… Dodo…

Au bout de la route, tout à fait en bas, au grand cimetière de l’Ouest, je peux m’arrêter. Pas au bazar, parce que c’est toujours plein de monde au bazar, les gens vous bousculent, vous ne savez pas où aller, même les autos et les autobus veulent vous cogner. Non, je vais vers le cimetière, c’est là que je me sens bien, je suis dans ma maison. To la case ? On me connaît, au cimetière, je peux vivre là. Pas la vie de Missié Zan, qui s’embusque derrière les tombeaux, pour foncer sur les gens dès qu’il sent qu’il peut faire du casse. Non, vraiment chez moi, à l’abri, loin des vivants. Bien sûr c’est dangereux. La nuit, les voyous viennent fumer leur gandja sur les tombes. Je traverse le jardin sous les arbres, je longe le mur de pierre, par endroits il a été défoncé, les herbes et les arbustes ont poussé au milieu des pierres. C’est toujours plein de corbeaux, de martins. Je cherche un coin tranquille. À l’ombre d’un grand tamarin, c’est là que je préfère m’allonger. Mais il faut faire attention. Les voyous rôdent, ils savent que je n’ai pas une roupie, mais ils veulent me voler mes habits, ou bien me battre, pour se venger, pour s’amuser. Honorine me dit toujours de ne pas venir ici, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de venir au cimetière de l’Ouest. Ça n’est pas Saint-Jean. À Saint-Jean, là où sont enterrés les vieux, tout est propre et bien ratissé, avec des pots de fleurs sur les tombes, même des décorations en porcelaine, des bouquets de roses avec des angelots, des inscriptions. Au cimetière de l’Ouest, près de la mer, c’est vide et sale. Il y a des tas d’ordures près du mur, les allées sont prises par les herbes et par les racines des arbres. À certains endroits les tombes ont été éventrées, peut-être que les voyous sont à la recherche des bijoux, ou des pièces d’or. Mais ils n’en trouvent pas, qui a envie d’enterrer quelqu’un avec des bijoux ou de l’or ? Tout ce qu’ils trouvent, c’est des chats qui errent entre les tombes, et des rats aussi gros que les chats. Ils n’ont pas peur, je m’approche des rats, ils se retournent et me regardent, ensuite ils filent dans leur trou sous la pierre tombale. Honorine dit qu’ils mangent les morts. Mais je crois que ça fait longtemps qu’on n’a pas mis des morts dans ce cimetière, c’est seulement des os et des cheveux qu’ils mangent sous les tombes. Plus loin, je trouve la tombe que je cherche, je m’allonge sur la pierre, près du mur, à l’ombre du tamarin, et je regarde le ciel avec les nuages. Les nuages, ils courent dans le vent, ils vont vers la mer. J’écoute le bruit de l’autoroute, de l’autre côté du mur. C’est un bruit continu, très doux, ça m’emporte très loin. Je ne dors pas. Je ne dors jamais dans le cimetière, je ne peux pas dormir, parce que mes paupières ont été mangées par la maladie. C’est pour ça que je suis toujours dans la même journée, du matin au soir et du soir au matin. Je glisse avec les nuages, dans le ciel ils ne dorment jamais, eux non plus, ils avancent en plein ciel, et moi j’avance avec eux, je vais de l’autre côté de la mer. Je viens sur cette tombe parce que Papa en parle, la tombe du premier Fe’sen qui est venu ici, de très loin, du bout de la mer, là où les bateaux ne vont pas plus loin, tout à fait le bout du monde. Ici, au cimetière de l’Ouest, on est au bout de l’île, à la fin de toutes les routes. Un jour si je suis capable, je voyage là-bas, au pays des Fe’sen. C’est un pays dans les nuages, un peu comme ici, au cimetière de l’Ouest, avec un grand mur de pierre, et au centre il y a la pierre des Fe’sen et sur cette pierre le nom est gravé, Axel, et sa femme Alma, Papa en parle quelquefois, il dit que là-bas Fe’sen est pareil à un roi, pas un grand dimoune, les gens ici font semblant, ils ne sont rien que des faire blancs c’est ça qu’on dit. Moi je suis un clochard, c’est ce qu’ils racontent, parce que je mange ce qu’on me donne dans la rue, mes habits sont les habits des autres, ils me donnent un pantalon troué, un veston fatigué et mes souliers sont trop grands, je les attache aux chevilles avec des ficelles et ça fait rire les filles dans la rue. Ici, au cimetière de l’Ouest, il n’y a pas de grands dimounes, leurs noms sont effacés, leurs pierres sont cassées par les cyclones, ou par les voyous qui rôdent pour je ne sais pas quoi, ici les tombes sont abandonnées, plus personne ne vient déposer des fleurs ou des guirlandes de roses en porcelaine. Les voleurs cassent les tombes, ils creusent la terre, pour voler les bijoux et les dents en or, moi je passe devant ces trous et je ne regarde pas, ça porte malheur, je saute par-dessus les tombes vides, les cochons marron et les corbeaux fouillent la terre pour avoir à manger. Des fois je regarde en passant, juste un coup d’œil, je guette le trou noir dans la terre, je vois les bouts d’os, les morceaux de planches des cercueils, je vois un crâne, une boule grise qui sort entre les roches. Alors je reste assis sur la tombe, c’est ici que dort Axel, j’imagine mais je n’en sais rien, je passe mon doigt sur les lettres effacées, je lis un bout de nom, rien d’autre qu’un bout de nom


