L’Harmonie

Je connaissais la Surcouve. Ma mère m’avait parlé d’elle, la femme la plus excentrique de cette petite communauté de Franco-Mauriciens qui compte un nombre respectable de loufoques et de foucas. Jeanne Tobie, ainsi surnommée parce qu’elle descend, à ce qu’on dit, de Robert Surcouf et qu’elle a la langue bien pendue et n’hésite pas à monter à l’abordage. Je ne cherchais pas spécialement à la rencontrer, mais dans une île, le hasard n’existe pas. J’ai pensé aux derniers débarquements d’esclaves, après 1810, alors que les Anglais ont interdit le commerce des humains, fermant les terribles comptoirs de Kilwa, de Zanzibar, de Foulpointe. Les trafiquants n’avaient pas le choix, ils ont continué leurs livraisons en cachette, dans des lieux déserts, loin des garde-côtes et des forts militaires. Pour cette raison, et aussi pour des intérêts stratégiques, les Anglais ont bâti des tours de garde, connues sous le nom de tours Martello, qu’on trouve un peu partout dans le monde sur les côtes fréquentées par les Britanniques, en Corse, au Québec, en Afrique de l’Ouest ou à Guernesey, et bien sûr à Maurice. À l’entrée de Port-Louis, à La Preneuse, devant la Pointe aux Sables, les tours sont cernées par les habitations. J’ai eu envie de voir la dernière tour Martello encore debout dans sa solitude orgueilleuse, à La Saline, près de la Rivière Noire, la tour de l’Harmonie. Après une demi-heure de marche au soleil, je me suis retrouvé sur la langue de terre qui conduit à la ruine de la tour. J’étais sur la plage de sable vaseux et de coquillages pilés, je regardais la mer. C’était vers la fin de la journée, il y avait quelque chose d’irrémédiablement mélancolique dans cette baie fermée, la mer sombre et le ciel gris traversé par les vols lents des corbijous en route pour leur sommeil. La chaleur humide s’accrochait à la Tourelle de Tamarin, voilait la belle endormie du Rempart. Le long de la plage, aux abords de la tour, les bicoques en bois avaient un air d’abandon. Pas pour longtemps : à l’entrée du chemin de terre, un panneau indiquait que sur cette presqu’île serait bientôt édifié un condominium de grand luxe, avec piscines et port privé, le long de l’embouchure de la Petite Rivière, et vue imprenable sur le Morne Brabant.

J’étais assis dans le sable, j’allais bientôt partir. J’avais vu ce que je voulais voir, le site maudit de la traite, là où les Africains ont été débarqués, mois après mois, année après année, avant d’entamer la marche forcée vers les plantations. Sans doute ici même, sur la plage, à la tombée de la nuit, on attribuait les Noirs à leurs maîtres, eux absents, mais représentés par leurs contremaîtres. L’argent ne circulait pas, tout se faisait dans les corridors des maisons de commerce, à Port-Louis, ou à Mahébourg. Ici, c’était le dernier chapitre du voyage. Toi, à Missié Legout, toi et toi, à Jocet. Toi, à Garnier. Toi, à Dufresne. Toi, à Kergaliou. Les noms retentissaient dans la baie, Leroux, Magon, Gardin, Maureau, Protet, Maupertuis, Quoniam, Malroux, Fabre, Giron, Robinet, Loriol, Épron, Nouvel, Tréhouart, Bourdas, Le Même. Les colonnes partaient, éclairées par des torches, et du haut des montagnes noires les marrons pouvaient les observer, pareilles à des fourmis lumineuses sinuant à travers les broussailles.


Jeanne Tobie est une femme sans âge, petite et sèche, les yeux noirs, les cheveux coupés court d’un gris sale. Sa peau est ridée, tannée, tachée par le soleil. Elle sort me parler directement. Elle se tient debout devant moi, les mains dans les poches de son pantalon trop large pour elle.

« Vous êtes qui ? »

J’hésite à lui répondre, elle redit, avec impatience :

« Qui vous êtes ? Votre nom ? »

Mon prénom ne lui dit rien, je mentionne le nom de ma mère, Alison O’Connor, et celui de mon père, Alexandre Felsen.

« J’ai connu un Felsen autrefois, un fou qui circulait partout vêtu comme un épouvantail. Un perdi bande, comme on dit à Maurice. Et puis il a disparu, on ne sait où. »

Un perdi bande, quelqu’un qui a perdu sa bande, sa famille, sans amis, un clochard.

« Comment il s’appelait ? »

Jeanne hésite un peu.

