Emmeline,

elle s’appelle Emmeline Carcénac, elle a quatre-vingt-quatorze ans, elle est la dernière descendante de Sibylle, la fille d’Axel. Je veux la rencontrer parce que je sais qu’elle a connu mon père dans son enfance, même si elle est lointaine dans l’histoire de notre famille je l’appelle tante. Depuis longtemps elle a quitté le domaine Alma pour vivre dans une petite hutte en bois, à côté du Mahatma Gandhi Institute. Elle vit seule, malgré son grand âge, sauf que de temps à autre elle partage son logement avec une autre vieille, pensionnaire à Bonne Terre, une certaine Olga, une ancienne chanteuse d’opéra à ce qu’on raconte, originaire de Pau, et qui a fini par échouer ici après une vie d’aventures. Par Mme Pâtisson, ma logeuse à Blue Bay, j’ai eu son adresse. Pas de téléphone. Si on veut la joindre, on appelle la boutique chinois au carrefour de Moka, et M. Li envoie un garçon à vélo qui revient une demi-heure plus tard avec la réponse. Emmeline n’a pas d’argent, pas de relations, elle a coupé les ponts avec ceux d’en haut, les Armando, les Robinet de Bosses, les Escalier, ceux d’Alma. De toute façon tous ceux de sa génération sont morts. Mais les gens ont la mémoire longue, ils se souviennent du temps d’autrefois, lorsque Emmeline Carcénac était quelqu’un. La légende a survécu.

Emmeline m’accueille sur le pas de la porte. C’est une petite vieille en robe-tablier, coiffée en chignon, pieds nus dans ses savates. Elle semble robuste pour son âge, elle n’a pas besoin de canne. Son visage fripé, tanné, édenté ressemblerait un peu à celui d’une Indienne d’Amérique, sauf qu’elle a les yeux d’un vert trouble.

« Viens me voir, approche ! » Elle me tutoie d’emblée, parce qu’elle croit que nous sommes de la même lignée, ou bien peut-être qu’elle tutoie tout le monde, à la mode créole. « Tu dois ressembler à ton père, je l’ai bien connu, il a dû te parler de moi ? »

Je ne m’en souviens pas. Mon père ne parlait jamais du temps d’Alma. Pourtant je souris et je l’embrasse, je lui mens : « Bien sûr, tante, il me parlait souvent de vous. » Je lui apporte un cadeau, son péché mignon, m’a confié Mme Pâtisson, une bouteille d’eau de Cologne La reine des fleurs parfumée à la coumarine, Emmeline la respire en fermant les yeux. Une odeur un peu poivrée, sucrée, le relent d’un temps révolu.

Nous sommes assis sous la varangue, plutôt un auvent, avec un toit en plaques de plastique rafistolées, et des poteaux en fer peints vert jardin. La maison est un peu en retrait par rapport à la route de Moka, au milieu des massifs de thuyas, de la varangue on peut suivre le mouvement des autos et des camions. Il est onze heures du matin, Emmeline va préparer du thé au lait. J’entends une grosse voix d’homme dans la cuisine : « C’est qui ? »

En revenant, Emmeline commente : « Olga ma pensionnaire, elle est un peu concierge. » Elle crie vers l’arrière : « Olga ! Viens voir mon neveu Jérémie ! » Je suis étonné qu’elle ait retenu mon prénom. Peut-être qu’elle s’est renseignée sur ma présence dans l’île, ces vieilles gens sont pareils à des araignées qui ont tissé leur toile sur tout le territoire.

Olga ne vient pas. Il semble qu’elle soit dans ses mauvais jours. Mme Pâtisson m’avait prévenu : « Sa chanteuse, elle n’est pas commode. Quelquefois la vieille Emmeline et Olga restent des jours entiers sans se parler, chacune à un bout de la maison, elles communiquent par des mots qu’elles se glissent sous la porte. »

Plus aimable que sa patronne, un petit chien gris vient me saluer, et quand je demande à Emmeline son nom, elle répond : « Est-ce que je sais, pour moi tous les chiens s’appellent Licien. » Il fallait y penser !

Ici aussi, sur une assiette fêlée attendent cinq napolitains roses.

