Aditi

La forêt s’ouvre chaque jour à l’aube, pour Aditi. Elle écarte le pan de tulle qui couvre son lit, dans la chambrée les étudiants dorment encore, suspendus dans leurs hamacs, elle pense à des cocons d’insectes en attente. Dans la clairière, les arbres accrochent une brume cotonneuse, très blanche. Il pleut des gouttes fines, nées de nulle part, en suspens dans le ciel. La volière est déjà réveillée, en effervescence. Les grosses cateaux vont de perchoir en perchoir, les pigeons roses roucoulent. Au-dehors, les couples en liberté s’envolent vers les hautes branches. Les cris aigus résonnent en écho jusqu’aux limites du parc national, le froissement des ailes en sourdine. Aditi aime ce moment, elle sent en elle une joie sans phrases, qui vient de toutes parts. Elle retrace sa route le long de ses brisées de la veille, à travers les broussailles. C’est son chemin personnel, qu’elle referme chaque soir avec des branches épineuses, pour le retrouver au matin. Elle est vêtue non pas du battledress fourni par le MWF, mais simplement d’un T-shirt et d’un jeans en lambeaux, elle est pieds nus dans ses flip-flops préférés, une amie les lui a rapportés du Brésil. Elle marche vers le bord de la falaise qui surplombe les gorges, l’endroit d’où on voit la mer, entre les nuages, le bleu du lagon et au loin la barre violette de l’océan encore dans la nuit. C’est l’endroit qu’elle choisit pour saluer le soleil, même s’il tarde à apparaître de ce côté de l’île. La lumière chaude croît de minute en minute, envahit le ciel par vagues imperceptibles, allume les sommets des deux montagnes, Brise-Fer à droite, les deux pitons à gauche, et s’écoule entre les arbres, noire sur les roches, vert profond sur les feuilles, rouge et jaune là où la terre est nue. Aditi ne parle pas haut. Assise sur le promontoire, face à la mer, les jambes repliées sous ses fesses, le buste bien droit, les mains à plat de chaque côté de son gros ventre, à voix contenue elle prononce les mots qu’elle connaît depuis son enfance,

Vaayura nilamam thametedam bhasmantam shariram

« Que cette vie retourne au souffle immortel et ce corps aux cendres »

La lumière entre en elle, la réchauffe au plus profond. Aditi respire lentement, le visage levé vers le ciel. La lumière qui grandit dans les gorges défait toute résistance, dénoue tous les liens, et la lance dans l’espace. Elle ne pense plus à sa vie, ni à ses désirs, ni à ses peurs. Elle oublie tout ce qui l’a humiliée. Elle est seulement elle, Aditi. Elle n’est plus la fille sans père, l’ouvrière de la zone franche qu’un homme a prise en embuscade un jour, sur le chemin de l’usine, pour la violer dans un terrain vague. Elle est Aditi, la première d’une nouvelle lignée, elle porte dans son ventre l’enfant qu’elle n’a pas voulu, l’enfant de la violence. Elle l’attend. Elle ne sait pas qui il sera, garçon ou fille, il n’aura pas de nom. Il sera l’enfant de la forêt, c’est ce qu’elle a décidé.

Aditi connaît chaque arbre, chaque buisson, chaque liane, elle a écrit leurs noms dans son cahier d’études, avec les dessins des nervures des feuilles, de leurs embranchements, des fleurs, des fruits, elle a noté leur odeur, leur goût, et toutes les légendes qui les entourent, les esprits qui les habitent, sous forme d’insectes ou de lézards, les voyages qu’ils ont faits avant de venir jusqu’à l’île. Chaque jour, elle parcourt la forêt pour reconnaître les métamorphoses, les surgissements, les disparitions, l’envahissement des étrangers, le passage des animaux, les marques des oiseaux. Les professeurs et les étudiants ont leur route, ils circulent en camionnette du MWF, ils vont de repère en repère. Les policiers vont à la recherche des plantations de gandja, ils traquent les petits trafiquants. Les gardes forestiers chassent les macaques, les cochons marron, placent des pièges, des poisons. Aditi, elle, ne marche que sur ses propres traces, sans vrais repères, juste d’instinct, en goûtant les feuilles, en flairant l’air. Elle a son plan en mémoire. Ici la liane patte poule à trois doigts, là un tambourissa, un bois d’orange, une casse puante, un bois caf caf, un bouquet banané. À chacun elle parle, non pas avec des mots, mais avec ses yeux, avec son souffle, avec le toucher du bout des doigts, du bout des lèvres. Au bois noir elle s’assied dans l’humus, pour sentir l’odeur du lichen blanc sur son écorce, elle renverse la tête pour voir la futaie si haute que la brume s’y accroche. Plus loin, elle retrouve le bois colophane, un géant à l’écorce rouge, parcouru de fourmis. Elle lui adresse sa prière muette, la même que celle des petits animaux qui rampent au sol, lombrics, cloportes, araignées.