« Un Felsen, je vous dis, on le connaissait par son petit nom, Dodo. Il avait un surnom aussi, Coup de ros, une roche qu’on jette, je n’ai jamais su pourquoi. »

J’aurais bien voulu en savoir plus, mais elle ne continue pas, et je n’insiste pas. Elle part dans son délire familier, la création du lotissement de luxe à l’Harmonie. Les camions qui circulent sur la route de terre, pour apporter les déblais avec lesquels ils comptent combler le bras de mer au bout de la presqu’île, là où se fera la marina.

« Regarde-moi ça ! » Jeanne Tobie remonte vers la route pour invectiver les camionneurs : « Ils n’ont pas honte ! Ils vont tout détruire, j’enlève tous les soirs des tombereaux de poussière chez moi, mes plantes sont en train de crever ! »

Elle se présente : « Jeanne Tobie, venez, je vais vous montrer. »

Chez elle, c’est petit et sombre, avec une odeur de moisi, à moins que ça ne sente la vieille femme. Pendant qu’elle prépare du thé sur son réchaud, je regarde la pièce. L’unique salle, longue et étroite, est littéralement envahie par les meubles et les bibelots.

« Pourquoi on vous appelle la Surcouve ? »

Jeanne ricane, puis se reprend : « Ah, vous êtes déjà au courant ? Ici, chacun a un surnom. Il paraît que je descends de ce marin, un Breton de Saint-Malo, mais je n’en suis pas plus fière que ça. C’était un bon marin, mais c’était aussi un salaud, il a été un des grands trafiquants d’esclaves, il est mort chez lui dans de beaux draps, dans la belle maison qu’il avait fait construire avec sa fortune, il a une tombe magnifique à Saint-Servan, mais je ne suis jamais allée en France pour la voir. La France c’est un rêve, interdit pour les gens comme moi qui n’ont pas le sou. »

Son thé est amer, malgré le lait condensé avec lequel elle pollue ma tasse.

« Vous vivez seule ici ? »

Jeanne s’affaire à la cuisine, elle revient avec une assiette ébréchée sur laquelle glissent trois napolitains rassis.

« Ah oui, bien sûr, avant mes neveux venaient me voir, ils ont un campement à la pointe pour faire leur planche à voile, mais avec cette saloperie qu’on nous construit ils ne veulent plus, la mer est sale, du ciment partout, tout le monde a foutu le camp, moi aussi je vais fout’ le camp. »

Elle gesticule, fait tomber sa cuillère par terre. Ses jambes sont tressées de varices, elle est pieds nus sur le carrelage, ses ongles de pied sont longs et sales, un peu courbes, des griffes, des pieds de sorcière, diraient les enfants. Elle répète hargneusement : « Fout’ le camp ! »

Un instant j’ai cru qu’elle m’envoyait à la balançoire, mais elle continue :

« Dites-vous que quand j’étais enfant, ici, à l’Harmonie, il n’y avait presque personne. Juste quelques cases de pêcheurs, mon père a fait construire celle-ci pour aller à la pêche dans la baie, pour être loin de sa banque. On n’avait pas l’électricité, ni l’eau courante, rien. On traversait la rivière en se déchaussant pour aller visiter mes tantes, de l’autre côté, le côté des Koenig, des Mahaut, des Saint-Ligier, l’autre rive c’était chic, pas ici, ici c’était la plage noire avec les laffes et les crabes, et les bateaux de pêcheurs. »

Je n’ai pas osé interrompre son verbiage pour lui poser la seule question qui m’importe.

« On se baignait dans la rivière avec mes cousins et mes cousines, pas dans la mer, c’était dangereux, les filles restaient habillées, on entrait dans l’eau jusqu’au cou, on faisait pipi dans la rivière, ça nous chatouillait, ça nous faisait rire à cause des petits poissons qui nous mordaient, mais on n’aurait jamais avoué. »

Jeanne me fait faire le tour de son salon. Sur les étagères, les livres anciens dont la reliure en cuir est verte de moisissure. Dans un vaisselier, les assiettes de la Compagnie ornées de fleurs multicolores, une soupière ébréchée. Jeanne dit qu’elle ne les utilise pas. C’est tout ce qui reste du trésor de guerre du navigateur ? Sur la table, je vois sa vaisselle de tous les jours, des écuelles émaillées, une casserole bleue, des verres à moutarde et une vache à eau en plastique terne. Des fauteuils en bois, style colonial anglais, des vases posés par terre. En équilibre sur le cadre d’un tableau, tellement immobile que j’ai cru d’abord qu’elle était empaillée, une poule Bantam. La maison est porte et fenêtres grandes ouvertes, une vieille chienne blanc sale est couchée sur le seuil. Elle ne bouge pas quand je m’approche, mais ses oreilles sont dressées pour écouter le bruit des camions qui dévalent le chemin.

