Krystal en prison

Je suis allé à la prison des femmes, sur la route de Beau Bassin. C’est pour une étude sociologique, c’est ce que j’ai prétexté, afin d’obtenir le laissez-passer du commandant Paul Sadhou, grâce à Mme Veiss, l’amie de Mme Pâtisson, elle a travaillé naguère dans la prison des femmes, et puis le nom de Felsen a sans doute aidé, ils sont tous fin morts mais tout le monde connaît leur nom. Je franchis la porte à pied, parce que le taxi ne veut pas attendre, le haut mur de brique rouge lui fait peur, et aussi la porte en fer à deux battants, peinte en noir. C’est le portail de l’enfer ! J’ai le cœur qui bat fort comme à un premier rendez-vous, là-derrière cette porte il y a ma Krystal. Les prisonnières sont alignées, en rangs par deux, pour la promenade dans la cour poussiéreuse, les gardiens sont au garde-à-vous, immobiles, le soleil brûle leurs casquettes sombres. Un coup de sifflet, les prisonnières se mettent en marche, un rang après l’autre, elles entrent dans le bâtiment. J’essaie d’apercevoir Krystal, au milieu des femmes, mais cela me semble des mois depuis que je l’ai vue, assurément elle a changé, elle a grandi encore, elle a mûri, peut-être qu’on a coupé court ses beaux cheveux bouclés, la plupart des femmes en prison ont les cheveux ras à cause des poux, sauf quelques musulmanes qui portent un voile. Elles sont toutes habillées du même uniforme, une robe-tablier grise, boutonnée tout du long, des tongs. Certaines viennent d’arriver, elles ont encore leurs jeans troués, leurs T-shirts avec des logos, des sneakers fantaisie. Elles marchent au pas cadencé, au rythme du sifflet à roulette. Mme Veiss a obtenu le rendez-vous avec le commandant Sadhou, elle m’a prévenu : « Vous ne devez parler à personne en particulier, si vous montrez que vous connaissez une détenue, si vous lui adressez la parole, les autres la battront pour se venger. » Comment pourrais-je lui dire que je suis ici pour une seule raison, pour voir Krystal, mon petit amour, mon sucre, que tout le reste m’indiffère, que je suis prêt à mentir, à ruser, à me tourner en ridicule, juste pour l’apercevoir un instant dans ces murs, parmi les autres prisonnières ? J’ai su que Krystal était enfermée, qu’on l’avait arrêtée, pour avoir voulu faire coquin avec l’argent d’un touriste, à Grand Baie, tout le monde maintenant le sait jusqu’à Mahébourg et Pointe d’Esny, même Mme Pâtisson en parle, elle m’a vu avec elle, ou bien c’est son cuistot un peu fourbe qui le lui a dit, mais elle ajoute, et pour cela je ne lui en veux pas : « Pauvre fille, on fait payer les lampistes, ce n’est pas elle qu’il faudrait mettre en prison, ce sont tous ces hommes qui abusent de sa jeunesse. » Est-ce qu’elle dit ça pour moi aussi ?


J’entre dans le réfectoire, et le commandant Sadhou m’explique : « Ici vous n’avez que les détenues pour des délits, pas les criminelles, par exemple nous avons deux filles de dix-huit ans, des Françaises, elles se sont fait pincer à la douane avec de la drogue dans leurs bagages, des comprimés d’amphétamine, elles ont écopé de vingt ans de prison, quand elles sortiront elles seront vieilles, c’est terrible pour elles, c’est vraiment un gâchis, parce que ce ne sont pas elles les responsables, elles ont servi de mules, j’ai envie de dire de dindes. »

