Dans la forêt résonnent des cris inconnus, des aboiements, des appels. Les miliciens redescendent vers la côte, les singes jappent. Encore quelques battements. Encore quelques nuits, avant que l’ère des oiseaux s’achève.

Maintenant des cris d’hommes, des maraudeurs qui rôdent dans leurs plantations sauvages de gandja, ils trouent les grillages du parc et ils courent sur leurs sentiers de contrebande, leurs sacs bourrés de feuilles fraîches. Sous le couvert des arbres, vers la cascade, du côté de Mananava, à Belle Vue, ou bien dans le fond de la Petite Rivière Noire, en route vers Case Noyale et Cent Gaulettes. L’éclat des torches électriques qui s’allument, s’éteignent, reviennent. Dormez, gros oiseaux, gros dodos, glissez-vous vers les songes, fermez vos yeux au monde et entrez dans la préhistoire, vous, les derniers habitants d’une terre qui n’a pas connu les hommes !

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