Le dernier voyage

Cela s’est passé il y a longtemps, mais ç’aurait pu être hier. En 1628, Emmanuel Altham, capitaine anglais, arrive à Maurice à bord de son vaisseau armé le Langtree, pour une escale de quelques semaines. Mais étant indisposé, à la suite d’une attaque de scorbut, le capitaine Altham décide de laisser le commandement du vaisseau au second capitaine Roderick Meadows, et prend ses quartiers chez Mrs Jennifer Jager, veuve d’un chirurgien hollandais, qui lui loue une chambre dans sa maison de Vieux Grand Port, près du point d’eau qui sera plus tard le Puits des Hollandais. À cette époque, il n’y a pas de gouvernement officiel, seulement un comptoir de marchands qui ne s’appelle pas encore la Vereenigde Oostindische Compagnie, simplement un dépôt en pierre noire surmonté d’un toit en chaume, où sont gardées les provisions de base sur la route de l’Insulinde, poisson séché, biscuits, vin, café, et quelques sacs d’épices en provenance de Batavia — aussi des barils de poudre et une demi-douzaine de mousquets, pour faire face à l’attaque des pirates et des marrons. La maison de la veuve Jager est rustique et sans confort, mais grâce à l’action de la bonne nourriture, de l’eau pure et des vents alizés, le capitaine Altham recouvre peu à peu la santé, et profite de cette escale prolongée pour explorer l’île. On lui parle d’une créature étrange, déjà connue grâce au récit des premiers voyageurs qui accompagnaient la flotte de l’amiral Jacob Cornelius van Neck et du vice-amiral Wybrand van Warwijck en 1598, un gros oiseau de la taille d’un cygne, complètement dépourvu d’ailes, et qui se nourrit de pierres. La rumeur mentionne qu’un de ces oiseaux rares se trouve enfermé dans un corral appartenant à un esclave indien libéré du vaisseau amiral Prins Maurits, baptisé sous le nom de Laurent, quelque part dans le nord-est de l’île au pied des montagnes. Complètement remis de sa maladie, le capitaine Altham décide d’aller à la rencontre de cette merveille de la nature, accompagné d’un esclave noir de la veuve Jager, un petit garçon nommé Albius. Il n’y a alors que très peu de chevaux sur l’île, et aucune charrette à bœufs disponible, et le capitaine part à pied le long de la côte, aidé par son petit Noir. Il marche pendant deux jours à travers une brousse dense qui recouvre la terre jusqu’à la côte, franchissant par des gués les rivières et les torrents, escaladant avec difficulté les éboulis de roches noires. Enfin, près d’un bois d’ébéniers, il découvre une chaumière, entourée d’une murette de pierres de lave. Sur le terrain, quelques plants de légumes, des betteraves, un peu de blé dur, des fèves et des arbres fruitiers, goyaviers, pruniers, ainsi que des pieds de plantain et du café. La maison est une simple hutte sans fenêtres, construite en blocs de lave disjoints, avec un toit de palmes. La cour est désherbée, un rectangle de terre rouge occupé en son centre par une cuisine à l’air libre auprès de laquelle une esclave malgache est en train de faire cuire une soupe de racines. Elle s’enfuit à l’arrivée du voyageur, et quelques instants plus tard un homme sort de la maison, tenant à la main une pétoire. C’est le nommé Laurent, et Altham s’étant présenté, l’homme dépose son arme et s’approche. Il peut avoir soixante ans, mais paraît usé par la vie. Sa peau noire est couverte d’abcès. Il s’exprime dans une langue approximative, mêlée