Krystal

J’ai vu Krystal la toute première fois au campement de Dong Soo. La fenêtre de la salle de bains de la pension la Roche aux Mouettes donnait sur le jardin du Chinois et sur l’arrière du campement, là où se trouve la chambre à coucher. C’est un appartement qui est loué à l’année, c’est ce que m’a dit ma logeuse, Mme Veuve Pâtisson. Il paraît que ce sont les pilotes de ligne qui viennent là, plutôt qu’à l’hôtel de l’aéroport, soi-disant parce que c’est plus calme. En réalité, ils viennent chez le Chinois parce que personne ne leur dit rien s’ils ramènent des putes. Dans les hôtels, le concierge a toujours un œil qui traîne. S’il y a un moyen de faire chanter, il ne se gêne pas. Il prend des photos en douce, et la famille du pilote est mise au courant. Le Chinois est plus discret, même si la fille est mineure.

Par la fenêtre de la salle de bains je les ai vus. Il y avait d’abord ce type, la quarantaine fatiguée, un peu chauve, dans son costume bleu marine de pilote. Il fumait, debout sur la pelouse mitée, en regardant vaguement la mer. À un moment, deux femmes sont arrivées, deux créoles, habillées en jeans et T-shirt, des tongs aux pieds. L’une d’elles était un peu âgée, lourde, mais en regardant mieux j’ai compris que c’était une adulte et l’autre, très jeune, presque une enfant. La vieille a parlé un instant avec le pilote, et la fille s’est reculée. Pendant que la femme parlait au pilote, j’ai remarqué que la jeune fille jouait à donner des coups de pied dans un ballon en caoutchouc dégonflé, elle tapait mécaniquement, le ballon cognait le mur de la maison, ça faisait un flop ! irritant, mais elle continuait sans regarder les autres. À un moment, la vieille s’est retournée vers elle, et elle lui a crié quelque chose en créole, pour lui dire d’arrêter. Puis elle a repris la discussion avec le pilote, qui l’écoutait d’un air ennuyé. La fille était très jeune, mais ce n’était plus une enfant. Elle avait un visage rond, avec de grands yeux, mais son corps était déjà long, dégingandé, ses jambes très maigres et ses bras démesurés, et surtout elle posait, le bout du pied contre le ballon dégonflé, légèrement déhanchée, elle regardait la vieille et le pilote du coin de l’œil, l’air sournois. C’était une situation étrange, un peu trouble, je n’arrivais pas à m’éloigner de la fenêtre, à détacher mon regard de cette fille. Je crois qu’à un moment elle m’a vu, à travers les lames de verre de la fenêtre de la salle de bains, ou peut-être elle a senti ma présence parce qu’elle m’a tourné le dos et qu’elle est partie vers la gauche, mais en me penchant contre les lames je me suis rendu compte qu’elle s’était mise de côté, qu’elle m’espionnait à son tour ! J’ai senti la sueur couler dans mon dos, mon cœur s’est mis à battre plus vite, peut-être que je me sentais coupable de quelque chose, je ressentais même un peu de colère d’avoir été pris au piège. La femme âgée est partie, j’ai vu qu’elle fourrait quelque chose dans son sac, je n’ai pas eu le temps d’en être sûr, parce que mon attention était concentrée sur la jeune fille, mais j’ai pensé par la suite qu’elle avait reçu des billets, que c’était cet argent qu’elle avait caché dans son sac. Le pilote a éteint sa cigarette, il est allé jusqu’à la jeune fille qui attendait au bout de la maison. Arrivé à elle, il l’a embrassée, il était grand et fort, elle semblait une brindille sombre contre lui. Il l’a tenue un moment, j’ai vu qu’il avait le visage dans ses cheveux, il respirait son odeur, peut-être qu’il lui disait des mots doux. La fille avait beaucoup de cheveux très noirs, bouclés, qui couvraient ses épaules et sa figure, et le pilote passait les mains dans ses cheveux, il les emmêlait avec ses doigts, et il caressait aussi sa nuque et ses épaules, avec des mouvements circulaires des doigts. Ensuite ils se sont séparés, et ils ont marché ensemble, lui devant, elle qui le suivait, ils sont entrés dans la maison. Avant d’entrer, l’homme a ôté sa veste de pilote, il est apparu en chemise bleu ciel à manches courtes, et en cravate noire. La jeune fille à ce moment s’est retournée vers ma fenêtre, pour me dire qu’elle m’avait vu, qu’elle savait que j’étais toujours là. La lumière du soleil venait de la droite, je n’ai pas pu distinguer son expression, de plus ses mèches noires s’agitaient dans le vent et cachaient une partie de son visage. Pourtant je suis sûr qu’elle a souri, même si je ne peux pas dire que j’ai vu son sourire. C’est une impression que j’ai eue, juste un quart de seconde, un rayon qui éclate et disparaît. Un sourire moqueur, peut-être, ou bien provocateur, je ne sais pas, quelque chose d’aigu et de cruel, de triste aussi, de mortel.


