Bras d’Eau

Est-ce le grincement des tôles sur le toit du logis de Mme Pâtisson, sous la poussée du vent de la mer, je sens que mes jours ici vont bientôt se terminer, qu’il est temps pour moi de passer outre, d’aller loin, ailleurs, retourner à ce que je connais, Paris, Nice, non pas à ma destinée, je n’ai pas cet orgueil de croire à un destin, mais parce que l’avenir pour moi n’existe pas, il est insensé, une tache aveugle au fond de mes yeux, et ce que je vais laisser ici sera un rideau refermé sur une scène qui se continuera sans moi. Emmeline Carcénac m’a donné ce dernier rôle, malgré son grand âge elle est la seule à comprendre la question que je pose à chacun depuis mon arrivée à Maurice. « Va à Bras d’Eau, m’a-t-elle dit, va voir cet endroit le plus sombre de notre histoire, à nous les Blancs, va le voir et tu me diras, non, plutôt tu m’écriras ce que tu as trouvé, ce que tu as senti. »

Dans la touffeur de sa petite maison, qu’elle appelle par dérision son « Vomissement », assise bien droite sur sa chaise en bois, elle a une allure solennelle. Vieille, la peau ridée par un siècle de soleil, Emmeline est la dernière à avoir vécu à Alma, à côté de la « Grande Maison », avant que tout autour d’elle ne s’écroule, avant les routes, les ponts, les projects, l’assèchement des mares, les clôtures de barbelés, et ce panneau ridicule et odieux, à l’entrée du lotissement, « Come live in Jericho », « Vivez à Jéricho », illustré d’une famille radieuse, sur fond d’un jardin suspendu de Babylone. Pourquoi ce nom ? « Tu verras, ils sonneront si fort leurs trompes, les marchands de biens, que tout s’effondrera ! »

Elle trace même le plan de ma route, par gestes évidemment, depuis longtemps il n’y a plus un crayon dans cette maison. « Écoute-moi bien, Jérémie, tu connais cette pente qui part d’Alma et qui descend dans les nuages, au milieu des cannes que nous croyions infinies, enfants, ton père et moi nous regardions tout ça avec des yeux pleins d’envie, parce que nous savions qu’au bout de la pente on voyait la mer. »

J’essaie de revenir au temps de mon père, il a neuf ans, Emmeline est déjà grande, elle a des seins et de longs cheveux châtains, des yeux en amande, des sourcils bien arqués, un nez aquilin comme tous ceux d’Alma, elle tient ça de Sibylle, la fille d’Axel Felsen, elle exerce une ascendance sur tous les enfants du voisinage, les Blancs, les créoles, parce qu’elle a perdu son père et qu’elle vit seule avec sa mère dans la vieille maison délabrée, ou parce qu’elle va bientôt se marier, alors que tout le monde a pris la route de l’exil, à Saint-Pierre, à Crève-Cœur, et ceux qui en ont les moyens à Curepipe ou à Port-Louis ou même en Europe. Il me semble que je l’entends, que je la vois, telle qu’elle est alors, malgré la crasse du bungalow, le parquet taché, les carreaux opaques, et cette odeur acide des vieux qui imprègne tout.

« Qu’y a-t-il à Bras d’Eau, tante ? Pourquoi voulez-vous m’envoyer là-bas ? »

Sa voix tout d’un coup est oppressée, elle se hâte et les mots se cognent dans sa bouche, peut-être à cause de son râtelier qui colle mal à ses gencives, parce que c’est la première fois qu’elle en parle, il n’y a personne à Maurice qui en cause avec elle, il n’y a personne qui puisse l’entendre : « Mais c’est la prison des Noirs, Jérémie, la prison des esclaves, partout dans l’île on les a démolies, on ne voulait plus voir ça, tu comprends, pas parce qu’elles nous faisaient honte, non, parce qu’elles gênaient, elles prenaient de la place, on ne pouvait pas les rendre jolies pour en faire des campements à touristes, des tas de vieilles pierres empilées, des trous, partout, des oubliettes, des oubliettes qu’on avait creusées autrefois, pour ne plus penser à eux, avant d’aller les pendre à la prison de Port-Louis, des trous pour ne pas les entendre crier et pleurer, les femmes, les enfants, pour les enterrer vivants ! »