d’anglais et de néerlandais, et de mots en arabe et en hindi, il offre à Altham un bol de vin de palme en signe de bienvenue. Enfin, il est question du but de cette visite, le dodarsen, le vogel, l’oiseau de nausée, le fameux dodo dont beaucoup de monde parle à Amsterdam sans l’avoir jamais vu. Laurent écoute poliment, il hoche la tête, oui, cet oiseau existe, il en possède un dans sa basse-cour, un vrai vogel, un wallow bird, qu’il a acheté naguère aux marins de l’escadre de l’amiral au moment où ceux-ci s’apprêtaient à l’assommer pour saler sa viande, même si elle est réputée immangeable. Sans se faire prier, le vieil homme conduit Emmanuel Altham jusqu’au corral, à quelque distance de la chaumière, par un sentier à travers la forêt d’ébéniers. Là, dans une clairière, au milieu d’une basse-cour de poules rouges et de pintades, Altham découvre l’oiseau : il est tellement immobile que le voyageur croit un instant qu’on l’a trompé, qu’il s’agit d’un animal naturalisé. Laurent, sans doute habitué à cette déconvenue, prend une pierre ronde sur le sol, de la taille d’un œuf de pigeon, et la jette devant l’oiseau qui l’avale aussitôt. Emmanuel Altham est saisi d’admiration. Il décide d’acheter le vogel et de l’envoyer à son frère Edward, en Angleterre, qui a créé dans sa maison de Londres une collection de curiosités venues du monde entier, dont une partie provient des envois déjà faits par le capitaine Altham. Les tractations sont difficiles, car le vieil homme semble attaché à son oiseau rare, mais les temps sont durs, il pense sans doute à ce qui arrivera s’il venait à mourir, il ne résiste pas longtemps à la somme en pièces d’argent hollandais que le capitaine pose devant lui par terre. Le marché est conclu, Laurent fabriquera lui-même la cage en bois, et c’est le capitaine Altham et petit Albius qui se chargeront de la livraison en brouette jusqu’au port hollandais, à la résidence de la veuve Jager. Altham n’étant pas libre de son temps, c’est un certain John Perce, aide-chirurgien de son état, qui accompagnera le dodo à bord du navire Hart, en partance pour l’Angleterre. Le reste du jour, Laurent le passe à contempler son oiseau — si rare qu’il tient pour certain que c’est un des tout derniers spécimens encore en vie dans l’île. Il lui donne des fruits d’ébénier, des poignées de fèves, du blé, et quelques-uns des fruits que l’oiseau préfère, un gros fruit vert et brillant à l’écorce dure. Lorsqu’il a fini de manger, l’oiseau redresse sa tête chauve, son œil brille d’un éclat cruel, incompréhensible. Devant Altham, Laurent parle à l’oiseau, il roule des sons doux au fond de sa gorge, essaie d’attirer son attention. Mais l’oiseau de nausée reste silencieux, immobile, campé sur ses pattes puissantes, il regarde les hommes fixement, d’un air de défi. Autour de lui, comme autour d’un monarque, la basse-cour grouille, picore les graines qu’il a délaissées, et lui ne bouge pas. Il a un air d’ennui et de dédain que Laurent doit connaître, parce qu’il s’adresse à lui dans son patois : « You go England, dit-il. Gagne enn Frau ? » L’oiseau cligne son œil comme s’il avait compris. La nuit tombe, il va dormir debout, là où il est, son gros bec caché sous ses moignons d’ailes. Cette nuit, Altham campera dans la ferme de Laurent, et demain, au lever du jour, ils partiront ensemble, lui et l’oiseau, pour le commencement d’un voyage sans retour.