À présent, chaque fois que je reviens de mes tournées dans les champs, en fin d’après-midi, je suis à mon poste dans la salle de bains. Je prends une douche froide parce que je n’ai pas confiance dans le chauffe-eau électrique bricolé par Zan-Zak, l’employé de Mme Veuve Pâtisson à la Roche aux Mouettes. Il prétend qu’il n’y a pas de problème, mais je me méfie. Les fils électriques qui mènent à la résistance dans le pommeau de douche sont mangés par les cafards, ou par l’humidité, l’isolation est assurée par un bout de sparadrap qui se décolle. Après la douche, je reste debout tout nu sur le carrelage, pour me sécher à l’air tiède qui passe entre les lames de verre de la fenêtre. Vers quatre heures, après l’école, la jeune fille entre dans la cour. Elle a toujours le même jeans moulant et la même chemise blanche, elle dépose son cartable contre le mur du campement et elle attend. Elle sait que je suis là, à la regarder. Elle se dandine un peu, elle se déhanche dans une pose d’enfant, puis elle se retourne et devient adulte, en mettant du rouge à lèvres et en se regardant dans un petit miroir chromé, un gadget des pilotes de la compagnie d’aviation, peut-être des hôtesses de l’air. Je ne bouge pas. Je sens les gouttes de sueur qui coulent dans mon dos, sur mon front, le vent de la mer hérisse mes poils sur mon ventre, sur mes bras, j’entends mon cœur qui cogne. J’ai l’impression absurde d’être à un rendez-vous amoureux. La jeune fille perçoit mon regard. D’ailleurs, hier, ou un autre jour, elle a chuchoté quelque chose à l’oreille de l’homme, qui s’est tourné vers la fenêtre. Il a plissé les yeux pour me voir, mais la buée sur les lames de verre me cache complètement. Alors il a fait un geste de la main, pour dire qu’il allait venir. Il s’est ravisé, et il s’est contenté de crier dans une langue que je ne comprends pas, il m’a semblé que ça pouvait être en néerlandais, des insultes, des menaces. J’ai senti de la colère, oui, même de la rage, qu’il vienne, ce vieux pervers, qu’il ose venir jusqu’à ma fenêtre, je lui dirai ce que je pense, à lui qui se cache à dix mille kilomètres de sa famille pour mettre ses mains sur le corps d’une fille de seize ans, lui, un pédophile honteux, avec son argent, sa chemise bleu ciel, ses relations, son job de chevalier du ciel !


J’ai revu Krystal par hasard, dans la rue, à Centre de Flacq. J’étais près de la gare des bus, je l’ai aperçue qui traversait la rue, du côté des salons de coiffure. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite parce qu’elle était vêtue d’une robe noire près du corps et chaussée de sandales à talons hauts, qui lui donnaient l’air d’une femme. Elle marchait à grandes enjambées, entre les voitures, sans prendre garde aux lazzis des hommes, sans se retourner. Arrivée de l’autre côté de la place, elle est montée dans une grosse voiture de couleur sombre, un quatre-quatre aux vitres teintées, et la voiture a disparu aussitôt. Moi j’étais resté immobile au bord du trottoir, à attendre la suite, je croyais qu’il y aurait une suite comme au cinéma, et un homme d’un certain âge m’a parlé, et c’est comme ça que j’ai su le nom de cette fille. « Cette traînée, elle les a tous ! » J’aurais dû partir, j’ai pensé que j’allais apprendre quelque chose sur elle. Si je lui posais directement la question, il ne me dirait rien, ici tout le monde a peur de tout le monde. J’ai fait semblant de savoir, j’ai dit : « Elle est de Blue Bay, elle habite chez Dong Soo. » Il a ricané : « Krystal ? Tout le monde connaît, à Grand Baie, elle est là-bas tous les soirs dans les bars à putes. » Krystal, le nom m’a donné envie de rire. Depuis quand les filles de Mahébourg s’appellent Krystal ? C’est le surnom qu’elle s’est choisi pour draguer dans les bars, un nom qu’elle a trouvé dans un magazine, ou qu’elle a pris dans une telenovela. Un nom pour un rêve de luxe, un nom pour oublier les taudis de Bambous ou de Vallée des Prêtres, les rues poussiéreuses, les terrains défoncés où les jeunes vont boire des cannettes et fumer de la gandja, les cris, les insultes, les batailles rangées et les bouteilles vidées. Alors j’ai pris un taxi ce soir-là, et j’ai traversé l’île. Je ne savais pas ce que je cherchais, ce que je voulais. La foule des touristes déversée au bord du lagon bleu, les palmiers absurdes, les magasins hors taxe et hors de prix, les restaus à sushis et à fritures. J’ai traîné moi aussi dans les rues, j’ai bu des verres dans les bars, j’ai marché le long de la baie jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’au coucher de soleil chromo, j’ai regardé la faune qui sortait des trous et des antres, qui se hâtait vers nulle part, voitures sonores et motos montées à trois. J’ai pensé à Krystal, ma petite Krystal perdue dans le dédale vicieux, dans les arrière-boutiques, perdue dans la foule transpirante qui danse le hip-hop sur la plage, ou dans le fond des bars, son visage enfantin éclairé par les boules rouges qui jettent des éclairs. J’ai dit son nom à des filles qui se déhanchaient à l’entrée d’une boîte : « Krystal, do you know her ? » Elles ricanaient en créole : « Krystal, pas koné, ki rôdé là ? » La nuit, les caravanes passent le long des portes des bars, à petite vitesse, phares allumés, vitres relevées. Elles ne vont nulle part, dans une île où pourrait-on aller ? Elles tracent un grand cercle autour des quartiers, pour passer le temps, pour connaître l’aventure. Elles s’arrêteront à l’aube, quand tout aura été épuisé, l’argent, les bouteilles de whisky et les sexes.

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