…CHAR…


c’est un autre nom, pas Axel, pas Alma, un nom qui dit ACHAR, ou GUICHAR, ou RICHAR, je dis tous ces noms, mais aucun ne me plaît, et puis je trouve Araceli, ça veut dire la musique du ciel, parce que ma grand-mère aime bien la musique, et peut-être que le vieux Axel, et Mme Alma, sous la terre, ils aiment bien tous les deux cette musique du ciel. Alors je me couche sur la tombe, et le soleil se couche dans les branches du grand tamarin, et les oiseaux s’envolent pour rejoindre le jardin Robert Edward Hart, la nuit tombe d’un seul coup. Et c’est à ce moment-là qu’ils arrivent. D’habitude j’entends tout, j’ai des oreilles de chat, j’écoute tout même si je fais semblant de dormir parce que j’ai les yeux grands ouverts. Honorine dit que je suis un vieux hibou, elle dit ça mais elle ne connaît pas cet oiseau. Ils arrivent ensemble, sans faire de bruit, pourtant ils marchent sur les branches mortes et sur les feuilles, mais ils font exprès de marcher sur les tombes, en sautant de l’une à l’autre pour que je n’entende pas. Ils s’arrêtent autour de moi, ils font un cercle. Ils sont jeunes, c’est ce que je dis aux policiers plus tard, ils sont très jeunes sinon ils ne vont pas ici au cimetière de l’Ouest, ils ne connaissent pas qui je suis, seulement les personnes âgées connaissent qui est Dodo, et les jeunes, au contraire, ils demandent : « T’es qui, toi ? » Je ne réponds pas, je reste assis les genoux remontés, parce que je ne veux pas qu’ils croient que je vais me battre, je veux qu’ils croient que je n’ai rien, pas de casse ni rien, même mes souliers je les trouve dans une poubelle. Je dis mon nom, et ils se moquent : « Fe’sen ! Fe’sen ! » Ils répètent : « Pe’sonne ! Pe’sonne ! »

