Paris

Si vous voulez savoir, mon voyage c’est comme ça : l’avion décolle le soir, sous la pluie, il vole toute la nuit, et le matin il se pose en Afrique, puis il repart jusqu’à Paris sous la pluie toujours. Mais pendant le voyage il ne pleut pas, je le sais parce qu’à un moment mon voisin de droite va pisser aux WC, et je regarde par la fenêtre et je vois beaucoup d’étoiles, beaucoup, beaucoup. Et c’est la seule chose que j’aime de ce voyage, les étoiles sur le côté, parce que l’avion vole si haut que les étoiles ne sont plus au-dessus, mais en bas, près de la terre, mais ça ne me fait pas peur. Les gens dans l’avion ne s’occupent pas des étoiles, ils dorment assis, la tête de travers, ils ronflent. Mais moi, je ne dors pas, je réfléchis, ou bien je chante au piano dans ma tête, surtout Schubert, l’allegro et l’adagio, et je termine par le vieux Auld Lang Syne puisque c’est le seul morceau que je peux jouer avec mes doigts tordus. À l’arrivée à Paris, il fait froid, beaucoup de monde m’attend, mais pas Vicky, puisqu’elle m’a dit au revoir à Marie Reine de la Paix, et qu’elle m’embrasse pour la première fois, je sens l’odeur de violette dans son cou, dans ses cheveux, et elle dit : « Tu m’écris de France, n’oublie pas. » Je lui dis : « Vous en faites pas, madame Vicky, je ne vous oublie jamais. » Elle rit un peu, elle croit c’est une blague, je pars pour quelques jours et ensuite je reviens à Maurice. Je ne le lui dis pas, mais je pars pour toujours, pour ne jamais revenir. Je quitte ce pays où personne ne me connaît, puisque Yaya et Artémisia sont sous la terre, personne d’autre que moi ne connaît la tombe de Yaya sous le manguier, à Crève-Cœur. Et les pauvres vieux dans le cimetière Saint-Jean, Papa et Maman Laros, je ne peux plus écrire leurs noms à la craie, avec la pluie qui efface tout. Alors je serre Vicky, pour sentir son corps jeune, comme une tourterelle des champs de cannes, sentir son odeur de fruit, je prends les cadeaux qu’elle me donne pour mon voyage, le gâteau mayi, les gâteaux piment, la pâte tamarin et les papayes tapées. Tout ça dans une tente en vacoa, je ne la quitte pas, elle reste à mes pieds dans l’avion, avec le sac Kestrel. Je ne parle à personne, ni à Père Chausson, ni à Monique, même s’ils me disent au revoir et prennent leurs photos devant la porte. Je ne souris pas, je fais juste un geste de la main et je pars sans me retourner. Dans l’avion c’est la nuit, personne ne me voit. Je regarde le dossier du siège devant moi, les lumières bleues dans l’allée, les gens assis, les familles, les enfants. Mais je ne regarde pas le cinéma, la maladie me montre les démons derrière l’écran, et je veux me cacher sous ma veste, mais je préfère baisser la tête et regarder le siège. Puis l’écran clignote et s’éteint et tout le monde dort.


Voyager, c’est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. Je connais bien, c’est ça ma vie. Le soir, la nuit, encore le matin, ne pas bouger, sauf aller aux toilettes, ne pas regarder le miroir, rester à imaginer, les yeux fixés par terre, imaginer tout ce qui arrive sans arrêt, sans sommeil, sans oubli. Ne pas rêver, à quoi ça sert ? Les autres, ils parlent de leurs rêves. Ils disent : C’est merveilleux, dans mon rêve je vole, je nage avec les poissons, j’embrasse une femme. Je les écoute, qu’est-ce que ça me fait ? Moi, je vois toutes les couleurs, je sens tous les frissons, les caresses, le bruit de l’eau, le bruit du vent. Mais jamais dans les rêves. La maladie m’ouvre les yeux pour toujours. Quand je pars, Vicky est avec les autres, à la porte de l’aéroport. Tous ces gens viennent pour voir Dodo le héros. Je veux les écarter pour passer, ils s’accrochent à mon bras, ils veulent prendre une photo avec moi. Vicky, elle reste derrière, elle est pâle, elle a un bonnet sur ses cheveux à cause de la pluie, elle ne sourit pas, elle ne bouge pas sa main. Je la regarde, je tourne la tête, je guette encore et elle n’est plus là. Je ne le dis à personne, personne ne me le demande, je sais que c’est pour toujours. C’est comme la musique, le vieux Auld Lang Syne, quand tu le chantes c’est qu’il n’y a pas d’au revoir.


