Alma

Je vis la même journée. Je ne sais pas comment c’est possible, mais c’est comme ça. Je dis ça à Père Labat, à Bonne Terre, mais il ne comprend pas. Il se moque : « On en est tous là, Dodo. Le soleil se lève, il se couche, et c’est tous les jours la même routine. » Il parle de se raser chaque matin, et puis il s’arrête : « Évidemment, toi tu ne connais pas ta chance ! » Parce que moi, la maladie qui me mange le visage mange aussi tous mes poils. J’essaie de lui expliquer : « Mon Père, c’est pas ça. C’est que ma journée n’en finit pas, c’est une route sans fin, je ne vois pas la nuit arriver, je ne dors pas, et c’est le matin tout de suite. » Il me regarde sans répondre. Je sors de Bonne Terre et je marche jusqu’au cimetière Saint-Jean. C’est le bon moment pour aller au cimetière, parce que le soleil plombe et qu’il n’y a personne dans les allées, même Missié Zan est absent, ce grand salopard qui vole mon argent et ne fait jamais rien pour entretenir la tombe de Papa et Maman. Je suis allé voir les vieux chez eux. Leur maison, c’est au bout de l’allée O, près du grand cyprès. C’est un coin tranquille, la plupart des tombes sont à l’abandon. Les dalles sont cassées, l’herbe pousse au milieu, même des sacs en plastique noir apportés par le vent s’accrochent aux piquets rouillés. Je lis les noms sur les tombes, là où ça n’est pas encore effacé. Rapha, Lhomme, Laville, Pernety, Astruc, Laventure, Meudhy, Chalandon, Hélène de Renéville, Rappoteau, Ferdous, Salaun, Barbot, Thion, Augier. Où sont-ils maintenant ? Qui se souvient d’eux ? Qui vient les voir ? À Palma, à Quinze Cantons, à Quatre Bornes, à Cailloux, à Rose Belle, tout tourne tout le temps, tout roule tout le temps. Et Yaya, la vieille Yaya qui m’a porté dans ses bras quand je suis né, où est sa pierre ? Est-ce que quelqu’un a écrit son nom quelque part ? Elle n’est pas à Saint-Jean. Elle n’est nulle part. Elle n’existe pas. Quand elle est morte, je suis enfant, je me souviens d’elle, on fait un trou dans la terre près de Crève-Cœur, à côté du manguier, on plante une croix en bois sans nom, elle est fille d’esclave, elle n’a pas le droit à une pierre, et la croix est tombée dans un cyclone, et les brousses ont poussé sur le tas de terre. Elle n’est plus nulle part ailleurs que dans ma tête, Yaya vêtue de sa longue robe sans couleur, avec son foulard à fleurs pour cacher sa calvitie, avec ses colliers de graines, ses cauris, ses grigris, Yaya si forte et si lourde qu’il faut quatre hommes pour la soulever après qu’elle est tombée morte dans son champ d’oignons. Yaya qui garde pour moi dans un bocal des morceaux de sucre roux, des biscuits manioc de chez Rault, des bouts de réglisse. Yaya qui fume des cigarettes de gandja douces et sucrées, et qui s’endort par terre à l’ombre de son manguier. Avec deux pierres et un bout de toile, entre les racines de l’arbre, elle construit une maison pour ses ancêtres d’Afrique, pour sa grand-maman araignée et son grand-papa soursouris. Sa grosse bouche violacée s’arrondit et elle chantonne des airs à dormir, pour moi, pour elle, tout doux, je me couche par terre contre sa hanche, l’après-midi, et il fait chaud et lourd, avec les grincements des moustiques dans mon oreille, et sa main épaisse fait bouger un van de paille pour me rafraîchir. Raconte, Yaya, raconte zistoire Topsie, raconte zistoire Saklavou. Sa voix est grave, enrouée, parce qu’elle fume et boit comme un homme sa bouteille d’arak. Moi j’aime bien l’entendre, sa chanson est pour moi tout seul, je m’en souviens encore, même ici, si loin de sa case, de son arbre et de son champ d’oignons. Elle raconte Topsie, son aïeul, arrivé de la Grande Terre un jour d’hiver, sur le navire à voiles qui venait de l’autre côté de la mer, très loin. Sa grosse main rêche caresse mes cheveux, j’ai encore mes cheveux coton maï bouclés, c’est avant que la maladie mange ma tête et brûle mes cheveux, elle raconte zistoire Topsie, lerla li arrivé pays Moris, si peur qu’il galope dans le jardin d’Alma, si peur qu’on le mange, les méchants Blancs mangent les petits Noirs, il court à travers le jardin et il grimpe en haut du banian, et toute la journée jusqu’à la nuit il reste