Ils commencent à rire, à jeter des coups de roche et de la terre sèche, et moi je me protège avec mes bras. « Pe’sonne ! Vilain couma macaque, enn guèle macaque ! » C’est ce qu’ils disent. Ce n’est pas ma faute si j’ai une gueule de macaque, c’est la maladie qui mange ma gueule. Mais je préfère ne rien dire. Ils sont six, bien habillés en jeans et en polo, les cheveux bien coiffés, sauf un Noir qui a le crâne rasé, des jeunes des beaux quartiers, de Vieux Quatre Bornes, de Phoenix, des étudiants du Carnegie, je guette leurs visages, pendant qu’ils m’envoient toute cette terre et ces feuilles pourries, et puis il y en a un qui me donne un coup de pied dans les côtes, un autre tape très fort avec la pointe de sa botte et ça fait mal, je dis « Ouf ! » et ça les fait marrer encore plus. Alors celui qui est grand, avec un joli visage et des yeux noirs, il vient avec une batte de cricket, peinte en rouge et blanc, et il me tape sur la tête, il vise ma gueule, sans rien dire, et les autres crient : « Donne-li, donne-li ! » Il tape beaucoup, dix coups, vingt coups, j’ai les bras levés, plusieurs fois le bâton tape ma joue, mon front, l’arrière de ma tête parce que je me penche en avant pour cacher ma figure, il tape de toutes ses forces, il ne dit rien que « hon ! hon ! » et les autres crient et sifflent. « Donne-li ! » J’ai mal aux bras et à la tête alors je me couche sur la tombe d’Araceli, et là le bâton cogne mon bras droit, et le bonhomme aux yeux noirs lance la batte de cricket qui rebondit sur les pierres en faisant un bruit de verre cassé, je sens le sang qui coule sur mes yeux et dans ma bouche, mon bras droit ne peut plus bouger, je crois je peux mouri astère. Alors les garçons s’arrêtent, ils ouvrent leur braguette et ils pissent sur moi, sur la tombe aussi, je jure c’est ça qui me fait mal, pas pour moi, mais pour Araceli, et aussi pour les vieux Axel et Alma qui dorment sous la tombe. J’ai l’odeur de la pisse sur moi, sur mes vêtements, sur la terre autour. Ensuite les jeunes sont partis, et moi je reste couché sur la tombe toute la nuit, et le matin le gardien du cimetière qui habite dans la cabane à l’entrée fait son tour, il me trouve sur la tombe, il téléphone à la police pour qu’on m’emmène à l’hôpital.


À l’hôpital les infirmiers me lavent et me pansent, ils mettent une attelle en plastique vert parce que le docteur voit à la radio que j’ai le bras droit pété, et ils recousent ma joue et mon front avec une aiguille et du fil. L’infirmière est très belle, elle est grande avec des cheveux blonds et des yeux bleus, elle s’appelle Vicky parce qu’elle est anglaise, elle n’est pas vraiment infirmière, elle est stagiaire à l’hôpital, elle travaille juste le matin, je lui dis mon nom, elle dit : « C’est vraiment votre nom ? C’est un nom célèbre. » Moi je lui réponds : « Je suis le dernier à porter ce nom, vu que mon papa est décédé, et ma maman aussi depuis longtemps. » Elle dit : « Oui, oui, monsieur, c’est un nom qu’on connaît bien à Maurice. » J’aime qu’elle m’appelle « monsieur », pour elle je suis quelqu’un. Elle me dit de venir le dimanche à Marie Reine de la Paix, parce qu’on donne du café et des gâteaux, et aussi des jus de fruits, et qu’elle est là-haut le dimanche matin. Je promets d’y aller, mais je ne sais pas quand, à cause de mon bras et de mes blessures à la tête, et de ma côte à gauche, il paraît qu’elle est enfoncée par les coups de pied, elle m’empêche un peu de respirer. Mais aux policiers je ne dis rien, sauf que c’est une batte de cricket qui a pété mon bras, une batte blanc et rouge, mais ils ne vont même pas la chercher, ils n’ont pas le temps, je suis sûr que si je retourne au cimetière de l’Ouest elle est encore là-bas, au milieu de toutes ces tombes. Je reste deux jours à l’hôpital et le troisième jour Vicky est venue, elle n’a pas son tablier bleu et son bonnet, elle a une jolie robe blanche, une blouse et des petits chaussons de danseuse, elle m’accompagne et elle paye le taxi qui m’emmène jusque chez Mme Honorine à la route de la Caverne, et moi déjà je n’ai plus mal du tout et je ne sais plus ce qui est arrivé au cimetière de l’Ouest, parce que grâce aux voyous je connais Vicky, la plus belle fille de l’hôpital, et c’est pour ça que tout ce qui est arrivé par la suite à Marie Reine de la Paix m’est arrivé.

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