Dodo voyage

Père Antoine commande la rencontre avec les clochards de Paris. C’est dans une grande salle, loin de tout, à Saint-Germain-en-Laye, c’est le nom qu’on me dit dans le train. Les tables Coca-Cola bien rangées, autour de chaque table quatre fauteuils en plastique empilables, et sur chaque table quatre gobelets en plastique avec du jus d’orange, il paraît qu’on peut avoir du café au lait, mais pas de thé. Les clochards arrivent les uns après les autres, seuls, ou deux par deux, des femmes aussi, habillées de vieux pulls et de pantalons troués, des jeunes, elles ont la peau très rouge et abîmée par le froid, quand elles sourient on voit leurs gencives roses. Une femme vient habillée d’un manteau de fausse fourrure, avec les taches noires des panthères. Les hommes sont habillés avec des blousons, des casquettes et des jeans, certains sont très bruns, ils ressemblent aux clochards près du bazar à Port-Louis, ils ont l’air d’Arabes. Ensuite Père Antoine lit les noms de tous ceux qui sont là, ou plutôt leurs prénoms parce que personne ne doit connaître leurs noms de famille, ni d’où ils sont. Père Antoine est debout sur une estrade de théâtre, il a un micro à la main, il lit les noms sur la liste, très lentement, et quand il dit un nom, la personne doit se lever et faire un signe de la main et sourire. Et tout le monde dans la salle doit faire un signe de la main et sourire aussi pour lui dire bonjour, parce que nous sommes tous frères et sœurs, c’est la grande famille des SDF, des clochards sans frontières. C’est ce que Père Antoine explique, ensuite il lit les noms :

Ali, Momo

Charlie

Jo

Hélène, Louise

Boris

Peter

Jean-Jacques

Abdou

Mireille

Abel, Ali

Frank

Pierre-Paul

David

Naman

Jeannette, Ingrid

Raïssa

Matthias

Jacky, Jean-Pierre

Steph

Guillaume

Philibert

J’écoute les noms, je me lève mais je ne fais pas de signe de main, je ne souris pas parce que je n’ai pas de lèvres pour sourire. Je les regarde, l’un après l’autre. Peut-être sommes-nous frères et sœurs, si Père Antoine ne ment pas, si Père Chausson a raison ? Mais je crois qu’ils sont ici seulement pour le goûter, le jus d’orange, le café au lait, le morceau de gâteau, et moi aussi, sauf que c’est pour Vicky, sans Vicky je ne vais nulle part, ni en France ni ailleurs. Je crois que ça n’arrive qu’une seule fois, juste aujourd’hui, après ils s’en vont dans les rues et ils ne se retrouvent plus, sauf ceux qui sont copains, Ali et Abel, Louise et Hélène, peut-être qu’ils peuvent se retrouver par hasard, parce que les rues sont sans fin, la ville est sans fin, ils marchent tout le temps, puis ils s’asseyent par terre là où ils sont, ensuite ils se relèvent et ils marchent encore. Père Antoine me présente aux clochards de Paris, il dit juste mon prénom, Dodo, ça les fait rire. Alors il dit encore : « Oui, c’est Dodo ! » Et il y en a qui crient quelque chose dans leur langue, le Père se met en colère, mais moi je suis habitué, mon nom ça fait toujours rigoler, c’est normal. Ensuite un jeune homme monte sur l’estrade de théâtre et il lit un papier, le Père demande le silence, le jeune homme lit un poème, j’écoute les mots, les phrases, j’aime bien le poème, je ne comprends pas tout ce qu’il dit mais ça tombe en rythme, comme autrefois je joue et grand-mère Beth fait avec sa main un-deux-trois-quatre.

De toutes les tristesses, les douleurs toutes…

Des épidémies des horribles blasphèmes des Académies… délivre-nous Seigneur !

