Mon nom est Pe’sonne

Je suis Dodo, Dodo Fe’sen, Coup de ros, Lézard, né pour faire rire, pour voyager, pour être l’admirable hobo, et aussi l’enfant de Rani Laros, la chanteuse, je ne me souviens pas de sa voix mais je me souviens bien du jour où on l’a conduite au cimetière Saint-Jean, ils ne veulent pas qu’on l’enterre à côté des Fe’sen alors mon papa fait ouvrir un tombeau au fond du cimetière, près du grand cyprès au bout de l’allée O, et c’est là qu’elle est, contre le mur, sous la dalle de pierre grise, et c’est là que mon papa est aussi, je suis debout devant le trou et il pleut sur le cercueil qui descend dans la terre.


Ici, à la Maison Blanche, pe’sonne ne me connaît, je suis vraiment pe’sonne. Je ne veux plus aller nulle part ailleurs. Le jour où la police m’emmène, je m’arrête de parler, ils n’ont pas mon nom, ils n’ont pas mon âge, ils croient que je suis fou. Alors ils me conduisent ici, à la Maison Blanche, dans le grand jardin près de l’entrée de l’autoroute. Il paraît que c’est la maison des indigents et des aliénés, et je suis l’un et l’autre. Les fenêtres sont bouchées par des grilles noires, ils ont peur que quelqu’un fout’ le camp, mais moi je ne veux pas fout’ le camp, ici c’est ma maison, l’endroit où pé mouri, on me donne un lit dans la chambre commune, on me donne à manger matin midi et soir, avec du café et des tartines, même de temps en temps les vieux fruits des supermarchés qui tombent par terre. À travers la grille, devant la Maison Blanche je vois les arbres de l’hiver, chaque jour je guette une petite feuille nouvelle, un petit oiseau qui chante. De l’autre côté du jardin, les immeubles ont beaucoup de fenêtres, quelquefois le matin le soleil envoie un rayon jaune d’or, jaune comme le soleil sur les champs de cannes, je bois la couleur de l’île avec mes yeux. Le docteur vient le matin, ou bien le soir, avec des étudiants et des étudiantes en blouse blanche. Les filles sont sérieuses, elles ont des lunettes et leurs cheveux en chignon noir, elles ont des masques hygiéniques attachés derrière leurs oreilles. Une étudiante vient chaque jour, je l’aime bien, elle a des cheveux châtains bouclés, des yeux noirs moqueurs. Je lui demande son nom, elle dit : « Ah bon, tu parles maintenant ? » Elle dit : « Mon nom c’est Aïcha. Et ton nom, c’est comment ? » Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas peur d’elle, je dis : « Mon nom, c’est Dodo. » Les autres rigolent, ils disent : « C’est un simulateur ! » Qu’est-ce que c’est un simulateur, je veux bien savoir, mais le docteur est là alors je ferme ma gueule et je ne réponds plus. Le médecin est un grand dimoune, même s’il est tout petit et qu’il est arabe, il est chauve sur le dessus de la tête alors il tire ses cheveux de l’arrière vers l’avant pour faire joli. Tous les jours il veut que je parle, il dit son nom, c’est un nom arabe, comme Rahman, Salman. Il le dit et je l’oublie. Je ne veux pas lui parler, il n’est pas mon ami. Ensuite il va voir les autres malades, un jeune et un vieux, les vieux c’est toujours en dernier parce qu’ils se plaignent de tout, ils geignent : « Ah mon Dieu docteur si vous saviez… » Mais ils ne terminent pas leur phrase alors le docteur ne peut pas savoir. Le jeune dans la chambre c’est Tito, c’est un Gitan, comme aux portes de Paris ceux qui allument les feux de planches sur le trottoir et les enfants qui dorment sous des bâches en plastique vert. Tito veut toujours mourir, c’est pourquoi on l’enferme ici à la Maison Blanche, dans la chambre avec la fenêtre bouchée par le grillage, parce qu’il peut avoir envie de sauter par la fenêtre, ou bien sous un train, ou bien même sous les roues des auto-scooters à la foire, c’est ce qu’il a fait mais il n’est pas mort, juste quelques coupures sur les jambes. Docteur Salman s’assoit sur une chaise à côté de son lit, et Tito reste couché parce qu’il a des pansements aux mains et aux jambes. Le docteur pose les questions, mais Tito ne répond pas, il reste tourné vers le mur et finalement un infirmier lui fait une piqûre dans les fesses et le docteur s’en va. Moi je reste avec Tito, pour le faire rire je tire ma langue de toutes mes forces, elle remonte sur ma joue comme un couroupa jusqu’à mon œil, Tito aime bien, ça le fait rire. Mais je fais le lézard seulement après que le docteur et les étudiants sont partis, parce qu’ils disent que je suis un simulateur. S’il connaît mon nom, le docteur Salman va me renvoyer, la police va rôder pour me mettre dans l’avion de Missié Hanson jusqu’à l’île, et là-bas je n’ai personne, même Vicky ne peut pas me recevoir. Dans l’île je n’ai pas d’endroit où pé mouri, Alma est détruite, personne ne me connaît. Ici, à cause des aliénés, il n’y a pas les miroirs où se cachent les démons, je n’ai plus peur de ce qui peut sortir des miroirs, je ne les guette plus, ils ne me guettent plus. Je suis seulement avec les clodos, les vieux, les gens qui n’ont pas de nom, et Tito je l’aime bien parce qu’il veut sauter par les fenêtres pour s’envoler.


