Un lavement de pieds

C’est à la fin de la route que je prends chaque jour, en autobus depuis Rose Hill, ensuite les rues rectilignes jusqu’à la cathédrale. Je ne vais plus jamais au Ward Four, c’est un endroit maudit du démon, c’est là que j’ai reçu la maladie du Σ qui a mangé mon visage et mes paupières, qui a fait de mes doigts la main la moque. La cathédrale c’est mon nouveau coin, j’oublie même le cimetière Saint-Jean où sont les pauvres vieux, ça fait des mois et des semaines que je n’y vais plus, depuis ce qui est arrivé au cimetière de l’Ouest. J’imagine quelqu’un qui m’attend pour me faire tomber dans un trou. Même Missié Zan, au cimetière Saint-Jean, parce que je ne lui donne pas d’argent, il a creusé une tombe pour moi, il attend, caché derrière les cyprès, armé de sa grande pelle, il va me pousser, il va me couvrir de gravats et il va m’enterrer. Je descends de l’autobus à Caudan, je marche un peu au bord de la mer, c’est joli avec tous les bateaux et les beaux hôtels et les cafés, les filles rigolent en me regardant, j’écoute le vent dans les haubans des voiliers. Papa dit que l’ancêtre Axel, quand il arrive ici, avant Alma et tout ça, il habite sur le port, près du bazar, parce qu’il vend du vin et des habits, mais depuis tout a changé et même sa maison est démolie, il ne reste rien de cette époque-là. Papa dit qu’il a tout perdu parce qu’il veut libérer les esclaves comme John Jeremie. Papa dit que les planteurs le battent, ils lui jettent des coups de ros, ils mettent le feu à son magasin de vin, alors à cause de ça il part vers les hauts et il trouve ce joli coin au bord d’une rivière et près d’une mare et il s’installe là, c’est juste une case sur la route du Quartier Militaire, avec une plantation de tabac, mais pas de sucre parce qu’il ne veut pas planter les cannes comme les planteurs qui l’ont battu. Et plus tard il trouve un nom pour sa maison, il donne le nom de sa femme et c’est comme ça qu’Alma commence.

La cathédrale c’est en haut de la ville, après la rue Royale et la rue Ramgoolam, à côté du fort. Le dimanche, beaucoup de monde va écouter la messe chantée, mais les autres jours c’est calme, et pour nous les pauvres on apporte à manger. Moi aussi je suis là, pas pour manger, pour voir Vicky. Je m’assois sur un petit mur, à l’ombre des intendances, et j’attends. Je n’ai pas envie de faire la queue avec les clochards, j’attends tranquillement Vicky, elle arrive dans l’Austin bleue de son mari qui est docteur, elle vient droit vers moi, et elle me donne un bon sandwich de pain de mie avec dedans de la salade, des tomates et quelquefois du marlin fumé. Mais je ne viens pas vraiment pour le sandwich. Chez Honorine, je mange mon riz et mes brèdes chaque matin, je n’ai pas faim. J’ai besoin de voir Vicky avec ses yeux de ciel et son joli sourire, elle marche droit vers moi, elle ne s’occupe pas des autres, elle me tend le sandwich, elle me dit, avec son accent anglais : « Tu vas bien aujourd’hui ? » Moi je lui réponds mais je ne peux pas lui dire « tu » car elle est très jeune et moi je suis vieux, alors je lui réponds : « Bien et vous-même ? » Nous parlons un peu, elle debout et moi assis à l’ombre avec le sandwich à la main. Elle me dit : « Mange, c’est bon ! » Je mords dans le pain, mais je n’ose pas mâcher devant elle, je mets toujours ma main devant ma bouche quand je mange, j’attends qu’elle s’en aille, elle retourne vers l’église pour donner les sandwiches aux clochards. Moi je ne vais jamais au camion, parce que je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe’sen, pas un clochard, pas un vagabond, même si j’ai mes vieux souliers faits dans la peau d’un mort, et mes habits pleins de trous, mon papa est juge, ma maman s’appelle Rani Laros, c’est une grande chanteuse, même si je ne connais pas ses chansons. Nous avons Alma, la maison en bois, le grand bois et la rivière, et le chemin pavé qui descend la route jusqu’à l’étang. Les autres clochards sont debout près du camion, ils mangent leur sandwich et maintenant ils tendent la main pour avoir plus, des fruits, des gâteaux, ou un soda, ils crient : « Donné ! Donné Mamzelle ! » Ils veulent des cigarettes, des habits, n’importe quoi, mais le camion de l’église ne donne jamais de cigarettes parce que la dame qui dirige tout, qui s’appelle Monique, ou Véronique, je ne me souviens plus de son nom, elle est contre les cigarettes, elle dit que le tabac c’est la mort, et elle a raison parce que Papa est mort de fumer toutes ces cigarettes.