Je regarde les visages, les filles m’observent à la dérobée, je crois reconnaître une des Françaises arrêtées à la douane, elle est plus pâle que les autres, elle baisse les yeux. Elle marque le même pas, seulement elle ne sait pas marcher avec les tongs, elle devra apprendre à être créole pendant toutes ces années. Je ne dois pas montrer mon intérêt. J’avance lentement dans la salle, pendant que les femmes s’activent pour le repas, disposent les plats, transportent les assiettes garnies. Derrière le comptoir de la cuisine, une grande femme un peu hommasse, la cinquantaine fatiguée, elle parle haut et fort, elle engueule les filles qui font le service, accent anglais traînant, elle baragouine en mêlant le français, l’anglais, le créole. « Marsé plis vite, avancé, c’m on do it, hurry up ! » Sadhou : « Elle, par contre, c’est une meurtrière, on la garde parce qu’il n’y a pas de place ailleurs, elle a tué son mari, elle est australienne, elle ne sortira jamais d’ici, venue pour les vacances, elle mourra en prison. » L’Australienne nous regarde, elle ne baisse pas les yeux, elle nous interpelle : « Hey you, pretty boy ! I ain’t for sale ! » Sa voix de perroquet, criarde, éraillée par le tabac. J’ai fait le tour des cuisines, en feignant de prendre des notes dans mon calepin. Puis je m’aventure, je demande à voir une détenue. Sadhou est surpris, il dit : « Normalement il faut suivre la procédure, vous devez voir cette personne seule, au parloir, pour que les autres ne soient pas au courant. Qui est-ce ? » Krystal, mon aventureuse, mon héroïne. Sadhou est grand, la cinquantaine, visage basané, moustache teinte en noir. Il a des yeux doux, légèrement humides, je pense qu’il doit être un bon père de famille, et ces filles ici, les plus jeunes, sont un peu ses filles. Je ne prononce pas le nom de Krystal, mais je parle de son père qui est pêcheur à Blue Bay, et il comprend tout de suite : « Ah oui, la jeune Vinadoo, Marlène. Elle est ici à la demande de sa famille, elle est rebelle, elle a chapardé, rien de grave, avec des jeunes elle a tendu un piège à un touriste, mais c’est elle qui pourrait tomber dans le piège. » Marlène Vinadoo, je ne connais pas. Ça m’est égal, pour moi c’est Krystal, son nom de guerrière. J’invente une petite histoire, j’ai été chargé par la famille, et aussi par Mme Veiss, d’inscrire la jeune fille dans une école par correspondance, un atelier d’écriture, de danse, n’importe quoi, pour la sortir du milieu. Je donne les noms que je connais, les noms des grands dimounes, les gérants des hôtels, le directeur des ressources humaines de la Mauritius Knitwear, j’exagère, le commandant m’écoute sans broncher, il caresse sa moustache, il n’est pas sûr de me croire. Puis il se décide : « Bien, attendez-moi un instant au parloir, je vais voir si cette jeune fille veut vous parler. » Le parloir est à côté du sas de sécurité, sous la surveillance de deux gardiens en uniforme.

Un instant après, Krystal arrive, je n’y croyais plus. Je sens une vague de chaleur sur mon visage, mon cœur bat trop vite. Cela fait des mois, des années. Je croyais l’avoir perdue pour toujours. Les portes qui battent deux fois, balan, bang ! Les bruits de pas sur la dalle cirée, floche, floche ! Ce ne sont pas les tongs de Krystal, mais les semelles de crêpe de la gardienne qui l’accompagne. Et l’odeur, surtout, indéfinie, l’odeur d’hôpital, de salle d’attente, odeur de cuisine aussi, curry poisson et huile chaude, là-haut les filles s’activent autour de la gazinière, fourragent dans le four à pain, fabriquent les petits gâteaux des gardes, et par-dessus tout ça l’odeur fade de l’énorme autocuiseur de riz.

Je suis assis immobile sur le seul banc du parloir. Au milieu de la pièce trône une table d’école en bois, mais pas de chaises, contre le mur une serpillière espagnole à franges noires sèche sur une échelle. On ne doit pas parler souvent au parloir.

Krystal entre par la porte du fond, devancée par sa gardienne en chaussures à semelles de crêpe. La gardienne est si grande et si lourde que j’ai cru d’abord qu’elle venait avec un enfant, mais l’enfant c’est Krystal. Je ne l’ai pas encore aperçue, peut-être qu’elle s’est cachée pendant ma visite au réfectoire. Elle est habillée de la même robe-tablier grise jusqu’aux genoux, manches longues, boutonnée sur le devant jusqu’au col, sauf le dernier bouton qui a dû tomber. Elle avance les yeux baissés, on dirait une écolière convoquée devant le conseil de discipline pour recevoir un blâme. Elle est pieds nus dans ses tongs bleu marine, je remarque la longueur de ses orteils, la couleur pâle des ongles, je les ai connus peints couleur corail, elle ne porte pas de bijoux ni de boucles d’oreilles, on a dû les lui enlever, ses cheveux ont été coupés, toujours noirs et bouclés serrés, elle a maigri. Mais c’est bien ma Krystal, elle que j’ai suivie sur toutes ces routes, que j’ai cherchée dans tous ces mauvais lieux.

La gardienne géante s’est arrêtée à la porte, elle laisse Krystal avancer, une démarche un peu raide d’automate, elle s’assoit sur le banc, à l’autre bout, les mains dans son giron, les pieds alignés à plat sur le sol, elle ne s’appuie pas au dossier, mais son dos est cambré, comme si elle allait jouer du piano. Je n’ai pas vu la gardienne sortir de la pièce, je calcule que nous avons cinq minutes, peut-être un peu moins, pour nous parler.

