Un mariage

La ramée est vaste comme un toit d’église. La tribu Ducasse est au grand complet, dans le jardin. La maison est trop petite, trop minable peut-être. La rumeur court que les Ducasse, dont le nom a régné autrefois sur l’immensité des cannes dans le sud de l’île, à Baie du Cap, à Souillac, à Union Vale, sont aujourd’hui à bout de souffle. La crise du sucre de 1974 les a chassés au loin. Ils ont tenté fortune un peu partout, en Afrique du Sud, en Australie, et puis ils sont revenus. À grand-peine Antoine Ducasse a trouvé un emploi de bureau à la Lonrho, sa femme Adèle s’est lancée dans la pâtisserie à domicile. Ses gâteaux la boue sont connus de toute la communauté. Les enfants n’ont pas beaucoup de perspectives d’avenir, les études à l’étranger sont trop chères, il n’y a pas de place pour eux dans la bonne société de l’île, ils sont partis trop longtemps, on les a oubliés. Le mariage de Mathilde, l’aînée, avec un riche homme d’affaires américain nommé Rob Rosko — même s’il est juif ukrainien par ses parents, mais Dieu merci ça ne se voit pas trop, il est blond avec des yeux verts, pas du tout « marqué » — arrive au bon moment pour toute la famille. Rob a rencontré Mathilde au club nautique, où il était venu à l’occasion d’un chantier de construction, un super hôtel-spa-golf à Macondé, dans le sud de l’île, face à la mer polaire, pour le réaliser il faudra détourner une route et expulser un village de pêcheurs créoles — Rob est américain, donc humain, il a posé en condition préalable que chaque habitant serait relogé aux frais du consortium, même si ça doit coûter des millions.

C’est Antoine Ducasse, dit Tonio, qui m’accueille. Tonio est un vrai géant, il domine la foule de deux têtes, ses mains sont pareilles à des battoirs et ses pieds chaussent du 48. Il bedonne un peu, mais il dégage une impression de puissance et de bonté, sa face large, tannée par le soleil des plantations, s’illumine d’un sourire débonnaire. Il me prend par la main, comme si j’étais de sa famille, il me conduit aux nouveaux mariés pour la photo. Tonio est aussi grand et fort que son gendre est frêle et petit, pour la pose Rob choisit de se pelotonner sous l’aile de son beau-père. De l’autre côté, Mathilde est une grande belle fille blonde, sportive, elle rit volontiers, je suis près d’elle le temps de la photo. Puis Tonio me reprend par la main et me fait faire le tour du jardin. Devant chacun, il me présente, dit les noms, serre les mains et passe au suivant.

« Jackie Sémard, Henri, Louis Le Meur, Adélaïde, Ninon, tiens, je te présente Sean O’Connor, il est apparenté à ta maman ? Voici Céline Gouraud, les Gouraud sont de Souillac, non, à côté, Riambel. Pierre Vincent, de la Lonrho, et cette jolie fille, là-bas, viens je te présente, Paule Grenier, elle est artiste peintre, elle a vécu en Australie, et là, encore une artiste, elle chante à la chorale de La Valette, elle est soprano, Hélène La Barre. Viens par ici, elle, c’est notre monument historique, Odile de Kervel, elle a écrit des pièces de théâtre, on les a jouées au grand théâtre de Beau Bassin quand il était encore dans sa gloire, viens, je vais te présenter à toute la famille, ils n’ont jamais vu de Felsen, tu es l’oiseau rare, il faut t’y habituer, si tu voulais faire le tour de l’île il te faudrait des mois ou des années. »

Pour le déjeuner de gala on est debout, une assiette de carton à la main, on sert des sandwiches de marlin, des achards, les inévitables gâteaux piment, champagne, à deux heures de l’après-midi mal de crâne garanti. Puis des vins australiens un peu cheap dont je ne connaissais pas les noms, Red Truck, Botany Bay, Ayers Rock. Mathilde, bonne sportive, ne boit que des jus, mais son mari picole et perd un peu la tête, il lance des blagues en américain que tout le monde feint de comprendre. La musique égrène ses notes dans le haut-parleur, heureusement on n’a pas invité la chorale de La Valette, ce sont des professionnels créoles, il paraît qu’ils sont en contrat avec un hôtel de Grand Baie, ils espèrent peut-être figurer au programme du futur Macondé resort, ils s’appellent The Brass, ou Cent Brasses, je ne sais plus, ils moulinent un séga-hôtel un peu tiède, Robbie leur fait servir du punch pour les raviver.