perché là-haut, on a beau lui dire, viens, viens Topsie, personne va te manger, il ne veut pas descendre, alors on va chercher la grande échelle et on le ramène à terre. Zistoire Topsie, c’est aussi l’histoire de Yaya, quand elle est enfant Topsie est encore là, très vieux et les cheveux blancs, quelquefois il lui parle de la Grande Terre, des arbres et des rivières, des villages et des champs là-bas, et la terre qui est rouge parce qu’elle est mélangée avec le sang. L’arbre de Topsie est encore là, le grand banian noir, au centre du jardin devant la maison en ruines, il fait un tapis de feuilles qui sentent fort, le soir les branches bougent sous le poids des oiseaux et des roussettes, mais je ne vais jamais coucher dans ses feuilles pourries parce qu’il y a trop de moustiques. Après que Yaya est morte, on creuse un grand trou parce qu’elle est si grosse, près de son manguier, là-haut à Crève-Cœur, et c’est là qu’elle va quand elle finit de cueillir ses oignons, et peut-être que c’est là qu’on enterre Topsie, près de sa case en bois contre la roche de la montagne, mais il ne reste rien. Si j’ai assez de casse, je prends le bus jusqu’à Ripailles et je passe à pied la montagne jusqu’à Crève-Cœur. J’arrive au vieux manguier, j’apporte toujours un cadeau pour Yaya en souvenir du temps où elle me raconte ses histoires. J’apporte des cigarettes, elle aime beaucoup fumer, elle défait le papier, elle jette le tabac et elle met de la gandja. Ou bien j’achète un soda, des gâteaux piment, et je dépose tout ça entre les racines du manguier, là où elle s’assoit tous les jours. C’est pour Topsie aussi, même si lui je ne le connais pas, il est mort quand mon papa a dix ans. Il est très grand et très noir, il parle en mâchant ses mots parce qu’il n’a plus les dents de devant, il fait un peu peur, il paraît qu’il connaît les diables africains et qu’il les fait venir avec ses grigris. Ça c’est ce que raconte Yaya, je me couche par terre auprès d’elle dans le jardin d’Alma et j’écoute ses histoires. Alors maintenant j’apporte les cadeaux pour tous les deux, je les dépose entre les racines du manguier. Une fille vient me voir, elle n’est pas très grande mais un peu grosse, elle a déjà des seins, elle me guette de loin, sans rien dire parce qu’elle est anormale, elle a peur de moi à cause de mon visage mangé, mais elle reste là, cachée derrière les buissons. Je dépose mes cadeaux, je sais qu’elle vient les prendre dès que je suis parti mais ça ne fait rien, je crois que Yaya l’aime bien si elle la voit, là où elle est. Je ne connais pas le nom de cette fille, elle habite Crève-Cœur, dans une maison en bas de la côte, c’est la fille d’une bonne femme qui travaille dans les champs de gingembre, et qui est un peu sorcière, elle allume des bougies entre les pierres de Yaya, elle dépose des brindilles en croix entre les racines du manguier de Yaya. Quelquefois j’arrive, je vois une bougie allumée, ou bien un bâton de sent-bon, ou bien des bouts de chiffon, des morceaux de canne. Quelquefois dans la terre entre les racines, des taches de sang de poule, des pattes de poulet, des œufs rôtis. Yaya raconte-moi zistoire longanisse, raconte-moi zistoire sorcières, les femmes mélangent la terre avec le sang de la lune, le sang qu’elles perdent chaque mois, et ensuite elles mettent un peu de la terre dans le manger des hommes, pour qu’ils n’aillent pas voir d’autres femmes et qu’ils restent à la maison tous les soirs, et puis elles donnent du sang à manger à l’arbre, et Yaya dit que l’arbre c’est la maison de Mama Wata, Topsie lui a dit ça avant de mourir. Là-bas, sur la Grande Terre, les rivières sont aussi grandes que la mer, et dans les rivières vit Mama Wata, elle guette les jeunes gens, elle les attrape, elle les emporte au fond de l’eau et quand on les retrouve ils ont le visage et le sexe mangés par les petits poissons. Je ne sais pas si c’est la vérité. Elle raconte ça, Yaya, je suis tout petit, je ne sais pas encore que la maladie peut me manger un jour, mon nez et mes paupières mais pas mon sexe, il est long et rouge, et dur le matin comme un arrow-root, pas doux et mou comme un lalo, c’est ça qui lui plaît bien à Zobeide.