Et un matin j’arrive à la place, comme ça, juste pour voir, il y a beaucoup de monde, la place devant la cathédrale est occupée par des petits bancs en bois et sur chaque banc il y a un clochard qui attend, et je ne vois pas Vicky, seulement des jeunes filles, habillées de vieux vêtements, en jeans et polo, mais les hommes sont en costume noir avec cravate, parce qu’ils travaillent à côté dans les bureaux de la Lonrho.

Je ne sais pas ce qu’il se passe, je reste debout près du petit mur, à l’ombre des intendances, j’attends Vicky mais c’est une femme qui vient, elle me prend par la main et elle me conduit jusqu’au petit banc où elle me fait asseoir, c’est très bas et j’ai un peu de mal à cause de mes genoux qui ne plient pas bien, c’est la maladie aussi qui fait ça, je peux marcher et galoper mais je ne peux pas me mettre à genoux. La femme est jeune, elle est brune avec des grains de beauté sur la figure, et sur le nez, elle parle doucement, très bas, je suis habitué à la voix de Vicky et à son accent anglais, mais cette femme parle en créole, elle me dit : « Assizé là, espère en’ pé », elle me parle comme à un enfant, mais je ne réponds pas. J’attends sur le petit banc, partout autour les clochards sont assis eux aussi, sans bouger, ils attendent la distribution, ils ne se parlent pas, juste de temps en temps ils ricanent. Moi je ne les connais pas. Ils sont des clochards de la ville, du quartier du bazar, ils dorment dans les coins, dans le jardin de la Compagnie, du côté des forts, du côté du cimetière de l’Ouest. Ils sont noirs, visages noirs, mains noires, habits noirs. Ils sont enveloppés dans des vieilles couvertures malgré le soleil qui tape. Je ne sais pas leurs noms, mais eux, ils connaissent le mien, ils se tournent, ils crient : « Dodo, hé-hon Dodo, kot to été ! » Ils ne vont jamais dans les hauts, ils ont trop froid. Leur domaine, c’est les rues démolies, à Cassis, à Colline des Hussards, jusqu’à Pailles. Et aussi là-bas, de l’autre côté de l’autoroute, Rochebois, Karo Lalo, Karo Kalyptus, Cité la Cure. Si tu n’es pas de là, tu ne peux pas entrer. Même Monseigneur l’Évêque ne peut pas y aller.