Le soleil est haut dans le ciel, la brume s’est déchirée, elle ouvre des baies bleues éblouissantes. Maintenant les feuilles, les corolles se fixent dans la lumière, sans un vide, sans un trouble. C’est un monde parfait, pense Aditi. Elle se dirige vers le bord de la falaise, elle entame sa descente par un sentier invisible aux autres, à peine un affleurement sur la terre, entre les pierres, un peu de poudre qui s’écoule. Elle bondit de roche en roche, sans hésiter. La chaleur du soleil dans l’air immobile a couvert son corps de gouttes de sueur, colle son T-shirt sur ses seins, sur ses épaules. Elle sent maintenant l’urgence de l’eau, déjà elle la goûte sur ses lèvres, elle la sent sur sa peau, la vapeur froide qui monte de la cascade entre les fractures de la falaise noire. Son cœur bat fort, elle court vers l’eau comme à un rendez-vous d’amour, son esprit est déjà arrivé quand son corps s’efforce à travers les buissons, quand ses pieds s’écorchent à leurs griffes. C’est cela qu’elle attend, chaque matin, elle s’échappe du refuge alors que les étudiants dorment encore enveloppés dans leurs hamacs, cheveux emmêlés, bouches ouvertes vers le plafond. Alex, Simon, Nathalie, Régula, Lisbeth, ils lui disent parfois : Toi, Aditi, tu es libre, libre comme… Régula ne trouve pas ses mots, Aditi lui répond, pour rire : Libre comme une manche ? Régula n’a pas compris, elle a ri, mais tandis qu’elle continue sa descente vers Tamarin Falls, Aditi pense que c’est vraiment ça, libre comme un vêtement sans corps, qui prend sa forme et flotte au vent comme une manche. Aujourd’hui, au sixième mois, Aditi va chercher l’eau qui baignera son enfant. Elle ne sait pas son nom, ni son sexe, mais quand l’enfant naîtra, ce sera ici, dans l’eau froide de la cascade. Elle l’offrira au soleil levant, ensuite elle le lavera dans l’eau pure. La nuit, l’air de la forêt soufflera sur son corps, le parfumera de l’odeur des feuilles et de la sève.

Les oiseaux accompagnent Aditi. Elle aperçoit l’éclat noir d’une aile, un reflet rouge sur une poitrine, elle entend quelques rires, quelques piaillements. Le long de la falaise, au-dessus des ravins, elle voit glisser le blanc d’un couple de paille-en-queue, elle entend le cri désagréable du mâle, ke-ke-ke-ke, vilain cri de crécelle qui résonne dans le vide. Enfin, elle arrive au bassin, avant même de le voir elle sent l’odeur de l’eau, elle entend le frôlement de la cascade. La route n’est pas loin, vers Henrietta, Camp Roches, jusqu’à la ville de Vacoas. Des camions circulent dans un nuage de poussière, elle entend des cris d’enfants, un coq qui chante, des chiens. Aditi connaît l’endroit où elle peut voir sans être vue. Sur une roche plate lissée par l’eau, glissante d’algues, elle ôte ses habits et elle s’immerge lentement. Le lac est noir, il frissonne de demoiselles, la lumière du soleil ne le pénètre pas encore. Aditi se laisse glisser le long de la rive, sans nager, entre les plantes, elle flotte sur le dos, son gros ventre apparaît, tendu, avec une ligne de duvet noir sur la peau brune. Elle dérive jusqu’à ce que la paume de ses mains se plisse, jusqu’à ce que le froid entre en elle et fasse tressaillir l’enfant. Ensuite elle s’étend au soleil sur la roche nue, et l’enfant s’endort dans son ventre, le pouce dans sa bouche, les yeux ouverts sur la lumière rouge.

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