À bord du navire Hart, sous le commandement de l’amiral sir Thomas Herbert. John Perce a installé la cage en bois dans la soute de proue, au milieu des balles de cotonnades et des barils d’huile de baleine. L’amiral n’a pas pris le temps de venir voir l’étrange pensionnaire. Il en a seulement pris note dans le journal de bord, se réservant plus tard d’écrire un commentaire détaillé de l’animal, pour le donner à lire à la Société royale.

Le Hart a levé l’ancre dans la grande baie du sud-est, par une belle journée de novembre 1629, à destination de Plymouth en Angleterre. C’est la fin d’un long voyage, qui l’a conduit jusqu’en Indonésie et en Inde, durant lequel Thomas Herbert a parcouru les routes de l’Arabie aux frontières de la Perse, à la recherche du lieu d’Utopie décrit jadis par Thomas Morus. Il n’a pas trouvé ce royaume idéal, mais revient chargé de souvenirs et de cadeaux, qui seront pour le navigateur autant de gages d’une vie d’honneurs et de fortune. Aussi la présence dans les soutes d’un spécimen d’oiseau rare, si fabuleux soit-il, n’est pas de nature à le troubler.


Emmanuel Altham et John Perce ont installé la cage avec soin, ils l’ont arrimée par des cordages solides aux membrures du navire. Après le départ, Perce vient chaque matin inspecter la cage, et observer l’oiseau que le mouvement incessant du navire semble affecter. Le dodo reste dans son coin, appuyé à l’angle le plus éloigné de la cage, la tête contre les barreaux, son duvet hérissé. Il refuse de manger, et quand Perce approche sa main remplie de graines, il entrouvre son bec, montrant une langue noire et cornée, peut-être en signe de menace. Mais son regard n’exprime rien que l’ennui, une sorte de repli que John Perce interprète comme de la tristesse, si un tel sentiment peut naître chez un oiseau. Les soldats, les matelots, qui au moment de l’embarquement se pressaient autour de la cage, ont cessé maintenant de s’y intéresser, parce que la rumeur dit qu’il va bientôt mourir. Pour le réveiller, un marin a la mauvaise idée de le bousculer avec un long bâton, mais John arrive au moment où le dodo, en proie à la panique, essaie d’échapper à son tortionnaire en passant sa tête par une ouverture et en battant de ses ailes inutiles. John écarte brutalement le matelot, l’insulte, menace de le dénoncer au commandant, et à la suite de l’échauffourée il est interdit aux membres de l’équipage de s’approcher de la cage sans autorisation de son accompagnateur. Peu à peu, John Perce gagne la confiance de l’animal. Après quelques semaines de navigation, le dodo s’est accoutumé au roulis, il consent à mordre dans un morceau de grenade que lui tend John Perce. Le goût du fruit, les graines qu’il contient semblent lui plaire, il claque du bec en signe de plaisir. Maintenant, il attend chaque matin l’arrivée de son maître, il lui témoigne son amitié en roucoulant et en battant ses moignons d’ailes contre ses flancs, un bruit de tambour qui résonne étrangement dans le ventre du navire. À la suite d’une tempête au large du banc des Aiguilles, l’oiseau s’est blessé contre le bois de sa cage et John, à grand-peine, le sort de sa prison et le soigne, en essuyant sa plaie avec un chiffon imprégné d’eau douce. Pour la première fois, il le laisse boitiller sur le plancher de la cale, tandis qu’il lave la cage avec le reste de l’eau. Maintenant, ils sont amis, si ce mot peut être utilisé dans la relation entre un oiseau d’une autre ère et un être humain. John marche dans la soute, et le dodo le suit gravement, de sa démarche cahotante. John s’arrête, il s’arrête aussi, il incline sa grosse tête et le regarde fixement, comme s’il attendait un ordre. John dit : « Retourne dans ta maison ! » Et l’oiseau regagne son abri. Il ne sait pas boire dans une écuelle à la manière des animaux de basse-cour. Il regarde l’eau au fond de l’écuelle, il s’éloigne, revient, ou renverse l’eau sur le sol. John trouve la solution : il trempe un chiffon dans le seau d’eau douce, et il fait couler un mince filet en manière de cascade, le dodo incline un peu la tête, son bec s’entrouvre et il lape l’eau, les yeux mi-clos. Peut-être alors rêve-t-il de sa forêt, sa clairière du temps de sa liberté, et le torrent d’eau claire qui bondit entre les roches noires, à l’ombre des grands arbres. À quoi pense le dodo ? John reste de longs instants dans la cale devant la cage ouverte, il attend que le dodo se décide à sortir, ce qu’il fait toujours avec prudence, après avoir regardé de chaque côté pour s’assurer que John Perce est bien seul. Puis il marche en rond dans la cale, entre les balles, il picore une graine imaginaire, il essaie son bec sur les cordages, sur la coque du navire, et même sur les pièces de fer, les barres de métal destinées à la forge. Son bec puissant claque sur ces objets. À l’heure de s’en aller, John parle doucement au dodo, il le pousse gentiment par son énorme croupe, parfois l’oiseau fait mine de se fâcher et de mordre, mais il se laisse conduire vers la porte de la cage, que John ferme avec le loquet. Plusieurs fois, au moment de remonter l’échelle vers l’écoutille, John voit le dodo qui passe le bout de son bec à travers les barreaux de la porte, pour essayer d’ouvrir le loquet, et il en déduit que le gros benêt n’est pas si sot qu’on le croit. Chaque fois que John s’en va, il voit la même scène de désespoir. L’oiseau le fixe de son œil rond, il ne pousse pas de cris. Il reste immobile dans la cage, le dos voûté, la tête rentrée dans les épaules. À l’instant où John met la main sur la poignée de l’écoutille, le dodo cache sa tête sous son moignon d’aile et il s’endort.