« S’il t’a parlé de moi, ton père a dû te raconter comment nous courions les champs de cannes pendant des heures, comme des enfants sauvages. J’ai trois ou quatre ans de plus que lui, c’est moi qui l’entraînais, nous allions en haut de la colline pour chasser les lézards, ou bien nous allions vers l’étang. »

Je n’ose pas lui dire que mon père est mort depuis des années, de toute façon elle a l’âge où cette nouvelle ne cause pas de surprise. Je me rappelle avoir regardé le plan d’Alma, morceau par morceau, je me souviens de tous les noms du voisinage, Circonstance, L’Avenir, Verdun, La Marre, Bar le Duc, la Dagotière. Je n’ai pas besoin d’énumérer les noms, Emmeline se laisse aller à son monologue. Mais au contraire de Jeanne Tobie, c’est plein de fantaisie et de bons souvenirs.

« Au temps de la coupe, nous faisions les fous, nous courions partout, c’était l’odeur de la canne mûre, ça sent un parfum qui fait tourner la tête aux enfants, alors les enfants étaient ivres, ils allaient partout, l’usine tournait à plein, les enfants ramassaient les cannes tombées des camions, quelquefois on rencontrait les troupes des coupeurs, ils ne nous regardaient même pas, ils avançaient en rang avec leurs couteaux, vlan ! vlan ! et nous, nous étions couchés dans les cannes comme des tandracs, ils auraient pu nous couper en deux, c’était moi qui donnais le signal, je tirais les autres par la manche et nous courions ! Jusqu’en bas, vers l’eau, il faisait si chaud que nous entrions dans l’eau noire sans souci pour nos habits, même si nous savions qu’au retour à la maison nous allions être grondés. »

Emmeline se balance un peu sur sa chaise, elle ne goûte pas son thé, ni moi non plus, sa voix est claire et ne tremble pas, et moi je bois ses paroles, puisque c’est tout ce que mon père ne m’a jamais raconté, la mémoire d’un monde disparu.

« Ça ne durait pas longtemps, le temps de la coupe, à ce moment des centaines d’ouvriers envahissaient Alma, les camions repartaient chargés, ils semaient les cannes tout le long des chemins, les enfants les ramassaient, aussi les vieilles femmes du bourg, elles faisaient des paquets qu’elles portaient sur leur tête, et nous nous marchions en suçant les cannes, je n’ai jamais rien mangé de si bon, c’était à la fois doux et amer, ça avait le goût de la terre… »

Elle se balance sur sa chaise qui craque, sa voix énonce une litanie, une prière. Dans la cuisine, j’entends Olga fourgonner, bougonner. Peut-être qu’elle écoute elle aussi, d’une oreille distraite, elle a dû entendre tout ça cent fois, et en même temps c’est un monde qu’elle ne peut pas imaginer, aucune aventure ne peut l’égaler.

« Nous rapportions les cannes, nous les laissions à l’entrée de la cuisine, comme si elles allaient servir à quelque chose, je crois que la bonne les donnait à manger à ses vaches… Notre maison à nous, c’était loin des champs, vers Circonstance, les cousins habitaient près de la voie ferrée, en haut, ce n’était plus Alma, c’était Leriche, près du canal, on marchait sur la voie mais ça faisait un bout de temps que le train ne circulait plus, par endroits les rails étaient démontés… Votre maison était plus jolie que la nôtre, c’est là que ton père est né, plein de fleurs partout, des rosiers, et une allée de palmistes, un petit bassin, je vous enviais, j’aurais voulu habiter là, mais nous, nous étions à côté de l’usine, pas de jardin, pas d’arbres, la coupe commençait et alors la poussière des camions tombait partout, Maman gémissait, ça commence, on va vivre dans cette atmosphère comme à Pompéi, on va être ensevelis sous les cendres. »

Elle s’arrête, elle essuie ses yeux, je pense qu’elle a attendu tout ce temps pour parler d’autrefois, et je comprends qu’elle invente tout cela, elle invente l’histoire des habitants, les Carcénac, et surtout les Felsen, elle prononce Fe’sen à la créole, et Alma, non pas à cause de la bataille de la guerre de Crimée, mais parce que Alma c’était le nom de l’épouse d’Axel, Alma Soliman, la première femme à habiter ici, c’était la mode des prénoms italiens, et puis c’est son âme dont elle parle, son alma mater, sa mère nourricière. Qui d’autre pourrait l’entendre ? Certainement pas Olga qui ne pense qu’à manger, et les autres, les autres ne s’en soucient pas, ils sont d’une époque nouvelle, ils n’ont rien connu d’autre que les routes embouteillées, les centres commerciaux, Carrefour, Darty, Coromandel, et maintenant Maya qui attire toutes ces voitures qui passent devant la hutte d’Emmeline Carcénac.