J’écoute le brouhaha des voix, à l’écart, à l’ombre de la ramée. Plus loin, le géant Tonio s’est retiré. Debout sur le terre-plein, au bord du champ de cannes, il tient sa main ouverte, il semble en incantation. Et soudain surgit des fourrés un petit oiseau carmin, un cardinal, qui se pose sur la large main et picore les graines de calebasse que Tonio lui a préparées. Il y a quelque chose de troublant, d’inattendu dans cette scène, avec en arrière-plan la noce en train de danser lourdement, la musique qui martèle dans le haut-parleur, et ce bon géant debout en train de donner à manger à ce petit oiseau. Je me souviens tout d’un coup de tout ce qu’on dit, à propos de ces gens, les planteurs, leurs descendants, ces gens cruels et vaniteux qui ont exercé leur pouvoir sur cette île pendant des générations, et que le reste du peuple regarde comme des revenants, des monstres, ou bien moque leurs travers et les condamne à la relégation. Comment puis-je me sentir étranger, moi qui appartiens à cette famille, à cet héritage, à cette histoire ? Simplement parce que mon père a décidé un jour de tout quitter, est-ce que cela fait de moi un innocent ? Je me souviens à cet instant de la réflexion d’un camarade de faculté, communiste militant, à qui j’avais confié, dans un moment de naïveté, mon appartenance ethnique, et qui m’avait balayé d’un geste : Vous, les esclavagistes ! Comme si nous n’existions pas, comme si nous n’avions pas droit aux sentiments, aux souvenirs, comme si nous ne pouvions pas rire de nous-mêmes !


Je suis toujours à l’écart de la fête, on vient me voir. J’ai mon verre de jus de goyave à la main, j’ai posé l’assiette en carton sur une chaise, je dois avoir l’air du mauvais sujet, du proscrit. Les jeunes filles laissent leurs cavaliers pour me parler. « Venez danser, vous n’aimez pas la musique ? » J’ai envie de leur répondre la phrase laconique de Joseph Conrad à la grand-mère d’Emmeline : « Don’t dance. » Je prétexte plutôt un mal de tête réel. Est-ce que je les intéresse vraiment, ou viennent-elles voir celui dont le nom circule dans les maisons, à Curepipe, à Floréal, ou bien dans les campements du bord de mer, le dernier de ce nom, un peu scandaleux, un peu ridicule, périmé et maladroit comme le dernier oiseau dodo ? Est-ce que j’ai quelque chose en commun avec celui qui a disparu, le clochard magnifique dont je retrouve les traces, qui a fait son voyage de retour en France et n’est jamais revenu ? Non loin de la maison, au milieu des cannes, j’aperçois les visages sombres des enfants des environs, attirés par le rythme du séga des Cent Brasses, ils sont au spectacle, ils se tortillent et se déhanchent, ils éclatent de rire et frappent dans leurs mains. Qu’ils se joignent à la fête ! Qu’ils viennent aussi, pour montrer que les barrières n’existent pas, qu’ils sont les enfants de ceux qui ont inventé la musique et le langage ! Mais un geste d’un homme, un employé de la sucrerie peut-être, ou un de ceux qui font la livraison des sandwiches et des boissons, et toute la bande de gosses s’enfuit à travers la brousse. L’interculturel, une fois encore, n’aura pas lieu.


Tonio s’ennuie. Lui aussi se tient à l’écart, trop grand, trop fort pour faire semblant de danser. Il aurait l’air d’un ours ! Il m’entraîne au loin. « Si nous allions faire un tour en pirogue ? » L’après-midi sera long, le ciel est d’un bleu imperturbable. Après dix minutes de voiture, nous arrivons au môle. La pirogue de Tonio est une vraie pirogue de pêcheur, avec mât et vergue, peinte en blanc approximatif. Tonio démarre le moteur hors-bord, un gros quarante chevaux Yamaha, et la pirogue file vers le lagon, dans l’immense baie de Mahébourg. Je suis debout à l’avant, pour mieux sentir l’air froid de la mer, la vibration des vagues courtes sur lesquelles le bateau rebondit, j’ai l’impression de courir sur le miroir de l’eau. Le paysage de la rade est d’une beauté de carte postale, mais j’aime ça ! Les silhouettes des montagnes, le Lion, la Souris, et la pente verte qui monte vers le ciel, où s’accrochent les panaches gris des nuages qui font pleuvoir sur les hauts. L’eau du lagon est verte, la haute mer d’un bleu sombre, entre les deux la ligne des brisants, et les îlots qui ont servi de prison jadis, la ligne noire où s’est déroulé en 1810 le combat héroïque du Grand Port, la dernière victoire de la flotte française avant la prise de l’île par les Anglais. Tonio arrête un instant le moteur. Il est debout à l’arrière de la pirogue qui s’enfonce un peu sous son poids, et nous dérivons en silence sur notre erre. Il dit : « Hein ? Hein ? » Et ça veut dire : Est-ce qu’on peut vivre ailleurs qu’ici, est-ce qu’on peut échanger cette beauté contre quoi que ce soit au monde ? Tonio ne sait pas faire de phrases. Il a vécu un peu partout, en Australie, au Sud-Afrique, à Kinshasa. Il a voyagé une fois en France, pour voir le pays de ses ancêtres, la région de l’Ariège où un village porte son nom. Il est revenu pour ça, pour ce plan d’eau infini et ces montagnes tragiques, pour ce ciel et ce bleu du lagon. La pirogue redémarre doucement, nous flottons au-dessus d’une tache sombre, très ronde, c’est le fameux blue hole dont personne ne connaît l’origine ni la profondeur, Tonio parle d’un homme, un Anglais un peu fou qui a plongé en apnée et n’est jamais remonté. Je n’ai pas de mal à imaginer qu’on puisse se perdre dans tout ce bleu, descendre les yeux ouverts et mourir doucement de l’autre côté du réel, en oubliant de respirer.