« Comment tu vas ? »

Elle ne bouge pas. Elle regarde devant elle, un peu sur la droite pour éviter de me voir.

« Tu es bien ? Tu manges bien ? J’avais pensé t’apporter des fruits, mais ça doit être interdit par le règlement. Dis-moi, qu’est-ce que je pourrais faire pour toi ? »

Elle hausse les épaules, pour signifier qu’elle m’a entendu. C’est déjà ça.

Tout à coup j’ai une grande envie de prendre sa main, mais c’est loin, à l’autre bout du banc, elle tient ses mains appuyées sur ses genoux, en présence des deux gardes, elle regarde ailleurs, l’air indifférent. Elle reste la tête baissée, elle a honte d’être assise à côté de moi, peut-être que Mme Veiss a raison, les autres détenues vont la détester. Je vois la frange épaisse de ses cils, je suis la courbe de son cou, jusqu’à la naissance de ses cheveux, je dessine les deux tendons qui marquent un creux le long de sa nuque, un creux douloureux et tendu, ça me fait mal pour elle, ça me serre le cœur. Krystal, tellement seule, sans soutien dans sa vie.

J’essaie de plaisanter : « Je t’ai cherchée partout, et j’ai su que tu étais ici, à Beau Bassin, alors j’ai pensé que tu ne resterais pas longtemps, je suis venu vite avant que tu ne t’évades ! »

Elle fait un petit raclement de gorge, c’est pour dire qu’elle a compris, mais ça ne la fait pas rire.

« Tu sais que je voudrais t’aider, dis-moi ce que je peux faire. — Je vous ai rien demandé, pourquoi vous êtes ici ? » Elle dit cela à voix très basse. Je me souviens de sa voix grave, pas une voix de petite fille, et sa pomme d’Adam qui monte sur sa gorge, les garçons de Blue Bay se moquent d’elle, ils disent qu’elle n’est pas une fille, qu’elle est un she-male, elle s’est battue plusieurs fois à cause de ça.

« Pour te voir, Krystal. »

Elle se rebiffe soudain : « Je m’appelle pas Krystal, maint’nant mon nom c’est Vinadoo Marlène, alors vous m’avez vue, vous pouvez partir. »

Elle a sa moue adorable, je me la rappelle allongée sur la chaise longue, dans le jardin de Dong Soo, en maillot de bain deux pièces et bijou de nombril vert. J’entends les coups de mon cœur, il bat fort, il me semble qu’on doit les entendre dans la salle vide, je me penche un peu pour ralentir les battements. J’ose prendre sa main, sa paume est froide, endurcie, une main d’étrangère. Elle ne bouge pas, mais je comprends et je retire très vite ma main.

« Vous voulez quoi de moi ? » demande-t-elle. Elle a dit cela à voix basse, en tournant un peu son visage vers moi, et je rencontre l’éclat de ses iris jaunes. Je sens de la dureté, de la méchanceté dans son regard, je comprends que les mois qui ont passé l’ont éloignée de moi, de Blue Bay, de nous tous. J’essaie de lui dire d’une voix détachée : « Je peux t’aider à sortir d’ici, je vais trouver un bon avocat, je connais des gens. » Aussitôt je me rends compte à quel point c’est ridicule et vain, nous n’appartenons pas au même monde, la prison de Beau Bassin n’est pas un endroit où on entre et qu’on quitte au gré de sa fantaisie.

Elle dit : « Monsieur, je voudrais lire des livres, apprendre des choses comme vous, étudier les langues, voyager. » Est-ce qu’elle pense ce qu’elle dit ? Ou bien c’est sa façon de s’en sortir, de repousser le mauvais sort ? Elle se tourne encore vers moi, juste quelques secondes, elle a un sourire qui s’efface aussitôt de ses lèvres, puis elle reprend son expression méchante, butée. Pourtant ce sourire, ce rayon de lumière sur son petit visage renfrogné me transporte de bonheur, annule en cet instant toutes mes questions, tous mes reproches. Cela m’est égal de savoir pourquoi elle s’est fait prendre, à voler, à traficoter des barrettes, à tendre un guet-apens au miché qui l’a dénoncée, ç’aurait pu être moi, cela m’est égal de savoir pourquoi elle a choisi cette vie, au lieu de me faire confiance. Au même moment je me rends compte de l’absurdité de cette idée, est-ce que je suis différent de son Daddy, ce vieux beau qui cherche ses proies loin de son pays, là où il ne risque rien ? J’ai pensé à elle, j’ai rêvé d’elle, j’ai eu envie de son corps, je me souviens de ses hanches, de l’odeur de ses cheveux, j’étais derrière elle sur la mobylette, dans les rues de Blue Bay, et je sens la colère monter en moi, puis tout d’un coup c’est oublié, à cause de son sourire, l’éclat de ses yeux, sa silhouette légère dans la robe grise de la prison, ses pieds aux orteils très longs alignés sur le carreau, sa main à la paume calleuse, sa nuque penchée en avant avec les deux traits des tendons et le creux douloureux, et le tatouage de papillon qui apparaît en bleu sur sa peau brune, elle ne l’avait pas autrefois, quand l’a-t-elle fait faire, et pour qui ? Il me semble que je peux lui pardonner tout, sauf cette image qu’elle me cache.