Passé le tropique, le navire semble pris par une léthargie cotonneuse, la grand-voile flasque claque au vent intermittent, des nuages diffus s’unissent pour former une brume épaisse et chaude. Au fond de la cale, l’air est irrespirable. Les matelots ont reçu du bosco l’autorisation de coucher sur le pont, pêle-mêle au milieu des cordages et des voilures. Dans sa cage, le dodo est irritable. Il fait claquer son bec, il frappe de ses ailerons, et de temps en temps il émet une plainte aiguë. Il mord les barreaux, en arrache des éclisses. John Perce lui donne plus de liberté, mais cela ne suffit plus à le calmer. Le rectangle blanc de l’écoutille ouverte l’appelle, il renverse la tête et regarde le ciel d’où descend un souffle chaud. Il court vers les côtés et donne de la tête dans les parois du navire, il cherche à les percer, jusqu’à s’assommer. John essaie de le faire boire, en pressant le chiffon mouillé dans son bec, mais cela ne le calme pas non plus. Le dodo pense peut-être à sa mort, et tout son corps se révolte devant cette fatalité, il court entre les balles de cotonnades avec une rapidité surprenante pour son poids, il bondit entre les obstacles comme sur les roches de son territoire, au creux de sa vallée, mais point de ruisseau aux eaux rafraîchissantes, nul ombrage, nulle clairière où s’ébattent les femelles au plumage blond.

L’attrait du ciel, au-dehors de la cale, est si fort que soudain le dodo tente de monter l’échelle qui conduit à l’air libre, il bat des ailerons et ses ongles s’accrochent aux barreaux, mais en vain, il est trop lourd et maladroit, il retombe sur le sol, ce serait risible si ce n’était pas dramatique. Il se résigne un instant, debout au milieu de la cale suffocante, son bec entrouvert, son œil couvert d’un voile transparent qui lui donne un regard bleu d’aveugle.


C’est le matin. Les hommes sont réunis en cercle sur le gaillard d’avant, assis sur le pont côte à côte, les jeunes et les plus vieux, les matelots, les mousses, et même quelques officiers debout sur la dunette, en bras de chemise et chapeau pour se protéger du soleil qui darde déjà ses rayons. Sir Thomas Herbert a autorisé le spectacle. Sans doute le plaidoyer de John Perce l’a-t-il attendri, et puis, étant donné la marche paresseuse du navire, il pense qu’il peut céder à la curiosité pour prendre quelques notes dans son journal. Ne dit-on pas que le dodo est devenu aussi rare que le phénix ? L’amiral compte bien tirer quelque gloire d’avoir permis le voyage vers l’Angleterre d’un aussi illustre passager.

À dix heures environ, l’acteur fait son apparition. Sa lourde cage est portée sur le pont par deux matelots, la porte s’ouvre, et l’oiseau sort avec prudence. Le soleil l’éblouit, il cligne de l’œil, fait quelques pas et s’ébroue, salué par le rire des spectateurs. À la lumière son plumage gris prend des reflets verts, les plumes noires et blanches de sa croupe ondulent dans le vent. Le cercle des marins s’élargit un peu, l’oiseau marche en rond de sa démarche lente de sénateur. Il se penche vers le sol, cherche quoi picorer. Alors commence la démonstration : John Perce puise dans un sac, jette des graines, des biscuits, des feuilles séchées, il sème ses offrandes en reculant et le dodo marche vers lui, pique, recrache, pique encore. Il regarde le cercle des hommes sans aucune crainte. L’air de la mer l’enveloppe, pénètre ses narines, fait friser les poils de sa barbe, il plisse les yeux de bonheur, il roucoule même son doux bruit de plaisir, son do-do-doo qui lui a donné son nom. « Mange-t-il vraiment le fer ? » crient les marins. John choisit dans son sac des morceaux de métal rouillé, des têtes de clous, des limailles de soudure, et le dodo les avale aussitôt. Les hommes applaudissent, ils rient très fort, l’oiseau s’arrête et se redresse, l’air de dire : « Vous avez vu ? » Un homme jette une balle de mousquet qui roule en vibrant sur le pont, zigzague à cause du roulis. En deux bonds le dodo la rejoint et la gobe en renversant sa tête sur son épaule. « Hourra ! » crient les marins. À l’ombre de la dunette, le grand Thomas Herbert lui-même daigne sourire. Il pense à ce qu’il va écrire. Cela se passe ici, en décembre 1629, sur le pont du Hart, quelque part dans l’océan, sur une mer lourde couleur de vin. C’est le dernier voyage du dodo, et personne ne le sait, sauf lui peut-être, qui regarde la ligne de l’horizon entre les jambes des marins, et comprend qu’il ne reviendra jamais dans sa vallée.


