Pomponnette

Le justicier. L’ami des Noirs. La phrase d’Aditi me trotte dans la tête. Je n’y avais jamais pensé. On m’a rapporté une phrase d’une des filles Pâtisson. Je l’ai vue une ou deux fois, le temps d’un thé vanille et napolitains, dans le salon de la Roche aux Mouettes. Étaient présents les cousins-cousines, les amis, les fiancés, et les plus âgés, de la génération de la Surcouve ou d’Emmeline Carcénac, on causait, on était venu voir le dernier des Felsen, Jérémie de surcroît, un nom de prophète ! De grandes filles blondes, même brunes elles ont l’air d’être blondes. Bronzées, sportives, tennis et planche à voile, ignorantes de la plupart des choses dont on cause à Paris, à Grenoble ou à Nice — de bonnes filles tout de même ! Je ne sais plus comment, la conversation a roulé sur les fêtes indiennes, le pèlerinage annuel à Grand Bassin. La statue de Shiva, sa flèche à la main, « une horreur, si seulement la foudre pouvait taper dessus et tout réduire en poudre ! ». D’ordinaire, les réflexions absurdes ne me dérangent pas, elles me feraient plutôt rire. Néanmoins j’ai cru bon d’intervenir : « Toutes les religions ont leur ridicule, vous n’imagineriez pas les horreurs qu’on voit dans les églises catholiques, en France ou en Italie. » Et l’une des filles, une vraie blonde celle-là, du nom d’Aurélie, a dit tout de go : « Mais les Indiens n’ont pas vraiment de religion ? » Je l’ai regardée avec consternation. « Alors, que crois-tu qu’ils font dans les temples ? » J’ai essayé de parler des livres sacrés, des Védas, du Mahabharata, mais j’ai compris que c’était en vain, ça ne les intéressait pas du tout. Puis tout à coup le ton a monté. Les vieilles personnes s’y sont mises, les d’Albret, les Falmer, les de Virieux, les de Monthieu, les de quoi encore ? Elles parlaient de guerres, d’invasion, de sociétés secrètes, le cancer qui ronge cette île, la faute aux Anglais qui ont tout lâché, tout gâché, avec leur votation permise aux indigènes, l’indépendance. « Tout de même ! » ai-je tenté, en dernier ressort. « Vous vous plaignez de ceux qui ont été à l’origine de votre fortune, qui ont fait la prospérité de ce pays ! » Et là, un concert de protestations : « Ah non ! Je ne leur dois rien ! Ce ne sont pas eux qui ont fait ma fortune, tout ce que nous avons, nous le devons aux Européens, ce sont eux qui ont organisé le développement, qui ont inventé les techniques. » Elles se plaignent alors, on ne respecte plus rien, les vauriens et les va-nu-pieds traversent leurs pelouses au bord de la mer. J’ai dit : « Franchement ! Remerciez les va-nu-pieds de leur bonté parce que s’ils décidaient d’envahir vos belles maisons, ça ne prendrait pas plus de dix minutes pour que vous soyez renvoyés à la mer ! » Voilà pourquoi m’est revenu le commentaire définitif de la fille aînée de Mme Pâtisson, ou bien de sa fille puînée, Aurélie : « Jérémie Felsen est un raciste, il n’aime que les Noirs ! »

Ce n’est pas cela qui m’arrêtera. Je veux voir toutes les traces, remonter à la source de toutes les histoires. Ce n’est pas facile. Elles sont cachées, secrètes, des scandales de famille, des mensonges pieux, l’oubli a recouvert cette île, l’a enveloppée d’une membrane souple et laiteuse d’illusion.


J’ai dressé la carte des lieux de mémoire. Je l’ai écrite, du sud au nord. Ce qu’il en reste, parfois un tas de pierres noires émergeant de l’océan des cannes, parfois la blancheur fantomatique d’une cheminée, d’un four à chaux.