J’ai parlé à M. Sadhou, je lui ai demandé l’autorisation de visiter la prison. J’ai à peine menti en disant que Mlle Marlène Vinadoo voudrait me montrer l’atelier de pâtisserie où elle travaille — comme si nous étions ici dans une sorte de camp de vacances, un centre d’activités ou quelque chose de ce genre. Il n’a pas l’air surpris. « Mais bien sûr, Mlle Vinadoo est votre protégée, d’accord, d’accord. » Est-ce qu’il sous-entend quelque chose par ce mot de « protégée » ? Nous marchons, accompagnés par la gardienne géante qui traîne ses semelles de crêpe, et tout de suite, Krystal se met sur le côté, elle laisse une distance que je suppose respectueuse. Sans doute préfère-t-elle ne pas s’afficher trop près du directeur et de l’étranger en visite. Je remarque qu’elle marche à petits pas, tête baissée, peut-être entravée par la robe en tissu rugueux. Je me souviens de ses enjambées, sur la place, au centre de Flacq, pour rejoindre le taxi noir qui l’attend. Je me souviens de son corps glissant entre deux eaux, à Blue Bay. Elle est une autre, elle a changé, elle semble plus jeune, presque une enfant, malgré sa haute taille et ses longs bras, une enfant embarrassée de son corps, punie dans son vieux tablier gris.

La visite est plutôt courte, les filles coiffées de charlottes en plastique préparent les gâteaux piment et les beignets d’aubergine, d’autres sont en train de fabriquer un quatre-quarts coiffé d’une épaisse couche de sucre vert épinard, il paraît que c’est ce soir l’anniversaire du directeur. Nous sommes interrompus plusieurs fois par les quolibets de l’Australienne, dans son charabia multilingue, et par les commentaires du chef, un gardien qui a revêtu pour l’occasion un tablier blanc douteux et un bonnet en forme de vol-au-vent. C’est en repartant que j’aperçois Krystal, elle est un peu en retrait, du côté des cuisines, elle parle à un gardien, et quelque chose attire mon attention, Krystal n’est plus la même personne, elle se déhanche et minaude, c’est ce qu’elle faisait naguère avec le fameux pilote, son Daddy du campement de Dong Soo. Notre petit groupe se dirige vers la sortie, mais Krystal est restée en arrière avec le garde, j’ai eu le temps de voir qu’il est jeune, à peine plus âgé qu’elle, mince et frêle dans son uniforme noir, Krystal le domine d’une tête, elle lui parle, il sourit de ses dents très blanches, et ce bref coup d’œil tout à coup m’envoie une décharge, comme si j’avais touché un fil électrique mal isolé dans la douche de ma logeuse. Avant de quitter la salle des cuisines, je me retourne, déjà la foule des détenues cache Krystal à mes yeux, tout cela s’est refermé comme si j’en étais exclu, comme si je n’avais jamais existé. Je serre la main du directeur, il ne se souvient même pas que j’ai parlé de Mlle Vinadoo, et lorsque je mentionne son nom, par politesse, pour le remercier d’avoir autorisé cette visite, il sourit d’un air entendu. « Ne vous souciez pas d’elle, elle est entre de bonnes mains. » Je ne suis pas sûr de comprendre, Paul Sadhou explique : « Vous avez remarqué, il y a anguille sous roche avec un de nos gardiens, normalement le règlement l’interdit, mais les sentiments sont plus forts que tout, n’est-ce pas ? » Pour compenser le mauvais effet que ces paroles pourraient avoir sur l’esprit d’un observateur étranger, il ajoute : « Mais c’est en tout bien tout honneur, monsieur Felsen, je pense que cela se terminera par un mariage, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux pour notre jeune pensionnaire. »

Je quitte la forteresse sous le soleil brûlant, à la recherche d’un bus, d’un taxi, n’importe quoi pour m’éloigner au plus vite de ce lieu. La route de la mer, au bas de la colline, gronde et vrombit de camions, de tracteurs, de motos, d’autos. C’est l’heure où chacun retourne vers sa maison. Et moi je me sens étranger, c’est-à-dire très seul.

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