Krystal

Le fameux pilote s’est absenté. Il a sans doute dû assurer un remplacement, ou bien sa famille a besoin de lui, là-bas, en Hollande, à l’autre bout du monde. Il a raconté une craque à Krystal, pour lui expliquer son départ précipité. Ne t’en fais pas, baby. Je vais régler mes affaires et je reviens tout de suite. Est-ce qu’il a parlé de divorce ? Mais est-ce qu’on divorce pour une petite grue, même si elle est jolie comme un cœur, même si elle est fraîche comme une orchidée ? Je suis passé à travers la haie, de la pension Pâtisson au campement Dong Soo. Krystal est sur la pelouse, allongée sur une chaise longue, au soleil, à côté d’un coco loco et d’une pile de magazines étrangers. Elle est en bikini vert pomme, elle a au nombril un piercing de la même couleur. Elle ressemble à l’affiche de Lolita. En très brune.

« Je m’appelle Jérémie », je dis.

Elle a relevé la tête, elle n’a pas l’air étonnée de me voir. Elle dit : « Moi, c’est Krystal. »

J’ai failli lui dire « je sais » mais je me suis retenu à temps, je ne voudrais pas qu’elle croie que je l’espionne, pourtant je suis sûr qu’elle est au courant de tout. On est dans une île, tout le monde bavarde.

« Je vous ai vue l’autre jour, à Flacq, vous êtes montée dans un taxi. »

Krystal ne commente pas. Elle a à peine bougé depuis que je suis à côté d’elle, elle aspire un peu de coco avec sa paille. Elle est encore presque une enfant, elle n’a pas dix-sept ans, et elle a déjà l’assurance des jolies filles qui n’ont pas peur de se montrer. Elle a de beaux yeux très noirs, très brillants, avec quelque chose de froid et de décidé.

« Vous habitez toute seule ici ? »

Elle sait bien que je l’ai observée à travers les vitres de la salle de bains, de l’autre côté de la haie, ma question n’est pas très honnête, sa réponse non plus. Elle ment avec aplomb.

« Oui, j’habite seule ici, mais mon père vient me voir de temps en temps. Daddy est aviateur, il voyage beaucoup. Et ma mère est décédée, alors je suis seule au monde. »

Daddy, c’est le pilote, je comprends. Krystal énonce tous ses mensonges d’une voix tranquille, indifférente. Elle s’étire au soleil, elle est un petit animal, à la fois rusée et sans cervelle, l’homme un peu chauve qui couche avec elle doit avoir des filles de son âge, des filles bien qui vont dans un collège huppé, en France ou en Angleterre, des filles blondes qui participent à des gymkhanas et qui sont inscrites à l’Automobile Club, qui vont à Paris nager à la piscine Molitor, ou à Monte-Carlo au Sporting avec des Américaines.

« Et Daddy revient quand ? »

Krystal n’est pas dupe, elle a bien compris la question. « Daddy est très gentil, vous savez. » Elle a zézayé sur le mot « gentil », elle se reprend : « Mais il ne serait pas content de vous voir ici, il est jaloux, il vous a vu espionner derrière la fenêtre. »

Je me sens un peu vexé par le mot « espionner », Krystal ajoute tout de suite : « Oh mais c’est pas vous ! C’est la vieille bique, là, qu’il n’aime pas, et moi non plus. Je la déteste ! »

La vieille bique c’est Mme Pâtisson, ma logeuse. Et je trouve que ça ne lui va pas mal. Je suis sûr qu’elle écrit des lettres à la police de Blue Bay, pour dénoncer Krystal.

« Elle non plus, elle ne va pas être contente parce que vous causez avec moi, vous devriez rentrer chez vous ? »

Elle a dit ça d’un ton moqueur, mais je hausse les épaules.

« Ça vous dirait d’aller nager ? »

Elle est d’accord. Elle s’est levée paresseusement de sa chaise longue, elle marche jusqu’à la mer. Je la suis, j’ôte mon T-shirt, je pose mes lunettes sur le sable. À cet endroit les filaos ont semé des piquants, mais Krystal marche pieds nus sans se soucier des graines. Elle a de grands pieds plats, j’imagine qu’elle n’a pas fini de pousser et qu’elle sera une fille vraiment grande l’année prochaine. Elle est mince et longue, son corps sombre disparaît dans l’eau, je vois seulement une ombre sous la surface, entre les rochers noirs. L’eau est fraîche, je nage derrière Krystal, du moins j’essaie parce qu’elle me distance facilement, et je la vois qui reprend son souffle au large. Elle se moque de moi, elle crie : « Tu sais pas nager ! Attrape-moi si tu peux ! » Elle a une voix grave, un peu rauque. Elle s’amuse à revenir vers moi, elle plonge et elle me tire par les jambes, et au moment où je vais la saisir elle repart vers le large. J’ouvre les yeux sous l’eau pour la voir glisser, au milieu des poissons transparents qui s’écartent sur son passage. Au fond de l’eau, les rochers ont des formes menaçantes, par endroits les coraux font des forêts de bois de cerf aux pointes mauves empoisonnées. Krystal a pris pied sur une patate. Elle m’indique un endroit dans le lagon, une plage claire, elle plonge pour me montrer un massif de corail d’où sort une petite tête rouge, un clown. Je n’en avais vu que dans les aquariums. Un mouvement, la tête disparaît entre les lobes du corail.