De la hampe qui rassasie la canaillocratie et qui se moque de la gloire, de la vie, de l’honneur

Du poignard de grâce, délivre-nous Seigneur !…

J’aime entendre les mots dans cette langue, ils réveillent les souvenirs inconnus, les notes de la musique, les sons de l’autre côté du monde. Le jeune homme s’arrête de lire, il baisse sa feuille de papier, et il dit un nom que je n’oublie pas, un nom qui résonne dans la salle au milieu de tous nos noms à nous, Ruben, le nom du poète, qui me donne envie de pleurer mais je n’ai pas de larmes. Peut-être que je suis le seul à écouter, les clochards de Paris ont la tête dans leur assiette, ils se forcent à manger le gâteau parce qu’ils n’ont plus de dents, alors ils boivent des lampées de café en faisant un bruit de langue. Père Antoine parle, c’est de moi qu’il parle maintenant, il parle d’une île, très loin, à l’autre bout du monde, et là-bas il y a la mer et les cocotiers, et les beaux hôtels où vont les gens riches, mais il y a aussi les SDF qui n’ont rien à manger, qui dorment dans la rue sur des cartons, et les gens riches passent devant eux sans les voir, ou bien s’ils les voient ils leur donnent une petite pièce, ou un bout de pain, et puis ils les oublient. Quand il a fini de parler, Père Antoine se mouche parce qu’il est ému, il essuie les verres de ses grosses lunettes. Il se tourne de mon côté, il attend que je parle moi aussi, mais je n’ai rien à dire. Je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe’sen Coup de ros. Maintenant je suis ici en France, je ne vais pas retourner là-bas dans l’île, je suis venu ici pour trouver un endroit où pé mouri. Peut-être sommes-nous frères et sœurs, je ne le sais pas encore. Je reste assis à ma table, je ne mange pas le gâteau, je ne bois pas l’orange ou le café, ma bouche ne retient pas et je ne veux pas baver devant les autres. Pourquoi, parmi tous, m’ont-ils choisi ? Je ne suis pas l’ambassadeur des clochards, je ne suis pas l’admirable hobo, je suis Dodo, seulement Dodo, rien que Dodo.


Ensuite une jeune femme aux cheveux noirs vient, elle s’appelle Mireille, elle ouvre le couvercle du piano, et elle se met à jouer, je ne connais pas l’air, mais les notes résonnent dans la salle et les clochards arrêtent de manger et de boire pour écouter. Elle joue et j’oublie tout, les rues où les hommes errent sans but, le trottoir endurci, les arches noires sous les ponts, même l’odeur d’urine et d’eau morte. Je suis à nouveau à Alma, avec ma grand-mère Beth, avant la maladie, je suis assis sur le petit banc de velours rouge, le piano m’appelle, je joue, je joue sans peine l’Allegro de Schubert, Mendelssohn, Romances sans paroles, et Debussy, Reflets dans l’eau, je n’ai pas oublié, mes mains se détendent, mes doigts volent sur le clavier, et ma grand-mère est immobile sur le pas de la porte du salon, elle vient pour m’écouter, parce que je n’ai jamais si bien joué. Mireille continue son air, et moi je m’avance vers le piano, dans la grande salle, sans voir les clochards. Je suis devant le piano, Mireille ne me regarde pas, je sais que les clochards et Père Antoine attendent ce qui va se passer, leurs regards me transpercent le dos. Mireille s’arrête de jouer, elle se lève et s’écarte, peut-être qu’elle a peur de moi à cause de mon visage, mais elle pousse le petit banc vers moi pour me dire de m’asseoir, et je joue mon morceau, je suis capable de jouer, le vieux Auld Lang Syne, de tout mon cœur, mes mains tordues caressent le clavier blanc, et la musique sort de mes doigts et remplit la salle, je joue pour dire adieu, je ne vais plus vous voir, adieu, adieu, c’est dans la chanson de Schubert, adieu à l’amour, et les clochards commencent à chanter avec la musique, ils battent des mains, ils crient, je ne sais pas si ce sont des « hourras » ou des « hou ! », je joue, et quand j’ai fini de jouer, je descends de l’estrade, je traverse la salle, avant que Père Antoine me parle, je m’en vais. Je m’en vais loin, maintenant, dans les rues et sur les routes, je marche sur la route de Palma qui descend vers Flic en Flac jusqu’à la mer, je marche jusqu’au bout de la route. Je marche vers la fin de mon voyage.

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