Emmeline est véhémente, juste un instant, puis elle se calme. Tout est si lointain, déjà plus qu’à moitié effacé, il n’y a plus qu’elle à en avoir la mémoire, des ruines semblables aux pyramides de roches noires qui surgissent des champs de cannes, inutiles, sans histoire, sans nom. Qu’est-ce qu’elle espère ? Elle n’est pas retournée à Bras d’Eau depuis son adolescence, à l’âge de quinze ans, dans une autre vie, un groupe de jeunes filles en robe légère parties pique-niquer au bord de la mer sur la dune de filaos, pour atténuer la touffeur de décembre au vent alizé. Avec elles deux garçons, dont l’un est mon père, plus jeunes qu’elles. Les garçons portent les théières chinoises dans leurs paniers d’osier capitonnés, et une boîte de gâteaux aux raisins secs. Les filles ne vont pas se baigner, juste se mouiller les pieds dans la frange écumeuse, et crier quand les garçons font mine de les éclabousser. Le vent souffle, ébouriffe leurs cheveux, malmène leurs robes, les filles ne se baignent pas dans la mer à cette époque, c’est trop dangereux, elles ne savent pas nager, elles vont à l’embouchure de la rivière pour tremper leurs jambes, elles restent assises à l’ombre des filaos, elles dorment un peu, elles jouent aux cartes, elles causent. Emmeline échappe à la surveillance de Mme Lagadec, la nurse bretonne, elle remonte la rivière à l’aventure. C’est mon père qui l’accompagne, lui n’a pas peur de l’aventure, c’est un coureur des bois. Emmeline le tire par la main, viens donc, Alexandre ! Il n’a pas peur de la forêt, lui, il n’est pas bêta comme les autres. Tout de même, il s’est armé d’une canne, au cas où on rencontrerait des marrons dans les bois.

Emmeline raconte tout cela à voix basse, elle parle à un fantôme. Elle dit : « Alexandre, on va pêcher les sevrettes. » L’eau cascade sur les roches noires, la rivière est devenue un filet d’eau dans le bois, les arbres sont grands, loin du vent de la mer ils poussent haut leurs troncs droits. La chaleur mouille la robe d’Emmeline, colle ses cheveux à ses joues, les moustiques sifflent à ses oreilles, Alexandre est devant, il marche un peu penché, comme s’il guettait un gibier. Et tout à coup, cette tour, un puits plutôt, entouré de hauts murs noirs, sans fenêtres, sans toit, enseveli sous les arbres. Sur le côté, ils voient une ouverture, un escalier effondré, d’où monte un air froid, ténébreux, les deux enfants restent immobiles, le cœur battant, et l’instant d’après ils retournent sur leurs pas en courant, glissant sur les pierres du ruisseau, jusqu’à la mer.

« La prison des Noirs, Jé’émie, c’est là qu’ils étaient enfermés, pour rien, pour avoir parlé trop fort, pour faire coquin mangue, pour dormir dans les champs pendant la coupe, partout on a démoli les prisons des Noirs, mais Bras d’Eau est resté, on l’a oublié dans la forêt, c’est la gueule de l’enfer ! »


Maintenant c’est moi qui marche sur ses traces, mais je fais le chemin inverse, depuis Poste de Flacq vers l’intérieur, par la nouvelle route qui sinue dans les collines, puis je prends un sentier au hasard, à travers bois, jusqu’au ruisseau des sevrettes. Plus loin, j’aperçois la tour noire, un peu rafistolée, en tout cas nettoyée, présentable, devenue sans doute une attraction touristique, l’entrée est munie d’une porte en fer qui n’existait pas autrefois. Quand j’entre dans la tour, je pense tout de suite à la prison d’esclaves d’Elmina, le haut lieu des trafiquants au Ghana, à cause des gros blocs de basalte placés à vif, à cause du pavage du sol, de larges pierres usées par l’eau et par le vent, par les pieds nus des prisonniers, et au bas de l’escalier, un puits d’eau noire frissonnante d’insectes. De l’autre côté de la route, les anciens bâtiments de la sucrerie sont en ruines, des pans de murs effondrés envahis par les racines. Derrière, des manguiers redevenus sauvages poussent en liberté à l’intérieur de la cour.

Il n’y a plus rien ici, même le silence qui jadis a terrifié Emmeline et mon père maintenant n’existe plus, les autos et les camions montent la route dans leur bruit asphyxiant. C’est encore plus solitaire, dans la promiscuité de la vie moderne, pareil à une arête amère qui perce la peau trop lisse de l’ère des loisirs et de l’argent, une vilaine grimace.

Au fond du puits, je n’entends plus la route. Les murs sont hauts, sans débord, sans rien pour prendre prise. Une fois refermée la porte (la grille, ou peut-être une lourde porte de bois munie d’une serrure à glissière) il est impossible de sortir du puits. L’angoisse des prisonniers emplit peu à peu l’espace, un autre bruit, plus lointain, plus puissant celui-là, la rumeur grandissante des plaintes, les respirations oppressées, le grincement des ongles sur les murs, l’image d’Elmina devient évidente, si je regarde bien chaque pierre à hauteur d’homme, j’aperçois les traces, de petites stries verticales, ou bien, à la jointure des moellons, des éclats triangulaires, là où un caillou pointu a frappé, dans l’espoir de créer un échelon sur la paroi lisse, ou bien est-ce le bruit régulier du caillou sur la pierre qui soulageait le cœur du prisonnier, pour que le regard puisse s’évader ? Et en haut du mur, le ciel, non pas bleu — ou s’il était bleu c’était horrible —, le ciel sans couleur, pareil au carré ouvert dans le toit de la prison de Port-Louis que regardait le condamné avant que la trappe bascule sous ses pieds et que le nœud de la corde lui brise le cou.

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