À la lumière du quinquet, dans la salle des cartes, Thomas Herbert écrit ses notes : « Le premier des oiseaux, le dodo que l’on trouve icy, comme aussi dans l’île de Diego Ruys. Les Portugais ont donné ce nom à cet oiseau à cause de sa simplicité, & eussent pu lui donner le nom de Phénix, s’il était en Arabie, tant sa taille & sa figure sont rares. Il a le corps rond & extrêmement gras, en sorte qu’il n’y en a pas qui pèsent moins de cinquante livres. Il contracte cette graisse & cette corpulence par son pas lourd, sa démarche tardive. Il est plus agréable à la veue que bon à l’estomach, quoique peut-être il s’en trouve d’assez chauds pour en digérer la chair, qui est dure & mauvaise. »

Sir Thomas se flatte d’être un chroniqueur de talent, il improvise sur l’oiseau qui voyage dans son navire : « L’on voit dans ses yeux la mélancolie même, causée sans doute de ce que la nature lui a fait le tort de donner de si petites ailes à un si puissant corps, qu’elles sont incapables de soulever de terre, & ne lui servent que pour faire connaître qu’il est oiseau. » Mais il se reprend et revient à la description objective que la Société royale attend d’un observateur compétent : « Sa tête est d’une figure bien extraordinaire, étant d’un côté couverte d’un duvet de plumes noires, & de l’autre elle est toute chauve & blanche comme si cette partie était couverte d’une toile claire & transparente. Il a le cul tout rond, & au-dessus des plumes d’un verd gay, mêlées avec d’autres d’un jaune pâle. Ses yeux sont ronds & petits, brillants comme des diamants mais n’ont rien de vif. Tout son plumage n’est qu’un fin duvet comme celui des oisons, sinon à la queue qui consiste en 3 ou 4 plumes placées comme les poils de la barbe d’un Chinois. Il a les jambes grosses, noires & fortes, & les talons de griffes pointues, & l’estomach si chaud qu’il n’y a point de pierres ni de fer qu’il ne digère ; en quoy, comme aussi en d’autres choses il ressemble à l’autruche. »


Ici, il fait sombre, il fait froid. L’air est immobile. L’air est chargé de vapeur de charbon, les murs sans fenêtres sont couverts de mousse, le sol en dalles est traître, glissant, il faut marcher à petits pas, en boitant, les ongles crissent sur la pierre sans s’enfoncer, il n’y a pas de terre, pas de douceur.