À Paris, les rues sont froides et il pleut, mais ce ne sont pas les mêmes rues ni la même pluie. Je marche dans la nuit, mais ce n’est pas la même nuit. Ce n’est pas une nuit de marée noire avec le vent chaud et les papillons fous. C’est une nuit rose, les lampes font des cercles qui nagent, les places luisent à la lumière jaune et il n’y a pas d’insectes. Les autos glissent autour de la ville avec un bruit mouillé, elles ne vont nulle part, parce qu’il n’y a rien qui les arrête, dans l’île elles traversent la Louise pour aller à la mer, ou la route Royale devant l’église. Ici c’est différent, elles n’attendent pas, elles n’arrivent pas, personne ne les conduit. Je marche, je frissonne dans la nuit, malgré le pull violet que m’a donné Vicky, malgré l’imperméable que m’a donné Père Chausson. La pluie coule sur mon visage, entre dans ma bouche, je la goûte avec ma langue, c’est une eau pure et froide, une eau sans odeur. Je sais que je voyage très loin, parce que je n’ai pas le goût de l’eau, je ne sens pas l’odeur de l’eau, et ça me fait un pincement au côté parce que j’imagine l’odeur de l’eau dans l’île. Alors je marche dans toutes ces rues, de plus en plus loin, jusqu’à ce que j’arrive à la rivière. Et cette rivière, c’est la première fois que je la vois, ce n’est pas l’eau calme du Caudan, ni la mer avec ses vagues, c’est une eau qui bouge tout le temps, qui glisse, qui descend, personne ne sait où elle va. Je prends l’escalier en pierre qui va à la rivière, le vent froid met des larmes dans mes yeux, les larmes coulent sur mes joues, sur le bout de ma langue. Mes mains sont froides aussi, je les mets dans les poches de l’imperméable. Le quai est une longue route de pierre, sous un mur de pierre noire malgré la lumière des réverbères. Le fleuve fait un bruit que je ne connais pas, un bruit léger, je vois les tourbillons qui entraînent les feuilles mortes, les branches cassées, et aussi des détritus jaunes, je vois même un animal mort, un chien noyé, son ventre gonflé, ses pattes raidies, il s’en va en roulant, il disparaît. C’est la première fois que je vois ce fleuve, pourtant il me semble que je le connais déjà. C’est la même eau qui coule le long des rivages de mon île. Je me mets à genoux sur les marches, au bord du quai, je prends l’eau dans mes mains, je sens son odeur, mais ici ce n’est pas la même odeur, c’est une odeur de cendre, une odeur de pisse, une odeur de mort, mais ce n’est pas l’odeur du cimetière Saint-Jean, peut-être l’odeur du cimetière de l’Ouest, une odeur lourde, la pisse du monde, d’une ville, d’un pays, j’approche mes mains de mon visage, j’imagine les Fe’sen d’ici, avant Papa, avant Axel, avant tous les voyages. Je peux les rencontrer dans l’eau de ce fleuve, je peux sentir leur odeur. Il y a beaucoup de cimetières dans le monde, je sais que je ne peux pas trouver leur maison, que je ne peux pas lire leurs noms. Mais le fleuve prend un peu de chacun d’eux, l’eau de la pluie coule sur leurs tombes et elle trouve ce grand fleuve qui descend en faisant des tourbillons. Je peux prendre dans mes mains quelques gouttes d’eux, ici, sur le quai. Un peu plus loin, les clochards sont endormis dans des sacs de plastique noir. À côté, un chien méchant aboie, un clochard se lève et il crie : « Fous le camp ou je t’envoie le chien ! » Je veux dire : « Moi aussi je suis du bout du monde, je suis un ambassadeur ! » Mais à quoi ça sert ? Alors je vire et je file, je remonte jusqu’au petit jardin devant l’église. La nuit à Paris est attachée au jour à Port-Louis, l’église à l’église, les rues aux rues, et le fleuve d’ici ressort là-bas, sur les rivages, c’est la même eau, le même air, la même terre.