Maintenant Tonio dirige la pirogue vers la côte, vers l’embouchure de la rivière La Chaux. « Je vais te montrer mon coin de paradis perdu », dit-il. C’est pour cela qu’il m’a fait venir, parce que je ne suis pas d’ici, je ne connais que ce que voient habituellement les touristes, les beaux panoramas, les sites pittoresques, les couchers de soleil chromo. Il est content de partager son secret avec un néophyte. La bourgade de Mahébourg disparaît dans les arbres, l’entrée de la rivière est sombre, cachée par la végétation, à l’ombre du pont qui relie le village à Ville Noire. Debout à la poupe, Tonio manœuvre la pirogue avec habileté, entre les branches qui obstruent le cours d’eau et les écueils. La pirogue remonte lentement la rivière, et bientôt nous sommes dans une nature sauvage, au fond d’une gorge bordée par des falaises. C’est ici que Tonio atterrit, parce que le niveau est bas, l’eau cascade entre des rochers et nous risquons de casser l’épingle de l’hélice. Il amarre la pirogue à un arbre et nous escaladons la falaise par un raidillon. Il fait très chaud, la sueur coule sur mon visage et sur mon dos. En haut de la falaise, nous arrivons à un cimetière, juste des pierres de lave équarries, écroulées dans la terre rouge. Sur certaines dalles, je peux lire des bribes de noms, des dates. « Ce sont les premiers habitants, au temps de Dupleix, de La Bourdonnais, des pionniers », dit Tonio. Il s’attarde un peu devant une tombe en meilleur état, où je peux lire le nom de Morice, l’un des premiers colons de l’île à avoir bénéficié de la traite des esclaves avec le sultan de Kilwa. Tonio l’ignore, et je n’ai pas envie de parler de cela à cet instant. Peut-être que l’abandon du cimetière, le chaos dans lequel sont tombées ces pierres est un châtiment suffisant pour ceux qui ont jadis commis ces crimes, et dont personne ne se souvient. Ils ont en quelque sorte rejoint leurs victimes dans l’enfouissement et l’envahissement par les broussailles et les herbes.

Mais ce n’est pas pour cela que Tonio m’a invité. Il me prend par la main, il me guide vers le bord de la falaise. Il a un petit sourire, son visage s’illumine d’une joie juvénile. « Guette là ! » Il a même oublié que je ne parle pas créole.

Il s’accroupit, et je vois par-dessus son épaule ce qu’il regarde : au fond de la gorge, dans la rivière, à cet endroit éclairé par une trouée dans la verdure, quelques femmes sont dans l’eau jusqu’à la taille, elles lavent le linge sur une large dalle qui émerge, elles le fouettent et le tordent et le trempent à nouveau, j’entends leurs voix claires, leurs rires, la peau de leur dos noir brille de gouttes, leurs seins nus bougent au rythme des coups du linge sur la pierre. C’est une scène extraordinaire, ici, dans la touffeur de la forêt, il me semble que nous sommes revenus trois cents ans en arrière, deux colons blancs en train d’épier des femmes noires, pour voler à nouveau leurs corps, pour jouir d’une vie sauvage qui n’existe plus. Je me lève, je recule de quelques pas. Tonio me regarde, il ne dit pas « Hein ? » comme tout à l’heure, toute cette beauté, il doit lire sur mon visage une gêne qu’il ne comprend pas. Il recule à son tour, il titube un peu sur le chemin du retour, entre les tombes écroulées. Au moment où la pirogue émerge de l’embouchure, je sens le vent de la mer, j’ouvre les yeux sur le ciel du crépuscule, sur le lagon rose et vert, j’écoute le bruit rauque du moteur qui remonte le jusant. Nous arrivons au môle, nous nous séparons, presque sans dire un mot. Je marche le long de la mer vers la place du marché, pour prendre mon bus. Je ne crois pas avoir manqué à la noce.

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