« Tu vois, Jérémie, quand ton père est parti d’ici, j’ai eu l’impression que mon petit frère s’en allait, il a promis de m’écrire, mais une fois en France il a tout oublié, juste une fois quand je me suis mariée il m’a envoyé une carte, congratulation, même pas du français, et sa signature, plus rien. J’avais son adresse, mais je ne lui ai pas écrit moi non plus. J’ai pensé que tout ça était fini. Et c’est bien fini, n’est-ce pas ? Il ne reste plus rien de ce temps-là. Mon mari est mort, et nous étions ruinés, mes enfants sont allés vivre ailleurs, un en France, l’autre en Australie, tous mes petits-enfants sont ailleurs, en Suisse, au Sud-Afrique. Ils font des études, ils ne viennent qu’une fois par an, et ils vont plutôt à la mer, Moka ça ne les intéresse pas, tu vois où je vis ? Ils téléphonent au Chinois, mais c’est juste pour savoir si je suis encore vivante. Alors toi qui viens me voir, je ne peux pas te dire, c’est mon histoire qui revient, Alma, les champs de cannes, le ruisseau, l’étang, tout ça qui n’existe plus, vois ce qu’il en reste ! »

Elle ne me montre pas de photos, pas de bibelots, sa maison est vide. À elle aussi, j’ai une question à poser, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Emmeline est si âgée, si lointaine. Elle est pareille à une étoile qui brille encore alors qu’elle a cessé d’exister. Elle parle de gens que je ne connais pas, des noms qu’elle énumère : « Tu sais, pour Amélie Lejeune ? Et les Weiss ? Sedaine ? Et Pierrette Pernoud, et mes tantes Lejal, Cécile et Simone ? Ton père te parlait de ces gens-là ? Est-ce qu’il te parlait de moi ? Il est parti si jeune, il était joli garçon, brun comme toi, avec une barbe soignée et des cheveux longs romantiques. Après, il a épousé ta maman, une Anglaise de Londres, la nouvelle a couru par ici, les jeunes filles étaient jalouses, par dépit elles ont pris n’importe qui pour mari, en réalité ce qu’elles espéraient c’est quelqu’un qui les emmène loin d’ici, ce pays de vipères, disait mon père, moi aussi j’étais jalouse, pas comme elles, mais parce qu’il ne m’a jamais rien dit de ses projets, et je l’ai appris de la bouche de ma mère : Tu sais, Alexandre, ton amoureux ? Eh bien, il se marie avec une Anglaise, tu te rends compte ? »

J’écoute son bavardage, avec Jeanne Tobie je me suis habitué, mais je voudrais bien lui poser la question, la seule question qui importe. Je ne sais pas si j’ai le droit, moi qui ne suis pas d’ici, qui ne connais rien à la vie dans l’île, moi qui vis si loin, dans l’abri de mes certitudes. Je regarde son visage ancien, la peau collée aux os de son crâne, tachée de brun par l’âge et la lumière.

« Est-ce qu’il t’a raconté quand nous sommes allés au cinéma ensemble pour la première fois ? C’était juste avant son départ, tes grands-parents avaient déménagé d’Alma pour aller à Rose Hill. Lui s’était engagé dans l’armée pour échapper à cette histoire, il portait son uniforme kaki, son petit bonnet, il avait signé son engagement mais il ne l’avait dit à personne, il avait tout juste quinze ans, pour avoir l’âge légal il avait falsifié ses papiers. Il est parti rejoindre le corps colonial, pour l’exercice en forêt. Nous avons pris le train jusqu’à Curepipe, il pleuvait à verse, il m’abritait sous sa capote militaire. Nous sommes allés au cinéma voir un film muet, Œdipe roi, plus personne ne connaît ça, ensuite nous avons mangé un gâteau dans la pâtisserie à côté du Carnegie, et puis il m’a ramenée jusqu’à Saint-Pierre. C’était la dernière fois, après ça je ne l’ai plus jamais revu. »

Il me semble que j’ai trouvé un moyen. En me penchant un peu, parce que j’ai envie qu’elle fasse attention à ce que je vais lui dire :

« Tante, est-ce que vous avez connu Topsie ? »

Elle est étonnée par ma question, elle ne répond pas tout de suite.

« Tu veux dire… Topsie, le vieux Topsie qui était à Alma depuis toujours ? »

Je crois qu’elle a compris le sens de ma question.

