Histoire de Saklavou

Mon nom est géant, celui qui ne ment pas, celui qui combat pour toujours, sous le drapeau rouge de la guerre, celui qui revient, car je reviens dans le vent et dans la tempête, je reviens dans l’incendie, dans la vengeance, et je ne crains pas les fusils des miliciens, ni leurs chiens, ni leurs esclaves, je ne crains pas leur Dieu, je ne crains pas leur roi, ni leur armée, ils viennent me chercher dans la forêt et je ferme les portes de branches, je creuse sous leurs pieds les pièges empoisonnés, je lance contre eux les esprits de la montagne, les fantômes des morts, je commande aux esprits et je suis pareil aux anciens, je porte leurs visages et leurs habits, je respire avec leur souffle et c’est pourquoi je suis éternel et les balles de leurs fusils et les crocs de leurs chiens ne peuvent rien contre nous.


Aouha, je n’ai ni père ni mère, ni frère ni sœur, je n’ai pas de village ni de vallée là-bas dans la Grande Terre, car mon pays n’existe pas, je suis seulement d’ici, de cette forêt, de ces ruisseaux, de ces mares, je suis né de la mer, j’ai en moi la force des vagues et la puissance du sel, j’ai en moi la sève des arbres et des plantes, j’ai en moi le sang des cochons marron, le feu du vin de palme, l’humidité des nuages et l’eau des torrents.


Tsaratanana, Massahali, Antanguin, Maronvai, Vohibey, et toi, rivière Mananha, vous êtes mes noms, que j’ai emportés avec moi quand ma famille a été détruite et que ma maison a brûlé. J’ai aussi les noms des navires qui nous portaient dans leur ventre, l’Oiseau, la Belle Poule, le Conquérant, le Revenant, et j’ai le nom maudit de Foul Pointe, Mahavelona, où nous sommes enfermés dans les prisons d’esclaves. Car ce sont tous les noms qui ont tué mon père et ma mère, qui ont vendu mes frères, qui ont emmené mes sœurs dans la honte, dépouillées de leurs robes, pour être livrées aux marchands arabes, à Comoro, à Mayotto.


Je suis géant, celui qui ne ment pas, je reviens pour manger ma vengeance, pour boire le sang des parjures, pour arracher leur cœur et briser leur nuque, pour trancher leur sexe, je reviens pour maudire ceux qui m’ont trahi, qui m’ont abandonné. Je n’ai pas de nom, je n’ai pas de père ni de mère, je suis né dans les bateaux, au fond des cales, je suis né dans la lumière qui nous brûle dans les champs, dans les cannes qui nous coupent le visage, dans les prisons de pierre noire, dans les chaînes qui nous attachent deux par deux, sous la morsure du fouet, dans les entraves, je suis né au milieu d’un troupeau de bêtes à tête d’homme, au corps luisant, sans habits, sans toit, sous la pluie froide, dans la brume de l’hiver, au fond des ravins obscurs, au fond des puits de pierre.


Je porte en moi les grandes plaines vertes où marchent les bœufs, si nombreux qu’ils couvrent l’espace de la montagne à la mer, la plaine verte qui abrite mon peuple sous le règne du grand Cimanoupo, roi des Saklavou, avant la mort de Ramini et la trahison de Boyana, lorsqu’il nous a vendus nous avons marché la tête rasée, et nos mères et nos sœurs ont été mises nues comme des esclaves, nous avons été jetés dans les prisons de la mer, et puis dans les bateaux qui nous ont emportés au loin. Je porte en moi la couleur du sang dans la terre, la mort de mes frères et la honte de mes sœurs. Je sais que je ne les reverrai plus, désormais nous n’avons plus de terre, nous n’avons plus de maison. J’ai connu le tonnerre des canons, le feu des démons qui arrache nos visages et brûle le fond de nos yeux. Je porte en moi la vengeance de mes frères et de mes sœurs, la vengeance de ma terre oubliée, mais je ne porte plus de nom, je suis Saklavou.

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