Dans la mer, Krystal n’est plus la même. Ses cheveux sont lisses sur son cou, son corps a une couleur de métal noir. Elle est une créature de la mer, libre, osée, quelque chose de féroce dans son regard, dans son sourire. Elle est vraiment la fille du pêcheur de Mahébourg, elle a grandi sur une pirogue, elle peut prendre les poissons à pleines mains pour arracher l’hameçon, enfoncer le petit stylet dans leur cerveau. Elle est faite d’eau, de vent et de lumière. Je crois que je suis amoureux.

Maintenant elle retourne au campement, elle s’assoit sur la pelouse, elle s’essuie avec sa serviette. Je reste à la regarder, elle devient brusque : « J’ai faim, je vais chercher de quoi manger. » Elle s’habille, et elle part sans m’attendre. Je la suis sur la route, encore trempé, le T-shirt collé à ma peau.

Devant la plage publique, les baraques servent des gâteaux piment. Krystal mange les gâteaux huileux, elle rit. Elle redevient une enfant. C’est un après-midi sans problème, dans un lieu touristique, un lieu où il n’y a que le présent : nager, manger, courir. Des garçons sur la plage l’appellent par son prénom, lui lancent des vannes en créole, parce que je suis là, un vieux, un Français, peut-être qu’ils me prennent pour son pilote.

Je n’ai pas de voiture, Krystal est allée emprunter la mob d’un copain, dans une case du troisième rang, derrière la plage. Je monte derrière elle, je passe mes bras autour de sa taille, et nous roulons dans le vent chaud, à travers les quartiers résidentiels, la pétrolette fait aboyer les chiens et dégage une fumée bleue, et je dois écarter les jambes pour ne pas me brûler au pot. Je sens sous mes mains ses hanches dures comme un corset, ses cheveux encore mouillés s’agitent et cherchent à entrer dans ma bouche, je ferme les yeux pour ne pas recevoir les moucherons et la poussière, Krystal a mis ses grandes lunettes de soleil vertes, elle ressemble à une guerrière de manga. Nous allons jusqu’au bourg, elle s’arrête à la boutique de Dong Soo pour acheter du coca et des cigarettes. Ensuite elle laisse la mob au bord du trottoir, et nous allons nous asseoir sur un banc en ciment, devant la mer. Pour boire et fumer. On ne parle pas, juste quelques phrases hachées, sans importance. Des mots pour rire. Je sens un petit remous au fond de ma gorge, plutôt du côté de l’estomac. C’est un instant sans issue, je ne suis rien pour elle, rien pour personne peut-être. Je n’existe pas vraiment.

« Et Daddy ? Est-ce qu’il va revenir ? »

Elle ne me regarde pas. Sur les verres de ses lunettes, les mouvements des passants, les reflets des voitures font des lignes brisées, des serpents qui s’enroulent et se déroulent.

« Tu ne me guetteras plus, à la plage ? »

Ce n’est pas une question, c’est juste un ordre, il n’y a rien à ajouter. C’est sa vie qui m’échappe, je n’y peux rien, je n’ai rien à lui offrir. Je suis incapable de la sauver de ses erreurs. Elle en saura beaucoup plus que moi, même si je devais vivre encore cent ans. Je ne suis bon qu’à guetter, c’est ce qu’elle me dit.

Moi, avec mes études sur les oiseaux fossiles, mes enquêtes sur les camps d’esclaves, sur les trafiquants, les fantômes du passé. Une piste policière pour un crime dont les victimes ont disparu depuis plus de cent cinquante ans, et dont les auteurs n’ont jamais été inquiétés. Et celui dont on ne parle plus, ce Fe’sen caché, un fantôme dans un placard, le perdi bande qui s’est perdu en France ! Krystal, elle, est dans le réel.

Encore un instant, et tout sera oublié. Nous sommes deux enfants entre deux portes, qui jouent, rient un peu, puis se quittent et ne se reverront plus.

Nous avons fini de boire les cocas, de fumer les cigarettes mentholées. Nous reprenons la route sur la vieille mob bleue qui tousse, dont le pneu arrière s’écrase sous mon poids. Je sens encore la chaleur de son corps, l’odeur de mer dans ses cheveux qui bouclent. Elle me lâche devant la Roche aux Mouettes. Le cuistot de Mme Pâtisson, un gros garçon aux yeux pâles, me guette, l’air sournois, mais je ne sais rien lire dans son regard. Krystal dit : « Vous n’essayez pas de me voir, d’accord ? »

Elle repart, je la suis des yeux, la fumée bleue, le bruit de casserole du cylindre voilé, jusqu’à ce que la courbe de la route l’avale.

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