Les Marres

Je reviens, mais ce n’est plus pour la chasse à l’oiseau fantôme, même si j’ai toujours dans la main la pierre ronde que mon père a trouvée dans les champs, voilà plus de quatre-vingts ans, la seule trace de vie de l’ère qui a précédé l’âge des hommes dans cette île. Je ne fais pas de détours, je vais droit à l’usine, je marche au milieu de la route bordée de grands arbres, autrefois pavée, maintenant creusée de trous comme après une guerre. Les temps modernes ne sont pas loin. Tout à l’heure, le taxi de Rose Belle m’a déposé à l’embranchement de la route de La Cambuse, d’un seul coup le bruit d’un avion en train d’escalader le ciel a fait trembler la terre. Puis la torpeur du matin est revenue. Par endroits, on voit encore les restes des logements des travailleurs agricoles, petites cases modestes en ciment coiffées de toits de tôle, la plupart abandonnées, carreaux cassés, portes arrachées. On a pillé ce qui pouvait servir, la plomberie, les étagères, les cuvettes de WC. Le grillage qui entourait le camp a été détruit, mis en lambeaux qui pendent aux poteaux scellés dans le ciment. L’entrée dans la sucrerie des Marres est libre, la cabane du concierge est vide, le portail grand ouvert. Je traverse une esplanade poussiéreuse bordée par les anciens bureaux de l’administration. Sur la porte d’un des bureaux, un écriteau : « Manager’s office ». Quelques rares piétons circulent sur la place, des camionnettes cahotent entre les trous. Ce qui m’attire, au bout de la grande place, c’est la silhouette fantomatique de l’usine, un peu en hauteur, l’air d’une forteresse en ruines. C’est tout ce qui reste de Mon Désert Les Marres, qui fut jadis une des importantes sucreries du sud de l’île, l’égale de Beau Vallon ou de Bénarès. C’est ici que mon père a passé une partie de son enfance, pendant les vacances scolaires, loin d’Alma et des rumeurs, à courir dans l’immensité des champs de cannes, jusqu’à la mer.

Je marche lentement vers les bâtiments, hauts murs de brique grise, pans noircis, toits effondrés. Au milieu de l’enchevêtrement de tôles rouillées, les deux cheminées du four s’élèvent à la manière des tours d’une église engloutie dans la verdure. Au centre de la cour de l’usine, exposées aux intempéries, les marmites de cuisson, les centrifugeuses sont de guingois, comme si une vague de raz de marée les avait soulevées et jetées au hasard. Par endroits le métal chromé brille encore, ailleurs il y a de larges trous par où circulent les rats et les lézards. Sur le sol, recouverts par la poussière, les anciens rails apparaissent et disparaissent, la terre est jonchée de débris, bouts de bois, boulons, éclisses de fer rouillé. La végétation envahit les hangars, les chambres, passe par les fenêtres sans vitres, les arbres ont poussé à l’intérieur des chambres, des arbustes ont pris racine en haut des murs, sur les cheminées. Le silence est obsédant, coupé par instants par des cris de corbeaux, ou par le froissement des ailes des pigeons qui ont occupé l’usine. Personne ne vient plus de ce côté. Les survivants habitent en bas, dans les maisons au bord de la route. Lorsque je suis passé devant les bureaux, une femme balayait la poussière, dans l’attente de quelqu’un, son geste avait quelque chose de mécanique, elle m’a regardé sans s’interrompre, mais je n’ai pas pu me rendre compte si elle était jeune ou vieille, vêtue d’une robe longue en tissu délavé, sa tête enturbannée d’un chiffon rouge. Je lui ai fait un signe de la main auquel elle n’a pas répondu.

Je reste devant les machineries géantes de la sucrerie, au milieu des ruines. Elles semblent s’effondrer très lentement, elles entrent dans la terre. En fermant les yeux, je peux imaginer le bruit qu’elles faisaient au temps où l’usine fonctionnait, le sifflement de la vapeur s’échappant de la marmite, les trépidations de la centrifugeuse. J’entends le roulement des wagonnets sur les rails, les coups du moteur à vapeur, le ronflement des turbines où le jus épais se transforme en mélasse autour du cœur de sucre cristallisé. J’écoute les voix des ouvriers qui s’interpellent, des portefaix qui déchargent les cannes. J’ai dans ma bouche le goût du vesou, je respire la fumée de la bagasse en train de brûler dans les chaudières, le parfum acide de la chaux qui se mêle au sucre. J’entends les grincements, les clapots, les tintements sur le cuivre, les détonations des outils de fer sur les tuyaux qui se bouchent, je ressens sous mes pieds la vibration de l’usine en marche, un léger tremblement qui signifie la vie, la puissance, l’argent. Puis j’ouvre les yeux et il n’y a plus rien que le ciel vide, les grands arbres immobiles, et les murs en ruines de la forteresse inutile, rien d’autre que la chaleur du soleil qui brûle dans la solitude, et la poussière que le vent soulève et repose.