« Moi je ne m’en souviens pas, je pense bien qu’il est mort avant ma naissance, mais tout le monde parlait de lui, quand il est arrivé à Alma, et qu’on l’a débarqué de la charrette, et qu’il s’est sauvé dans les arbres parce qu’il croyait qu’on allait le manger. »

C’est un souvenir si ancien qu’il crispe un peu son visage, comme si elle devait faire un effort pour l’arracher à l’oubli.

« Oui, on m’a raconté tout ça, à ton père, à toi aussi, Topsie perché sur son arbre, et les gens en bas qui lui criaient : Descends, personne ne va te manger, pas avoir peur, Topsie, viens nous voir ! Un vrai chat perché. Mais lui était libre, il avait été pris sur un bateau qui faisait la traite à Aden, on ne savait pas quoi faire de lui alors on l’avait donné aux Fe’sen d’Alma, c’est là qu’il a vécu, et quand il est mort, je ne sais même pas où on l’a enterré, je crois dans le petit bois près de la Mare, il avait passé sa vie à chasser les pigeons dans la forêt, tout le monde parlait de lui, il faisait partie de la famille. »

Elle réfléchit un peu, et puis les vannes de sa mémoire s’ouvrent davantage :

« Il y avait beaucoup de Noirs à Alma, dis-toi qu’à une époque ils étaient aussi nombreux qu’à Beau Vallon, cent ou cent cinquante, mais ça ne s’appelait pas encore Alma, ça s’appelait Helvetia, ou Saint-Pierre, je ne sais plus. Il y avait un camp près de chez nous, j’ai visité l’endroit avec Papa, il m’a montré un jour ce qui restait du vieux camp des Noirs, près de l’usine. Il y avait encore quelques cabanes, mais c’étaient des vieux et des vieilles qui habitaient là-dedans, bien misères. C’est très ancien, je sais. Il n’en reste plus rien, sauf les noms, Camp Veleta, Camp Kafir, et les traces dans les champs, les roches noires entassées en murailles, on appelle ça les pyramides créoles, moi je voudrais dire les monuments aux martyrs de la plantation. »

Emmeline fait un geste pour chasser ces fantômes.

« Nous les filles, nous rêvions d’aller en Europe, surtout à Paris, mais ça restait un rêve à moins d’épouser un officier de marine ou un bourgeois parisien, mais ils ne venaient pas souvent de ce côté. Nous habitions Alma, mais nous n’avions rien à voir avec la sucrerie, les affaires, Papa n’avait hérité de rien, tout est allé aux autres, à ceux de Circonstance, enfin tu sais déjà tout ça, tu connais leurs noms, nous, nous habitions là par charité, c’est ce que le vieux pirate Armando avait décrété, par charité, pour que nous ne soyons pas jetés à la rue. De votre côté, ton papa et tes grands-parents, vous habitiez un joli coin, près de la rivière, avec tous les beaux arbres fruitiers, les manguiers, les pamplemousses, et la forêt de palmistes, et bien sûr les Armando guignaient tout ça, ils en voulaient bien, alors quand l’usine a fait faillite, ils ont fait valoir que vous n’aviez pas de titre, que la maison et les arbres faisaient partie de la plantation, et qu’ils allaient récupérer tout pour installer la maison des administrateurs, pour la Lonrho, la Sugar Island, et c’est ce qu’ils ont fait, alors vous n’avez plus eu qu’à partir, et c’est pour ça que ton père s’est engagé dans l’armée, pas parce qu’il était tellement patriote, mais parce qu’il ne voulait pas assister à la déconfiture… Et tu vois, nous aussi, nous sommes partis, la vie devenait impossible, ils mettaient la bagasse à sécher dans la cour, et les camions, le charivari des camions, si ce n’était pas la coupe, c’était le labourage, ou bien ils brûlaient les souches des cannes sous le vent et nous étions dans le brouillard. »


Je suis resté longtemps chez la tante Emmeline. Dans sa maison, il n’y a rien, pas un souvenir, pas un objet familier. J’aime bien, cela donne plus de force aux souvenirs, parce qu’ils deviennent imaginaires. Elle a tout donné à ses nièces, à ses petits-enfants, elle n’a gardé que les meubles indispensables, la table dont personne n’a voulu, parce qu’elle pèse des tonnes, les chaises défoncées, et les ustensiles de cuisine de l’an quarante, casseroles sans manche, verres à pied ébréchés, assiettes dépareillées. Elle s’en moque : « Tu vois, Jérémie, l’héritage a eu lieu, Alma n’existe plus, et c’est tant mieux, ces châteaux des grands dimounes c’était tout de même un peu ridicule ! »

Sur la commode, un livre relié en cuir noir, mangé par le temps et les carias : L’Imitation de Jésus-Christ, traduction par l’Abbé Lamennais. Je me souviens d’avoir vu le même sur la table de nuit de mon père.