AU SUD

Mare Tabac, Saint-Aubin, La Rose, Surinam

Rose Belle, Savinia, Sébastopol

Gros Bois, Virginia, La Flora

Malakoff, Beau Champ, Beau Vallon

Bois Chéri, La Baraque, La Caroline

Britannia

Les Marres, Sauve Terre

Le Souffleur Beaudoin

Mon Trésor

Plaisance

Savannah, Deux Bras, Bel Air, Riche en Eau

Solitude, Saint-Félix

Bel Ombre

et leurs camps, d’abord lieux d’enfermement des esclaves,

Camp Ithier, Camp Marcellin, Camp Carole, Camp Roches, Camp Bataille

puis quartiers des coolies indiens transportés chaque jour sur les champs de coupe ou de labour

AUTOUR D’ALMA

La Laura, Bonne Veine, L’Avenir, Valetta

Highlands

Bagatelle, Minissy, Ébène, Dubreuil

La Commune, Belle Rose, Sans Souci

Deep River

et les camps, là aussi, effacés par l’urbanisation ou par les lotissements, mais leurs noms restent, ils résonnent de bruit et de sueur, de maladie, de mort, Camp Fouquereaux, Camp Thorel, Camp de Masque, Camp de Masque Pavé

À L’OUEST

Médine, Tamarin, Yémen, Anna, Albion, Walhalla, Chébel et le Camp Créole


À PORT-LOUIS

Camp Sablon, Camp Benoît, Camp Yoloff

AU NORD

Petite Julie, Grande Rosalie

Villebague, Mon Songe, Barlow, Saint-Antoine

Belle Vue Maurel, Belle Vue Harel, Belle Vue Pitot

Mon Goût, Grande et Petite Retraite

Constance, Solitude, Bon Air, Bon Espoir

La Bourdonnais, Mon Loisir, Forbach

Union Maurel, Petit Raffray, Petit Paquet

Mont Oreb

Sottise, The Vale

Mont Choisy, Plaine des Papayes, Gowsal, Beau Plan

et les camps, Camp Pavé, Camp Scipion

J’irai partout, je veux tout voir, même s’il ne reste plus grand-chose à voir, juste ces noms sur une carte, comme sur une stèle immergée, des noms qui s’effacent chaque jour, des noms qui s’enfuient au bout du temps.

Comment tout savoir ? Comment comprendre ? Où sont-ils les cent soixante esclaves du domaine Beau Vallon, où vivent-ils, où dorment-ils ? À Souillac j’ai cherché le site du dernier grand naufrage négrier, la Minerve affrétée par le trafiquant Cuvillier, les corps des victimes de la variole rejetés par la mer sur le rivage. Certains, balancés encore vivants par-dessus bord pour alléger le rafiot en train de sombrer, repoussés par les longues lames, déchirés par les pointes des brisants, dépecés par les requins et les tazors.

L’endroit est charmant, il porte un nom charmant, c’est la plage de Pomponnette. Pour échapper aux Anglais vertueux, honorablement indignés, le négrier a contourné l’île et a choisi la passe sud, par une nuit noire, se repérant sur les loupiotes accrochées aux cases de Souillac, au fronton de la chapelle de Riambel, au dernier moment virant à bâbord afin de tenter d’échapper au récif, pour mieux s’encastrer dans l’autre rive, ayant sondé le Trou Desny et se croyant encore en haute mer.

La plage est vide, à cette époque de l’année, les campements de vacances sont fermés, les volets tirés contre le vent polaire. Seules quelques barques de pêcheurs sont à sec sur le sable, mâts démontés. L’océan est froid, aussi gris que le ciel, le roulement des vagues sur la barrière de corail monte et redescend selon les bouffées du vent. Sur le sable mêlé de grains de lave, les goémons font des taches noires, il n’est pas difficile d’imaginer les corps des noyés. D’ailleurs, si on creusait, on trouverait peut-être des ossements blanchis par le sable et le sel, depuis cette nuit fatale du 10 mars 1818. Des deux cents survivants, combien échappèrent aux maladies et aux blessures, combien furent cachés dans les cases des pêcheurs, avant d’être livrés aux planteurs ? Combien de femmes, combien d’enfants ?

Pomponnette est un endroit délicieux. Les touristes français, allemands, sud-africains passent leurs loisirs ici, dans les bungalows sur la plage, aux heures chaudes les couples amoureux se laissent aller au plaisir de la sieste, les yeux tournés vers les fenêtres voilées de rideaux de gaze que le vent soulève, et en fin de semaine les jardins de gazon Stenotaphrum et de bosquets de tiaré vanillé résonnent des cris des enfants et des pique-niques sous les varangues.

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