Ici, personne ne vient. Un homme apporte à manger, une fois par jour, le matin, ou bien le soir, il est grand et maigre, son visage est blanc, à la lumière de la porte qui s’ouvre sa moustache brille couleur de feu, mais il ne regarde pas, il ne regarde jamais en face. Il jette des poignées de graines, il passe son balai de racines pour repousser les crottes, il s’en va. La pluie coule de la gouttière par le soupirail, un petit torrent qui s’arrête et reprend. C’est de l’eau douce, mais acide, qu’il faut attraper au vol, happer, laper, sucer sur les pierres. L’homme vient une fois par jour. Il ne dit rien. Il ne parle pas, ni ne chante. Il s’arrête sur le seuil, il barre le passage avec son balai. Il jette des petites pierres qui courent sur le sol et vont se cacher dans les coins, pour rien. Un jour pourtant, la porte s’ouvre, la lumière entre dans la cave, jusqu’au fond des murs, l’oiseau hébété titube vers la lumière, et là il voit des hommes, des femmes, des enfants, ils sont rassemblés, ce n’est pas le pont du bateau, c’est la vilaine cour froide, maculée de neige sale, le ciel est blanc et rose. Cela pourrait être jadis, au temps des pluies dans la vallée, mais il ne pleut pas, le ciel est triste et immobile. Seulement cette odeur de charbon, cette poussière qui entre dans le corps, qui fait tousser. Puis, dans la cour, les pierres tombent, ce sont les hommes et les femmes, et les enfants aussi, ils jettent les pierres, les petits bouts de fer, les clous, les sous de bronze, ça tombe avec un bruit aigu, qui fait peur, ça tombe et ça roule, et ça reste immobile dans la cour, et l’homme pâle crie, il donne des ordres, « mange ! mange ! », et les autres hommes, et les femmes et les enfants crient aussi, ils agitent leurs bras. Mais les pierres sont mortes, elles frappent le sol de la cour et ne bougent plus. Quelqu’un a commencé, par jeu, ou par colère, son bras a jeté la pierre, une pierre méchante qui mord et fait jaillir le sang, une pierre qui veut tuer, comme autrefois, quand les marins chassaient dans la baie et que les oiseaux tombaient sans comprendre. D’autres suivent, ils jettent les cailloux, les morceaux de fer, une pluie meurtrière. Alors naît la peur, mais il n’y a pas d’issue, pas de cachette. Et puis d’un seul coup vient un grand vide, un trou au fond du corps, le cœur ne bat plus, n’a plus la force de faire courir les pattes, de faire sonner les ailes sur les flancs, le bec est lourd, il tombe vers le sol. La langue est sèche et amère, les yeux se ferment. Un instant tout redevient limpide et tranquille, les arbres se penchent, le ruisseau fait sa musique, le soleil est doux, la brise caresse, le chant des oiseaux berce, les bruits très glissants des gorges, coo-coo, le roulement des voix, les tambours des ailes, dodo est revenu dans son île, pour toujours…

Ensuite tout est noir. Le sol de la cave est immense et froid. Les petits insectes courent, et aussi les animaux d’autrefois, ceux qui venaient dans la clairière, il fallait se battre contre eux, pour défendre le nid, pour défendre le petit. Il le fallait. Ici, il n’y a pas de nid, il n’y a pas d’enfant. Ici, la dalle est sans fin, elle ne laisse pas passer la terre, ni les herbes, ni les arbres. L’air n’entre plus, il ne passe plus par la gorge, il ne baigne plus les narines, il ne fait plus bouger les poils follets et les plumes superbes, il n’éclaire plus les yeux. Dodo reste sur place, allongé sur la pierre, il attend ce qui doit arriver.


Dans son journal, Hamon L’Estrange écrit à Londres, en 1638 :

L’oiseau était gardé dans une chambre, & il avait l’aspect d’un gibier un peu plus grand que la plus grosse de nos poules d’Inde, & pareillement pourvu de pattes & de pieds, mais plus fort & plus gras & d’un maintien plus droit, d’une couleur rappelant celle du faisan mâle, mais d’une teinte plus claire sur son dos, & pour l’amusement des visiteurs, on lui donnait à manger des pierres.

Quand Edward Altham, après une absence de deux semaines pour affaires, revient à Londres, il apprend de son valet la triste nouvelle. Dans l’obscurité de la cave, l’oiseau dodo est étendu de tout son long, ses pattes puissantes pliées en arrière, son cou maigre tendu, le large bec entrouvert sur sa langue noire. Son œil est déjà creusé, en partie mangé par les insectes. Les plumes ternes forment une couverture funèbre, le panache triomphal de la queue est souillé par les déjections et la boue du sol. Une mauvaise odeur plane dans la cave, une odeur de mort qui fait reculer Altham.

Malgré la térébenthine et les bains de vinaigre, le taxidermiste n’arrivera pas à restaurer la dépouille dans toute sa gloire. C’est par morceaux qu’elle traverse les siècles, jusqu’à la vitrine de la collection de curiosités de John Tradescant à Lambeth, puis au musée d’Elias Ashmole à Oxford. Mais en dépit de tous les soins, sa décadence se poursuit, et un jour, la direction du musée prend la décision d’incinérer les restes de l’oiseau pour hâter son inexorable destruction.

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