À la Maison Blanche, au début ils m’enferment dans la chambre aux fenêtres grillées. Une nuit un grand bonhomme marche entre les lits, il a dans ses mains une sangle en cuir, il la tend et ça fait un bruit de claquement, il dit qu’il va nous étrangler avec sa sangle, il marche lentement en traînant les pieds et en faisant claquer la sangle. Tito a peur, il se met en boule sur son lit et il pleure, alors je sors de mon lit parce que je ne dors jamais, je vois le bonhomme debout devant Tito, je ne dis rien, je ne crie pas, à quoi ça sert chez les fous ? Les gardes n’écoutent pas les cris dans la nuit, ils viennent le matin et ils disent qu’on est tous mélangés. Je marche vers le bonhomme, je mets mes bras autour de lui et je le serre si fort qu’il ne peut plus respirer, il lâche sa sangle et il se laisse tomber assis par terre, je vois ses épaules qui se secouent parce qu’il pleure lui aussi. Je le lève et je le fais marcher jusqu’à son lit et je l’allonge pour dormir. Le lendemain, les infirmiers me parlent, ils disent que je suis un héros, alors je peux aller partout dans la Maison Blanche, je suis devenu leur chien de garde. Dans le jardin, je m’assois sur une chaise en plastique et je regarde les plantes et les oiseaux, ils me parlent et moi je leur parle, aux oiseaux je donne à manger les grains de raisin sec qu’on sert à la cantine. Et les gens me parlent doucement, au début seulement les vieux, et puis les infirmières, et aussi mon étudiante aux yeux noirs, elle s’assoit dehors à côté de moi, et elle prend des notes dans un cahier, il est pareil à celui que Mme Vicky me donne avant de partir, sur mon cahier j’écris pour elle les noms des lieux et les mots que j’aime, mais à l’asile les gardiens confisquent les mots. Aïcha ne ressemble pas à mon Ayeesha Zine de la Louise qui a des yeux verts et des dents très blanches, elle n’a pas peur de moi, elle ne dit pas que je suis un monstre. Un jour nous sommes assis comme d’habitude sur un banc dans le jardin, elle n’a pas son cahier de notes dans les mains, elle se penche un peu en avant, elle cherche quelque chose par terre dans le gravier, elle dit : « Quel âge as-tu ? » C’est la première fois qu’elle me demande ça, pas pour ses études de médecin des fous, juste pour savoir qui je suis. Je dis : « Je ne sais pas, je ne connais pas le jour où je suis né. » Comme à Père Labat de l’église Saint-Jean je dis : « C’est parce que je ne dors pas, les jours se suivent, et c’est tous les jours la même journée. » Père Labat ne comprend rien, mais Aïcha comprend, elle réfléchit et elle dit : « Alors tu es éternel ? » J’ai envie de rire, je réponds : « Tu as raison, Aïcha, ma vie est longue avec un seul jour et une seule nuit, peut-être je ne peux pas mourir. »