Alma, Alma mater, dit mon papa pour rire, il dit souvent que les sucreries à Maurice sont pareilles à de grosses truies qui allaitent beaucoup de petits cochons roses, parce que les actionnaires sont tous des Blancs avec la peau bien rose, et chaque petit cochon tète goulûment les mamelles de la maman truie, ils boivent son lait jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus, bien gras et repus, et ils s’endorment à côté de leur mère et leur mère s’épuise et maigrit à les nourrir. Et pendant ce temps, les ouvriers n’ont que des miettes, les gouttes du lait de la truie, ils regardent le spectacle de la porcherie, la bouche sèche et les mains crispées de colère, eux tout noirs et affamés, ils regardent ces jolis petits cochons roses qui dorment contre leur mère, la bouche entrouverte par où coule un filet de lait. Alma, ce n’est pas ma mère, je n’ai jamais bu son lait, j’ai bu le lait d’Artémisia, et j’ai dormi contre le ventre de Yaya, mais je n’ai pas de colère contre Alma. Au contraire, j’aime sa terre, j’aime ses ruisseaux et ses arbres, j’aime ce qui n’appartient à personne, même maintenant où tout est en ruines, avec les chemins envahis d’herbes et les grillages autour des mares. Je connais toutes les routes qui vont à Alma. J’avance au milieu des cannes plus hautes que moi, je chasse les tourterelles. La terre est rouge, le ciel est bleu, il y a des boules de nuage poussées par le vent, parfois un nuage noir crève et me jette une poignée de gouttes, ça pique comme des petits cailloux. Je me souviens autrefois j’avance, les mains dans mes poches pour ne pas être coupé par les feuilles. J’écoute les ouvriers qui crient, ahouha ! ha ! leur long couteau à la main, j’écoute le bruit des lames qui fauchent les cannes. Je n’habite pas près des cannes, notre maison est près du village des ouvriers, je n’ai pas le droit de marcher sur la route de l’usine, et c’est pourquoi je connais tous les petits chemins, depuis la grande mare jusqu’à la voie ferrée. J’approche tout près du domaine, je passe le ruisseau et la haie de bambous, j’escalade le petit mur de pierre, et là c’est l’entrée du paradis sur terre, la grande maison Fe’sen, les rangées de palmistes, les grands arbres sombres, les bassins, les massifs de fleurs. La case de Yaya est au bout du chemin, près des anciennes écuries, c’est noir et humide, ça sent la fumée et les ordures, Yaya n’a même pas de cabinets, elle dépose son caca dans un trou au fond des bois, ensuite elle jette dessus des feuilles mortes et de la terre, moi j’ai peur d’aller là, un jour je trouve un gros crapaud au fond du trou qui me guette avec ses yeux jaunes et je repars en courant. Mais je suis là, le jour maudit où les Armando cassent la maison d’Artémisia. Elle est malade ce jour-là, elle est allée à Saint-Pierre pour acheter des médicaments, et pendant son absence le bulldozer arrive et il écrase la case avec tout ce qu’il y a dedans, le lit d’Artémisia, les meubles d’Artémisia, sa vaisselle et ses vieux vêtements. Et moi je suis caché derrière les buissons, dans le petit bois, je regarde le bulldozer qui marche et écrase, j’entends les cris des verres cassés, ça fait le bruit des os qui se brisent, la pauvre Artémisia, ses os et ses dents, ses verres et ses assiettes, les tableaux où elle montre les photos de ses petits neveux et nièces et aussi la photo d’elle que Papa a faite, je suis petit assis sur ses genoux, le bulldozer s’arrête, je cours vers lui, je crie, moi aussi, je crie : « Méchants ! méchants ! » Mais l’ouvrier ça le fait marrer, ce petit Blanc qui court et qui piaille avec sa voix de moineau, il me jette des graines de courge comme si je ne suis rien qu’un zako, un singe de la forêt de Macchabée, il me dit : « Ti rat blanc ! » Après ça, Artémisia ne vient plus jamais, elle reste à Saint-Paul, chez sa fille Honorine, et c’est là que j’habite car je ne sais pas où coucher la nuit.

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