« Elle s’appelle Zilie, et la poule s’appelle Zistine », dit Jeanne. A-t-elle choisi ces noms par hasard ?

Alors que je finis de boire mon thé, deux garçons viennent aux nouvelles. J’entends Jeanne qui leur parle en créole, je comprends qu’elle les rassure sur ma présence, je ne suis pas envoyé par les promoteurs de l’Harmonie pour lui faire vendre sa maison.

« Ce sont de braves petits gars, commente Jeanne Tobie. Ils habitent un peu plus loin, à côté de la Tour, ils seront aux premières loges quand les travaux vont commencer. »

Je ne pose pas de questions.

« C’est Maingam pour le plus jeune, et son copain Pierre. Ils se sont installés ici pour faire du surf, pour pêcher, ce sont les nouveaux Robinson, mais c’est fini pour eux, ils n’ont pas encore compris, ils vont devoir partir ailleurs, c’est pareil pour tout le monde, quand on n’a pas le sou ! »

Je reste encore un peu assis sur le bord de la chaise, je ne sais pas comment m’en aller. Je n’ai pas eu le courage de lui poser les questions pour lesquelles je suis venu la voir, cette plage noire où il y a deux cents ans son ancêtre, le valeureux corsaire, débarquait de son navire l’Africain sa cargaison humaine pour les planteurs de Pailles, de Beau Bassin, de Plaines Wilhems. Sans doute n’était-il même pas à bord. Dans ses bureaux de Rempart Street, ou bien même déjà retourné à Saint-Malo, pour finir ses jours dans sa ferme de Saint-Servan, sans pensée pour ce coin du monde où les hommes, les femmes, les jeunes garçons étaient jetés, titubant dans le sable, le corps couvert de plaies, les gencives mangées par le scorbut, tremblant de fièvre et de peur, roulant leurs yeux effarés devant le plus beau paysage du monde qui serait bientôt leur tombeau.

Je suis sorti de chez Jeanne Tobie. En vain j’ai essayé d’apercevoir les fantômes, âmes errantes entre la mer et les roches noires des montagnes. Après une ondée sur les hauts, le ciel s’est déchiré sur un arc déployé d’un bout à l’autre de l’horizon, et le soleil a éclairé les champs de cannes, les arbres de la forêt, comme s’il n’y avait pas d’humains sur cette île. C’était l’heure où les canots débarquaient les captifs. Dans le silence du crépuscule, avec les mêmes cris rauques des corbijous, le raclement des vagues sur le sable. Mais maintenant il n’y a que les silhouettes des garçons et des filles revenant de la glisse, vêtus de leurs combinaisons noires, un instant confondus avec les corps luisants des Africains et des Malgaches livrés par les bateaux, enchaînés deux par deux.

Jeanne Tobie m’a rejoint sur la plage. Elle aussi regarde la baie où la nuit s’installe. J’allais lui dire une banalité, juste quelques mots de consolation pour qu’elle oublie son obsession — après tout elle sera peut-être morte avant que le chantier soit fini —, mais c’est elle qui parle des fantômes.

« Vous voyez ce beau pays, ce coin de paradis, c’est ce qu’ils disent sur les dépliants, ceux qui arrivaient par la mer voyaient tout ceci en premier, la ligne des montagnes dessinées par les fées, ou par les démons ? »

Sa voix est assourdie, j’y perçois une note d’angoisse.

« Pas un jour sans que j’y pense. Sur cette plage, tous ces corps rejetés par les vagues. Sur eux on jetait de la poix, pour les brûler, pas par religion, pour éviter la contagion, ou pour ne pas laisser de traces. L’horreur, monsieur O’Connor », elle oublie déjà mon nom, « l’horreur quoi qu’on raconte. Les gens viennent de partout, ils vont passer leurs vacances dans les palais au bord de l’eau, ils diront : “Ah, l’Harmonie ! Quel joli nom, n’est-ce pas ? On est bien, au calme, la mer pour horizon, loin du peuple mauricien. On est entre nous.” Mais chaque soir, s’ils viennent de ce côté, ils vont comme moi entendre les morts, les pleurs des enfants, les coups de fouet, les injures des gardiens, les aboiements des chiens ! »

Allons, on ne m’a pas menti. La Surcouve est bien la descendante du corsaire, prête à sabrer tout ce qui lui déplaît, y compris l’héritage de son ancêtre. Elle ne s’est pas endormie sur son or, elle n’a pas engraissé dans des habits de cérémonie, entourée de flagorneurs et d’honneurs. Elle est debout toute seule sur sa plage noire, face aux fantômes.

« Vous reviendrez me voir, n’est-ce pas ? »

Je n’ai rien promis. La vie est courte et cette île est infinie.

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