Emmeline commente : « C’était à mon arrière-arrière-grand-mère Sibylle, elle l’avait reçu d’Axel, pour son goût de la religion, j’imagine. »

Sur la page de garde je lis en effet la dédicace : Pour Sibylle, Axel Felsen, et son ex-libris en lettres d’or, un A et un F entrelacés.

« Il m’arrive de le relire, dit Emmeline. Ça a un peu vieilli, mais certaines phrases j’aime bien, ça dit qu’il faut renoncer au monde, c’est bien pour moi, de toute façon je n’ai plus le choix, n’est-ce pas ? »

Elle se lance dans son discours favori, un discours de vieille qui n’a plus que les souvenirs les plus lointains. Je crois qu’elle oublie qui je suis, ou bien elle s’en moque. « Ils ont disparu, plus personne ne se souvient d’eux, comment dit-on en anglais ? Dead as a dodo, c’est tout à fait ça… Cossigny, Maingard, Poret, Garnier… Dufresne, Protet… Moreau de Pers, Le Fer, Tréhouart, Portebarrée… Kergaliou, Kervern… Le Roux, Le Bon, Cochet… Quoniam, Laroque, Malefille, Lacombe, Malroux… Fabre… Giron, Loriol… Épron… Le Nouvel… »

C’est une litanie. Elle marmonne, les yeux mi-clos. « Tous ces noms, toutes ces familles… Les fêtes qu’ils faisaient, les mariages, les ramées, les paniers fleuris, les tables pleines de fruits… Les festins, dans les chassés… L’oncle Ravel, toujours en costume noir, et l’oncle Pestel, l’homme fort, il portait un cerf à lui tout seul sur les épaules, il le mettait à rôtir sur le feu… Et son petit-fils sur ses genoux, l’oncle Pestel le forçait à manger la viande presque crue : Allez, mange, sois un homme ! Il lui poussait les morceaux dans la bouche, à l’étouffer, pauvre enfant ! »

Elle s’adresse aux fantômes, elle aussi. « L’après-midi, on dansait, je ne sais plus quoi, le quadrille, la valse, c’était un orchestre créole, ils jouaient bien du violon, de la harpe, même sur un piano crapaud, les jeunes filles mettaient leur plus belle robe d’organdi, j’avais un bandeau bleu dans les cheveux, j’en étais très fière, nous attendions l’arrivée du prince charmant qui nous enlèverait, un officier français, ou même un Anglais ferait très bien l’affaire, pourvu qu’il nous emmène très loin d’ici, à Paris ou à Londres, mais il n’est jamais venu, ou bien s’il est venu il est reparti aussitôt, les demoiselles ils en voulaient bien, mais pas de leur famille, je pense que ça devait leur fiche la trouille ces familles de Maurice avec leurs grands airs et leurs dettes… Est-ce que tu connais l’histoire de cet Anglais, un écrivain, un officier de marine, comment s’appelait-il ? Konrad Korzeniowski, un Polonais à ce qu’on disait, il était officier dans la marine britannique, ici les familles aiment bien les officiers de marine, il a été reçu chez les Felsen, il a dansé avec la jeune fille de la maison, et puis presto ! subito ! il est reparti sur son bateau et il n’est jamais revenu ! Et la demoiselle en pleure encore, façon de parler parce que ça s’est passé autrefois, pour tout te dire la jeune fille c’était ma grand-mère, la petite-fille de Sibylle ! »

Mue par ses souvenirs, elle claudique jusqu’à son secrétaire, je l’entends qui brasse des papiers, et elle revient avec un carnet, plutôt un album, relié en peau et doré sur tranche.

« Tu connais ceci ? Ton père ne t’en a jamais parlé ? » Elle donne la réponse sans attendre. « Bien sûr que non, il n’allait pas aux fêtes, lui. D’ailleurs ça ne se faisait sans doute plus. C’est le keepsake de ma grand-mère, son carnet de bal. » Elle feuillette, ouvre vers le milieu : « Tiens, lis ce qu’elle a écrit là, ça va te rappeler quelque chose. »

Sur le papier jauni, l’encre a découpé des trous. Mais je parviens à lire le questionnaire, écrit en lettres penchées, d’une élégance surannée :

Votre héros masculin ?

