Maya

Mayaland a ouvert ses portes à la fin de l’hiver. Du bâtiment, de l’usine des Roches Noires, des dépendances, il ne reste rien. La nouvelle route s’élance au-dessus des champs, et pendant longtemps on aurait pu penser que c’était une piste pour les avions, un grand désert de terre rouge éventrée par les bulldozers. Est-ce qu’on pouvait imaginer que quelque chose pousserait là, au milieu de rien, une espèce de mirage de béton et de verre ? Le sucre, le thé, même les oignons, ça ne vaut plus rien. Les cannes, c’est juste bon à faire de l’éthanol, ou à être brûlé pour alimenter les chaudières des centrales électriques. Tout ce labeur, ces dos courbés, ces visages noircis par le soleil et ces habits trempés de sueur, c’était pour rien. Tout ce peuple, arraché à ses terres, dans la profondeur africaine, au pied du Kilimandjaro, sur les rives du lac Nyassa, ou dans le pays Galla, en Érythrée, en Éthiopie, ces hommes, ces femmes enchaînés, marchant sans fin sur un chemin semé de cadavres et d’os, prisonniers des Arabes à Kilwa, vendus à Zanzibar, empilés dans les boutres, mourant de soif, de dysenterie, de variole. Et tout ça pour quoi ? Pour rien du tout. Pour qu’un jour les bulldozers entrent en action, déracinent les cannes, roulent les rochers, creusent les tranchées pour les canalisations, et puis qu’un autre jour, au-dessus de ce désert rouge, s’élèvent les ciments du centre commercial, château de brindilles et de tours de fer, couronné d’un toit en forme de fleur de lotus, œuvre unique de l’architecte indien Amal Raj Sen, dédié à la puissance et à la gloire de l’argent !

Maya maintenant flotte au-dessus des champs, pareille à une géante en robe de bal, pareille à un ibis aux ailes ouvertes, à un mirage plastifié. Au soir, elle se teinte de blanc et de rose, non pas grâce au crépuscule, mais par ses milliers d’enseignes lumineuses qui s’allument et clignotent, titubent, explosent, portant des noms insensés, merveilleux, inutiles

Le long de ses couloirs tapissés de glaces la lumière électrique bondit, les sons roulent. La foule s’écoule d’un portique à l’autre, sage, rêveuse, parfois se divise, se retrouve, les voix s’éteignent emportées par la musique monotone qui sort de tous les haut-parleurs cachés dans les plafonds, une mélopée sans fin, sans paroles, coups martelés et flûtes de cristal, xylophones et guitares, glissements d’orgue. Mais c’est une musique sans musiciens, une hymne inventée par les ordinateurs, selon des fréquences inconnues, incompréhensibles, un chiffre donné, un phrasé, un algorithme. Les regards vont d’une vitre à l’autre, yeux grands ouverts, pupilles rétrécies par les flashes. Il semble que les regards n’accrochent plus rien de réel, qu’ils sont attirés par les reflets, ou peut-être est-ce la peur ?


Krystal marche dans Maya. C’est ici que je l’ai revue. Elle ne fréquente plus l’école de Bambous, à quoi ça sert ? La maîtresse n’arrête pas de lui faire la leçon, fais pas ci, fais pas ça, habille-toi correctement, va laver ton rimmel et ton rouge, tu n’as pas honte, qu’est-ce que dirait ta mère ? Oui, mais sa mère, elle picole tous les soirs et matins, et quand elle n’est pas saoule elle crie, elle insulte Krystal : « Toi tu gagneras ta vie avec ton cul ! » Son homme est parti depuis longtemps, il est encore jeune, plus jeune que la mère de Krystal, il préfère traîner dans les rues, boire avec les copains, jouer de la ravane et dormir sur la plage contre une pirogue échouée. Krystal a dit à son pilote — ou peut-être après tout ce n’est qu’un chef de cabine — avec sa voix de petite fille qu’elle imite si bien : « S’il te plaît, monsieur, emmène-moi à Maya, là-bas je suis sûre de ne pas rencontrer tous ceux que je connais ! » Il loue une vieille Toyota Camry chez Dodo Touring, dans la guimbarde il conduit Krystal là où elle veut, vers les hauts, du côté de Saint-Pierre. Lui, il préférerait la plage, rester allongé sous les veloutiers dans le sable qui pique, à regarder la ligne muette de l’horizon, ou bien dormir après une douche, tout nu sur le lit frais devant la fenêtre ouverte. Krystal le bourre de coups de poing, elle saute sur son estomac, une petite fille gentille qui veut réveiller son papa. « Déboute ! Assez dormi ! Déboute, paresseux ! » Il conduit mollement, la fille s’appuie sur son épaule, il sent son odeur poivrée, l’huile d’argan qu’elle met pour lisser ses cheveux, et sa main agile qui se glisse par l’ouverture de sa braguette, et son sexe durcit et sa raison chavire. « Arrête ça, on va faire un accident ! » Krystal continue, elle ricane : « Qu’est-ce qu’elle dirait ta femme, et tes enfants en Nollande, toi avec une fille plus jeune qu’eux ! » Sur l’autoroute, passé Rose Belle, la pluie commence, les camions ahanent dans les nuages de vapeur. L’entrée de Mayaland est difficile, les travaux de terrassement ne sont pas finis, c’est un parcours entre les chicanes, les bulls, les embouteillages. Le pilote n’est pas très content, il grogne et ronchonne, il suit Krystal dans le labyrinthe, la galerie des glaces. Cela sent le désinfectant, le bonbon, et aussi par endroits le curry et l’huile chaude. Au cœur de Maya, sous la fameuse coupole en forme de lotus, on a mis des tables et des fauteuils en plastique blanc, c’est ici qu’ils s’arrêtent pour boire un coca. Krystal a les yeux vides.


Elle ne m’a pas vu. Elle ne peut pas me voir, pas plus qu’elle ne voit les visages de la foule. Peut-être seulement du coin de l’œil le groupe des garçons de son âge, ils sont venus de Saint-Pierre en bus, avec des filles en uniforme de collégienne, certaines se sont changées en jeans et blousons, elles ont de belles baskets fluorescentes, d’autres des tongs. Peut-être qu’ils ont aperçu Krystal qui arrivait avec son vieux, ils ont fait des commentaires sur sa tenue, des choses pas aimables sur l’homme grisonnant assis à côté d’elle, et c’est pour ça qu’elle se cache derrière ses Wayfarer, achetées à Schiphol hors taxe par son homme de l’air, c’est là qu’elles sont le moins cher. Ici rien n’a d’importance. C’est loin du monde, loin du ciel qui crève en pluie battante contre le toit en verre, qui dégouline jusqu’à l’intérieur dans des seaux habilement disposés. Loin des routes grondantes et fumantes. Loin des rues défoncées de Mont Roches et de Bambous. Rien n’existe à présent pour elle que ces reflets de lumière sur les vitres, les portes des boutiques ouvertes sur les portants chargés de robes et de paréos, les bacs de bijoux et de Cold Stone en train de fondre, le rose, le rouge, le blanc vanille et le noir cacao. Krystal a laissé son pilote sur sa chaise de plastique, elle est partie d’un coup, elle marche à grands pas dans les allées, et moi je la suis, je suis attaché à elle par un fil invisible, peut-être que le vieux beau lui aussi s’est levé et marche, et d’autres hommes sur sa trace, attirés par l’odeur de la peau et des cheveux de Krystal qui n’existe pas, Krystal de la musique et des lumières, Krystal de l’illusion de la jeunesse éternelle, à pas comptés, en somnambules.

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