À la Maison Blanche je suis bien, je peux imaginer Alma, le temps d’Alma, mon papa va à son bureau près de la cathédrale, et le soir il vient sous la varangue, Artémisia est assise sur sa pierre dans la cour, ses yeux ne voient pas mais elle sent quand mon papa arrive, elle se lève pour aller chercher son thé, et moi je vais vers lui, je sens l’odeur de sa cigarette, j’écoute sa voix grave, il me dit : « What’s up, boy ? » Je peux trouver la vieille Yaya, elle habite encore au bout du chemin près du bois, la petite case en bois noir, je me couche contre son ventre et je dis : « Conte, Yaya, conte zistoire zanimaux, zistoire margoze, conte, Yaya ! Conte sirandanes, Yaya ! » Et Artémisia est toujours là, même si je suis malade, et le grand Σ mange mon nez et ma bouche, mange mes yeux, Artémisia n’a pas peur d’attraper la maladie, elle me serre dans ses bras et je suis toujours petit, elle me donne son lait et je touche ses tétons, un et puis l’autre, celui-ci est à moi, et celui-là aussi est à moi, et ça ne peut pas finir.

Dans le jardin de la Maison Blanche le soleil d’hiver passe sur mon visage, bientôt le soleil va s’éteindre, chaque soir le ciel devient jaune d’or. Je suis dans mon île, ce n’est pas l’île des méchants, les Armando, Robinet de Bosses, Escalier, ce n’est pas l’île de Missié Kestrel ou Missié Zan, Missié Hanson, Monique ou Véronique, c’est Alma, mon Alma, Alma des champs et des ruisseaux, des mares et des bois noirs, Alma dans mon cœur, Alma dans mon ventre. Tout le monde peut mourir, pikni, mais pas toi, Artémisia, pas toi. Je reste immobile dans le soleil d’or, les yeux levés vers l’intérieur de ma tête puisque je ne peux pas dormir, un jour mon âme va partir par un trou dans ma tête, pour aller au ciel où sont les étoiles.


Les jours et les nuits s’attachent, sans se casser, c’est un lent sac et ressac, un grand ballet qui emporte les gens, ceux d’Alma et ceux de l’asile, mon papa et Maman Laros, Yaya, Artémisia, et aussi Vicky, là-bas à l’autre bout de la mer, et même Zobeide la rouge qui m’a fait celui que je suis. La bananée approche, on accroche des lampions aux arbres dans le jardin, et dans le hall d’entrée de l’asile on plante un sapin dans un pot, toujours le même année après année, il est chauve sur le dessus et ses aiguilles sont jaunes comme les dents de mon papa qui fume trop. Péna problème, je connais toujours le même morceau, mon vieux Auld Lang Syne, j’ai la permission de le jouer au salon, ce n’est pas sur mon piano Hirschen, c’est juste un Gaveau, mais je peux chanter dans ma tête les paroles dans la langue de ma grand-mère Beth, ce sont les mots les plis zolis, les plis doux de toutes les langues des hommes et des animaux. Alors je les fais répéter autour de moi chaque après-midi, pendant que les infirmiers et le docteur se reposent, et tantôt, quand c’est la nuit, quand c’est l’heure, tous les fous vaillants se réunissent dans le salon, je vais au piano, je soulève le couvercle, et je commence à jouer, ils chantent avec moi les paroles dans la langue écossaise de ma grand-mère Beth et mon papa et même Maman Laros les entendent là où ils sont, ça doit leur faire bien chaud à l’âme,

Ar oíche auld lang syne seo muid,

ar oíche auld lang syne

Ag casadh amach anocht le bród

ar oíche auld lang syne

Загрузка...