Je cherche l’odeur de cette ville, je veux la connaître, miette par miette. C’est pour ça que je sors de l’appartement, le veilleur me regarde passer sans rien dire. Père Antoine qui s’occupe de moi m’interdit de sortir la nuit, il dit que je peux me perdre dans les rues, que je vais faire des mauvaises rencontres. Mais je ne suis pas son enfant, je suis grand, j’ai de la force dans mes bras, je n’ai peur de personne. Sauf de ceux qui se cachent dans le miroir de la chambre, j’accroche mon imperméable à l’armoire, mais l’imper se met à bouger quand je suis allongé dans mon lit, alors je sors et je marche. J’aime bien cette ville dans la nuit, les rues sont vides, les lampes brillent en haut des maisons. J’attends que la ville se réveille, je guette son bruit. Père Antoine dit que je peux rencontrer mes nouveaux amis les clochards de Paris, je peux leur parler, et ils vont me parler et ils vont me serrer dans leurs bras car nous sommes tous fils de Dieu. Père Antoine dit que nous sommes enn sel pep’, les hommes et les femmes de bonne volonté. Les mêmes hommes et les mêmes femmes, ici, et là-bas. Que nous allons faire la paix. Quand il parle, Père Antoine a la voix qui tremble, il a des larmes dans les yeux, parce qu’il est vieux et il porte des lunettes épaisses qui agrandissent ses yeux. Mais ici ce n’est pas Marie Reine de la Paix, il n’y a pas le ciel bleu et les arbres des intendances, il n’y a pas Vicky, ni les femmes brunes aux dents blanches qui rient tout le temps, ni l’odeur des fruits, les papayes, les bananes zenzi, les goyaves, les litchis, mais il y a l’odeur du grand fleuve jaune, l’odeur des voitures, pas l’odeur sucrée du jezel, mais une odeur acide qui fait tousser. Et je sens maintenant l’odeur du pain chaud et du beurre, elle sort des soupiraux, elle avance dans les rues, elle recouvre tout. Alors je sais que c’est ça, l’odeur de Paris.


Ici, ce n’est pas la Louise, mais je vais rôder pour trouver ma place. Rien de spécial ici, juste une station de métro, les voitures, les gens qui vont et viennent. Quand il parle de ces endroits, Papa dit toujours : « Ça va, ça vient, c’est l’Afrique. » Je ne sais pas comment c’est l’Afrique, c’est peut-être comme Paris. Le soleil n’a pas d’endroit pour lui, il est un cachet d’aspirine. C’est ce que dit Papa chaque fois qu’il parle de Paris, il dit : « Là-bas, à Paris, le soleil ce n’est pas le soleil, c’est un cachet d’aspirine pour guérir les gens de leur mal de tête. » Le soleil se reflète sur les vitres de l’immeuble en face, il fait une tache tiède sur le trottoir, et c’est là que je m’assieds, le dos contre un mur de pierre qui entoure le jardin public. Je ferme l’imperméable, je replie mes jambes, et je mets mes mains dans mes poches, et personne ne me voit. Paris, c’est plein d’endroits, mais tu ne dois pas aller là où c’est joli, devant une boulangerie, un café, un cinéma, parce que ce sont des endroits pour les clochards d’ici, et ils viennent te menacer, te battre parce qu’ils croient que ces endroits sont à eux. Mais ici, j’ai trouvé ce coin, il n’est à personne. Il y a seulement les gens qui vont et qui viennent, les autos qui roulent. Je penche un peu la tête vers le sol, pour qu’on ne voie pas mon nez mangé et mes yeux sans paupières, et ma bouche sans lèvres. Mon visage est une tache sombre. Mes mains tordues sont cachées au fond de mes poches. Alors je guette tout ce qui passe, les femmes pressées dans leurs jupes tendues, avec leurs souliers à talons hauts qui claquent, les hommes avec leurs imperméables et leurs bonnets, les vieux qui titubent, les filles qui avancent enlacées, quelquefois un chien noir qui tire quelqu’un au bout d’une corde. C’est ma Louise, ici, personne ne me connaît, je suis sans histoire.

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