Vers onze heures, les hommes en noir sont réunis, et les femmes et les jeunes filles commencent à avancer dans les rangées, entre les petits bancs, avec un arrosoir en étain et une serviette blanche sur le bras. Là, les clochards ont peur, ils veulent filer. Le prêtre arrive dans sa voiture, il a mis sa grande chasuble, et les clochards se lèvent de leurs bancs pour filer à toute vitesse, certains titubent parce qu’ils sont déjà saouls. Les femmes crient : « Aspère ! n’a pas peur, resté, resté ! » Mais ils filent quand même. Le camion de l’église est arrêté sur la place avec les sandwiches et les sodas, mais je crois bien que les clochards n’ont pas faim ni soif, car ils galopent plutôt que de se faire laver les pieds ! Alors le Père vient jusqu’à moi, je suis resté assis sur le petit banc, parce que j’espère toujours que Vicky va venir, il s’arrête devant moi, il est grand et gros, un peu chauve, avec sa chasuble vert et blanc, il ne me connaît pas mais moi je le connais, il s’appelle Père Chausson, il n’est pas à la cathédrale mais à l’église de Cap Malheureux, dans le nord, je le connais parce qu’il fait les mariages entre les filles créoles et les musulmans, c’est pour ça qu’il a cette chasuble d’un côté blanche avec la croix de Jésus, de l’autre verte avec la lune de Mahomet. Père Chausson se penche vers moi et il me dit de sa voix douce : « Comment tu t’appelles, mon fils ? » J’aime bien sa voix, elle ressemble à la voix du Père qui enterre mon papa à Saint-Jean. « Quel est ton nom, mon fils ? » Je peux dire « Dodo », comme d’habitude, mais je donne mon nom de famille : « Fe’sen ». Il me regarde attentivement, puis il continue sa ronde auprès des clochards qui sont restés sur leurs petits bancs. Une femme, mais pas celle qui m’a pris par la main, une femme créole vient, elle me déchausse et elle commence à me laver les pieds, l’un après l’autre, elle les essuie avec sa serviette. Pendant ce temps, les autres femmes lavent les pieds des clochards, elles les essuient avec leurs serviettes blanches. Et moi j’ai honte, parce qu’à cause de ma maladie mes pieds sont déformés, les orteils tordus les uns sur les autres par l’arthrose. Mais la femme est gentille, elle ne dit rien, et elle me fait un sourire, elle a de belles dents blanches qui brillent entre ses lèvres brunes, j’aime toujours voir les dents blanches des filles parce que les miennes ne sont pas blanches, elles sont abîmées et beaucoup sont tombées, mais ce n’est pas à cause de la maladie, c’est parce que je mange trop de cannes à sucre et de bananes zenzi, c’est ce que dit Honorine. Pendant le lavement des pieds, Père Chausson fait un discours, il s’est un peu reculé, le dos au soleil, il parle en français, il dit que ce jour est important parce que Jésus-Christ est avec nous, et que lui aussi lave les pieds le jour du jeudi saint, avant d’être crucifié. Et une des jeunes filles s’est levée, elle se place face à nous avec le soleil dans le dos, et elle commence à lire dans son livre noir, l’Évangile de saint Jean au chapitre 13, elle a une voix aiguë qui tremble un peu, je crois elle n’a pas l’habitude de lire en public, et elle trouve ce passage très beau. Les clochards ont arrêté de ricaner, il y en a même un qui se met à pleurer, mais c’est peut-être parce qu’il a trop bu d’arak, ou bien il a honte d’être assis sur son banc avec ses habits sales, avec cette jeune fille blonde qui lave ses pieds noirs.

Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à celui de son père, après avoir aimé les siens dans ce monde, les aima jusqu’à la fin…

La femme brune fait couler l’eau froide sur mes pieds nus, très doucement, et je regarde, j’écoute la voix claire de la jeune fille, et c’est une voix comme l’eau qui coule de l’arrosoir, et les mains très douces de la femme brune glissent sur mes pieds, sur mes orteils, ça me donne envie de rire, ça chatouille et ça caresse, l’eau fait son petit bruit de cascade très doux, et la voix claire continue de lire le livre noir, tout le monde se tait, sauf les bruits de la ville, les motos et les autocars, et les enfants sur la place de l’église qui rient et se moquent, « avla… in lave so lipié ! ».

Jésus se leva de table, posa son manteau et, ayant pris un linge, il s’en ceignit.

Et certains clochards sont la tête baissée, on dirait qu’ils ne savent pas qu’ils ont des pieds, eux aussi, qu’ils n’y ont jamais pensé avant.

Puis il versa de l’eau dans le bassin et se mit à laver les pieds de ses disciples, et il les essuya avec le linge dont il était ceint.

La jeune fille blonde s’interrompt pour écarter une mèche que le vent balaie sur son visage, et j’écoute sa voix frêle qui résonne sur la place.

Il vint à Simon-Pierre, et Pierre lui dit : « Quoi ! Vous, Seigneur, vous me lavez les pieds ! » Jésus répondit : « Ce que je fais, tu ne le comprends pas maintenant, mais tu le comprendras bientôt. »

Et quelques clochards ressemblent à Simon-Pierre, ils ne veulent pas quitter leurs souliers, ils crient : « Pas bizin, mo lipié prop moi, pas bizin lavé mamzelle ! » Ils attendent le sandwich et le soda, c’est pour ça qu’ils sont venus, mais Père Chausson appuie sa main sur leur tête, il les fait asseoir, il est grand et fort, sa chasuble vert et blanc s’écarte comme les ailes d’un oiseau…

« Non, dit Pierre. Jamais vous ne me laverez les pieds. » Et Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu ne pourras pas vivre avec moi. » Alors Simon-Pierre dit : « Bien, Seigneur, lavez-moi les pieds, et aussi les mains et les cheveux ! »

Quand tout est fini, je mange mon sandwich sur le petit mur, à l’ombre des intendances. Vicky n’est pas venue, mais je suis content, je ne l’oublie pas, je suis là, et j’ai les pieds très propres, moi aussi.

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