Lézard

Je suis Dodo, just a dodo. Mais je peux faire rire les gens, c’est pour ça que je suis né. Je suis sur l’esplanade, c’est l’hiver, il fait froid, je suis habillé d’un vieux manteau militaire récupéré dans une poubelle, je suis sûr que Béchir, ça lui plaît de me voir habillé comme ça, vu qu’il est soldat de l’armée française, et qu’il touche sa pension. Ou bien il croit que je ressemble à un épouvantail. Maintenant je travaille pour les forains. Ils sont arrivés sur l’esplanade, dans le vent et les feuilles de l’automne, ils ont beaucoup de gros camions semi-remorques et aussi des roulottes, de toutes les couleurs, les noms brillent,

et la musique bat fort dans les oreilles, il y a le coton candi, les pommes rouges, les beignets, les pralines, un nuage d’odeur sur l’esplanade, je me souviens, je vais avec mon papa au champ de mars, je suis encore petit, je lève la tête pour le regarder, il tient ma main très fort et ça me fait mal mal, je lui dis lâche-moi, mais il ne laisse pas ma main, il a peur de me perdre dans la foule, il m’achète des gâteaux piment, et ensuite nous allons visiter les chevaux. Maintenant je marche sur l’esplanade au milieu des camions, je regarde les stands, je demande : « Vous avez besoin de quelqu’un ? » Les forains se moquent de moi, à cause de ma gueule, mais un homme me fait signe, il s’appelle Scamburlo, il est petit et il a beaucoup de cheveux noirs très frisés, il dit : « Toi, qu’est-ce que tu sais faire ? » Alors je lui montre mon truc, de lécher mon œil avec le bout de ma langue. Je dis : « Je connais faire le lézard. Vous voyez ? » Et ça le fait rire, et ça fait rire les autres, alors je recommence, ils regardent tous parce qu’ils n’ont jamais vu ça. Et comme ça, je suis employé par Missié Scamburlo pour faire le clown, il me donne un habit vert, la veste et le pantalon, et même des chaussures vertes, et je reste devant la loterie de Missié Scamburlo, sans rien faire d’autre que de temps en temps lécher mon œil, et le soir il me donne un bon sandwich et une limonade parce que je ne peux pas boire l’alcool à cause de la maladie, il me donne aussi du casse, c’est la première fois que j’ai un métier. Je ne fais rien d’autre que ça, debout devant la loterie, la voix de Scamburlo résonne dans son haut-parleur, il dit des boniments : « Venez, m’sieurs-dames, approchez approchez, l’homme-lézard le seul le vrai, m’sieurs-dames, capab’ lécher son œil avec sa langue, les petits enfants n’ayez pas peur, l’homme-lézard ne fait pas de mal, il mange seulement les mouches et les moustiques ! » Mais les petits enfants ont peur, une petite fille qui s’appelle Sasha, c’est la fille d’un forain, elle a trois ans, elle se cache derrière sa maman, et si je descends de l’estrade elle se met à pleurer, alors je ne la regarde plus, et là elle sort la tête derrière les jambes de sa maman et elle me regarde, elle a des yeux noirs qui brillent, des cheveux très noirs et son visage très joli, elle est chinoise je crois. Et un soir, après le travail, la maman vient me voir, elle me donne un dessin, elle dit : « Tiens, Sasha a dessiné ça pour vous. » Sur le dessin je vois un grand lézard vert, je le plie en quatre et je le mets dans mon sac, pour le garder toujours en souvenir de Sasha.

C’est ici que je rencontre la première fois la jeune fille aux cheveux bleus. Je ne connais pas son nom, je sais juste qu’elle est sourde parce qu’elle ne peut pas parler, sauf avec ses doigts, et quand c’est moi qui lui parle, elle plisse les yeux et elle rit un peu. Elle n’est pas jolie, elle est un peu grosse, elle a la peau abîmée par le soleil et le froid, et aussi par le vin, elle boit au goulot comme les hommes. Elle est habillée avec un pantalon en jean et un blouson en plastique, j’aime bien ses yeux bleus, et aussi la couleur de ses cheveux, les petits cheveux à l’arrière sont noirs et devant elle a de grandes mèches peintes en bleu, elle les attache quelquefois avec un chouchou.

Elle est à la foire pour laver les camions, ou ranger les outils dans les caisses, mais elle ne travaille pas pour Scamburlo, son boss c’est celui qui tient le stand des beignets et des gaufres, c’est un grand bonhomme qui a la tête en forme de chou, des plis partout et des oreilles trop grandes. Quand la journée est finie, les forains vont se coucher dans leurs roulottes, et la fille aux cheveux bleus reste dehors, elle s’installe dans une cabane en carton derrière les camions pour ne pas avoir froid, et aussi pour qu’on ne la voie pas dans la rue, parce que la police rôde et ramasse les vagabonds. À côté des caravanes les chiens sont attachés à des chaînes, j’ai peur des chiens mais la jeune fille aux cheveux bleus les aime bien, elle s’assied avec eux, elle les caresse, ils lui lèchent la figure.

Béchir m’attend plus loin, au carrefour près de l’autoroute, avec lui je vais au café, même si je ne bois pas de café et lui ne boit pas d’alcool, nous dépensons un peu notre paye, il veut m’apprendre à jouer aux cartes. Il dit : « Les forains, ils t’exploitent, mon vieux ! » Je hausse les épaules. Même s’il ne me donne que quelques billets froissés et des petits sous, Scamburlo je l’aime bien, il ne crie pas sauf dans son haut-parleur, il n’est pas comme le type qui fait travailler la fille aux cheveux bleus, lui aboie parce qu’il veut coucher avec elle et qu’elle ne veut pas. Je dis à Béchir : « Viens travailler aussi à la foire. » Il dit qu’il n’a pas besoin de casse, parce qu’il touche la pension des harkis, avec sa carte de militaire. Il dit qu’il est blessé pendant la guerre, et pour ça on lui donne la pension, parce qu’il ne peut pas travailler, mais je crois qu’il a menti, il n’est jamais allé à la guerre, même s’il dit qu’il a reçu une balle d’un fellagha, et pour ça il a toujours mal à la tête.

Un jour, j’arrive sur l’esplanade et il n’y a personne, tout le monde est parti, avec les camions et les boutiques, je vois juste les papiers par terre, les traces d’huile des camions et la sciure, les bouteilles vides. La police dit : « Monsieur, vous n’avez pas le droit de vous installer ici, vous faites trop de saletés ! » Je dois m’en aller moi aussi, si je reste sur l’esplanade, la police va m’emmener au commissariat, et ensuite on m’enferme quelque part, on me renvoie à Saint-Germain-en-Laye chez Père Antoine, et après Missié Hanson me met dans l’avion pour Maurice pour laver lipied à Marie Reine de la Paix. Alors c’est décidé, bientôt je pars sur la route qui va au sud, jusqu’à la mer.

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