Elle s’appelle Livia, elle n’a pas d’âge en effet, ni jeune ni vieille. C’est elle que j’ai vue tout à l’heure en montant vers l’usine, en train de pousser avec son balai de feuilles les débris qui reviennent toujours. Je lui parle, elle me répond en créole, « Péna Missié Jagan, vini taler », je comprends que Jagan est l’homme chargé d’assurer la permanence dans les ruines. Je l’attends dans une grande pièce vide qui a dû servir autrefois de cantine aux employés. Le centre de la salle est occupé par une grande table en bois et deux chaises, un reste du passé. Livia m’apporte en silence un verre d’eau tiède. Je ne sais ce que je suis venu demander ici. Comment était-ce autrefois, du temps de l’empire du sucre ? Je peux réciter la litanie des noms des cannes, tels que mon père les avait écrits sur une feuille intercalée dans les pages de son dictionnaire, souvenir de sa jeunesse mauricienne,

Fotiogo

Sandal

Reine

Grosse Blanche

Mignonne

Tamarin

Meera

Penang

Black Java (très sucrée)

Otamiti

Fiji rayée

Mapou

Konikeni

Trinidad (la plus sucrée)

Mac Kay

Purple Jamaica

Fraser

Natal

Quand le sucre coulait à flots, partait pour le port dans des sacs de jute, classé par couleur, par qualité, cassonade, poudre, cristal, Demerara, granulé ? Quand l’odeur douce et âcre recouvrait tout, dans le sud, jusqu’aux rivages de la mer ? Quand le ballet des camions ne s’arrêtait jamais, et que la foule des ouvriers, hommes, femmes, et même les jeunes enfants se pressaient contre les grilles de l’entrée, en attendant d’être recrutés ?

Jagan a été prévenu, je ne sais par qui. Il arrive dans sa voiture, il monte jusqu’à la terrasse qui longe les bureaux. Il est grand, mince, la peau cuivrée, les yeux très noirs. Il est vêtu à l’anglaise, pantalon kaki, chaussures noires, chemise bleu ciel. Je lui dis mon nom, il ne montre pas d’intérêt, il ne me pose pas de questions. Il parle dans un anglais châtié, avec une pointe d’accent mauricien. Il est bien dans son rôle de public relation. Je peux être journaliste, agent de tourisme, ou simple curieux, ce n’est pas son affaire. Il expose le projet de parc d’attractions, Les Marres Estate Slow City, il y aura un hôtel dans les bois, un parcours d’initiation dans les cannes, une réserve botanique. Il me montre une photo, une photo récente, me semble-t-il, sur laquelle on voit un groupe d’hommes d’affaires et quelques femmes, les uns Mauriciens, d’autres l’air de Sud-Africains, un verre à la main, pour la première rencontre autour du projet des Marres. Je reconnais Jagan au centre, il a mis des lunettes de soleil qui lui donnent l’air mafieux, ou peut-être d’un malvoyant égaré. Quand je mentionne la Mare aux Songes, Jagan s’anime un peu. Il me conduit à une chambre froide, à côté de son bureau. Dans un placard, rangés dans des bacs en plastique, il me montre des ossements noirs, chacun portant une étiquette avec un numéro. Certains os sont épais, ils appartiennent à des animaux de grande taille, des cerfs de Java, des cochons sauvages. D’autres semblent plus légers, d’une couleur bleutée : un bréchet, quelques bouts de fémurs, des débris d’ailes. Des albatros, sans doute, peut-être des fous. Mais dans un bac, à part, Jagan montre son trésor : des ossements de dodo, une patte brisée, quelques vertèbres, une calotte crânienne. À côté des autres, ceux-ci paraissent plus anciens, recouverts d’un vernis transparent, ils brillent vaguement dans la pénombre de la pièce d’un reflet minéral. Est-ce la proximité de ce lointain habitant, Jagan parle à voix basse, il raconte la vie à l’usine autrefois, du temps de son enfance, il parle des champs de cannes où il s’aventurait avec des amis, de sa chasse aux faisans échappés des élevages, de son père dans ces mêmes bureaux, entouré des contremaîtres, des délégués des ouvriers, des représentants des banquiers, des acheteurs pour la Lonrho, pour la Sugar Island. Sur les murs de son bureau, je vois des photos anciennes sous verre, encadrées de noir, pareilles à des souvenirs de deuil : Mon Désert Les Marres au début du XXe siècle. La grande esplanade est couverte de cannes en faisceaux, en attente d’être portées aux cylindres du moulin. Je reconnais les deux cheminées en brique grise, les toits en tôle, les hauts murs de l’usine peints à la chaux. Devant la porte principale de la sucrerie, des ouvriers vêtus de langoutis et de longues chemises blanches, pieds nus, posent pour le photographe. Derrière eux le ciel est barré par une traînée de fumée blanche. C’est la même vue, à un siècle de distance. Mon père a dû connaître cette usine telle qu’elle apparaît sur les photos, je l’imagine adolescent descendant par le train des hauts jusqu’à Rose Belle, visitant les bâtiments, parcourant les champs de Mon Désert après la coupe, jusqu’à cet œuf de pierre blanche qui l’attend dans les sillons. Aujourd’hui tout est détruit. Jagan parle de l’arrêt de l’usine, voilà plus de vingt ans, une mort lente. Peu à peu les machines se sont figées, elles ont sombré dans la terre. Les maisons alentour ont été abandonnées, pillées. Jagan a vu tout cela, il n’a rien pu empêcher. Les ouvriers ont quitté la région de la plantation, ils sont entrés dans la pauvreté, dans le chômage, ils ont pensé que tous les Blancs, les propriétaires des plantations étaient des méchants, corrompus, ils les ont maudits, puis ils les ont oubliés. Les jeunes sont partis vers la ville, à la recherche d’argent, ils sont devenus ouvriers, chauffeurs, jardiniers, quelques-uns n’ont pas accepté, ils ont choisi d’être trafiquants, délinquants, ils ont insulté leurs parents. La sucrerie est un no man’s land, l’herbe a poussé sur les toits, à l’intérieur des bâtiments. Le vent, la pluie ont bousculé les machines, dégondé les grandes portes, bientôt il ne restera rien du temps jadis, du temps longtemps. Pendant qu’il parle de sa voix minutieuse, à peine émue, la femme Livia a repris son balayage, elle repousse vainement une poussière imaginaire vers le bord de la terrasse, vers la terre sèche.

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