Votre héroïne féminine ?

Votre livre préféré ?

Votre musique ?

État de votre esprit en ce moment ?

En face de la question « Votre danse préférée ? » l’interlocuteur, sans aucun doute Joseph Conrad en personne, a écrit d’une main péremptoire : « Don’t dance. »


Olga paraît enfin. Elle ressemble à sa voix, elle est lourde, massive, vêtue de noir, ses cheveux teints aile de corbeau, son visage très pâle, mais surtout, elle est d’un autre monde, rien à voir avec Emmeline Carcénac. Sa façon de se tenir, un peu raide, elle n’a pas la souplesse de générations de propriétaires terriens, mais l’air emprunté des gens qui sont habitués à manquer de tout. Elle est peut-être vraiment russe, d’une famille d’émigrés installés à Pau, ou bien c’est son nom de scène, du temps où elle chantait partout sauf à Paris, en Algérie, au Mexique, en Uruguay.

Emmeline fait les présentations : « Jérémie, mon neveu, arrière-petit-neveu, enfin un Fe’sen de France, je vous en ai parlé, n’est-ce pas, Olga ? »

Olga ne dit rien. Elle s’est assise sur une des vieilles chaises pseudo-gothiques, de l’autre côté de la table monumentale, elle boit un verre d’orgeat, elle me regarde comme elle doit regarder tout ce qui entoure Emmeline. Toute cette histoire, ces histoires, ce bruit, ces roulements de tambour, pour elle qui n’a pas de famille, pas de passé, peut-être pas de patrie. Le roulement du flux sur les brisants, éteint peu à peu sur le fond des lagons, jusqu’aux plages où il pousse des débris irréels.

« Y a-t-il encore des Felsen à Maurice ? » J’ai posé cette question parce que c’est celle que me posera ma mère à mon retour, mais je connais déjà la réponse.

Emmeline se dresse sur sa chaise, son visage s’anime, ça doit être aussi son sujet favori : « Mais personne, Jérémie ! Tu entends, personne ! Fe’sen c’est personne ! » Elle continue sur sa lancée, devant Olga impassible : « Les aristos, à Maurice, on n’a pas eu besoin de leur couper la tête, on n’a pas eu à les pendre à la lanterne ! Ils s’en sont chargés eux-mêmes ! Les rois sont devenus fainéants, ils prêtent leur nom à des fabricants de voitures, à des horlogers, à des marchands de biens ! Ils ont tout vendu, ils ont laissé raser leurs maisons pour construire des boutiques et des restaurants. La seule chose qu’ils ont conservée, ceux qui ont été malins, c’est leur fortune, et ils l’ont mise à l’abri en Suisse. Maintenant il ne reste plus rien ! Et c’est tant mieux, ce pays va pouvoir respirer, les jeunes vont pouvoir trouver leur place. »

Elle se calme un peu. Je la regarde claudiquer vers la cuisine, je l’entends remuer la vaisselle, elle revient avec la théière, elle remplit les tasses, même celle d’Olga qui ne boit jamais de thé au lait, la seule chose à laquelle elle n’a jamais pu s’habituer à Maurice.

Mais au moment où je vais partir, Emmeline se ravise, elle retourne à son placard de souvenirs, elle apporte une coupure du journal Le Mauricien, le papier est terne, à moitié déchiré, je lis ce qu’elle a écrit en haut de la page, la date n’est pas si lointaine :

septembre 1982, le dernier des Felsen !


QU’EST DEVENU DODO ?

Dodo, que notre confrère anglophone The Telegraph avait plaisamment surnommé « the admirable hobo » (c’est-à-dire le clochard merveilleux), reste introuvable. Tous les réseaux charitables contactés n’ont pu que confirmer la nouvelle alarmante : Dodo a disparu en France ! Étant donné son manque de préparation, et l’approche de l’hiver, les pires hypothèses peuvent être envisagées : mort de froid, d’exposure, voire crime crapuleux. Dodo n’avait pas de moyens, mais il a pu être victime de congénères sans scrupules qui ont voulu le dépouiller du peu qu’il avait. En attendant, la légende du clochard merveilleux se répand, dans notre île comme en France. Dodo s’est évaporé dans la nature, il s’est perdu dans la population des errants, Dodo a disparu ! Et seul un miracle permettra de le retrouver.

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