Histoire de Marie Madeleine Mahé

Je n’ai pas connu mon père. Je suis née en décembre 1738 de ma mère, prénommée Julie, blanchisseuse, esclave du gouvernement, et de mon père François Mahé de La Bourdonnais, gouverneur des îles de France et de Bourbon. L’année où je suis née à l’île de France, la femme légitime de mon père, Marie Anne Lebrun de la Franquerie, est décédée le 9 mai 1738 de la petite vérole. Mon père ne m’a pas reconnue bien que j’aie le droit de porter son nom, par décision de sa cousine germaine, ma tante Berthe Tabary, née Mahé, qui sut l’en convaincre. Je suis née dans la maison de mon père, ma mère ensuite est retournée avec le bébé dans les dépendances de la prison de Port-Louis, près de la Citadelle, où elle travaillait. J’appris tout cela par la suite, de la bouche de ma grand-mère Mahé de Saint-Malo. Comme il ne pouvait visiter les dépendances, étant gouverneur, j’ai lieu de croire que, quelques jours après ma naissance, je fus présentée à mon père, non par ma mère, mais par la femme qui me tint sur les fonts quand je fus ondoyée, et que je reçus le nom de ma mère, Julie, et celui de ma marraine, Marie Madeleine, cette dernière n’étant pas esclave, mais simple domestique dans les cuisines de mon père. J’ai rêvé que le grand homme s’est penché sur moi, petit morceau de chair brune enveloppé dans ses langes, et qu’il a demandé mon nom. L’entendant, il a seulement hoché la tête, car c’était pour lui une nouvelle de peu d’importance.

Je n’ai pas eu le temps de connaître ma mère, car quand j’eus l’âge d’un an ou à peu près, mon père décida de retourner en France dans l’espoir de s’y remarier, et m’emmena avec lui. De ce voyage je ne garde aucun souvenir, bien qu’on me racontât par la suite qu’il dura plusieurs mois et qu’au cours d’une tempête au large du cap de l’Afrique je faillis périr noyée, une lame m’ayant enlevée aux bras de ma nourrice, et que je fus rattrapée à temps par un matelot. Je mentionne ce fait car, en y repensant, plusieurs fois au cours de mon existence misérable j’ai maudit ce marin qui m’empêcha de connaître un monde meilleur.

Mon premier souvenir d’enfant, c’est dans la maison de ma grand-mère Mahé, à Saint-Malo. Si mon père a joui durant sa vie d’une grande prospérité, à l’île de France où il fut l’égal d’un roi, et en France dans son château du Piple à Boissy-Saint-Léger, sa mère refusa toujours de quitter sa maison modeste du Rempart à Saint-Malo où elle avait toujours vécu, où elle avait élevé ses enfants, dont l’aîné était mon père. J’y fus aussi heureuse, je puis le dire, qu’on peut l’être à un âge où l’on ignore tout de la vilenie de la société. Madame Mahé, Ludivine Servane de son prénom, ne montra jamais à mon égard le dédain et le préjugé que la plupart manifestent envers les gens de couleur, et aux enfants illégitimes. Je partageais mon temps entre les logis des domestiques en compagnie de ma nourrice et la grande salle du rez-de-chaussée où Madame Mahé se tenait le jour, assise dans un fauteuil à oreillettes, les pieds dans sa chancelière à charbon. Si j’ai reçu une éducation, c’est à elle que je le dois, car elle me trouva vive et disposée à apprendre, aussi bien les lettres que les travaux de couture. Plus tard, on me rapporta ce trait qu’elle avait dit à mon sujet, que je ne déméritais pas et pouvais rivaliser avec tous les autres enfants de mon père le gouverneur.

Ces années de bonheur se terminèrent tôt, car la santé de Madame Mahé s’étant détériorée on jugea bon de me confier à sa fille, Dame de Tous les Saints, religieuse au couvent des Ursulines à Dinan. Ma vie alors changea du tout au tout à l’âge de neuf ans. J’avais grandi librement dans la chaleur d’un foyer, au milieu de femmes qui me choyaient et s’amusaient de ma compagnie, m’habillant comme une poupée, et me donnaient des douceurs sucrées que mon père faisait venir de ses propriétés des îles. Je n’avais manqué de rien. Je me retrouvai tout d’un coup dans la pénombre froide d’un couvent, au milieu de filles orphelines, sous la coupe des sœurs vêtues de noir qui au début me remplissaient de terreur. Dame de Tous les Saints n’avait pas la tendresse indulgente de ma grand-mère. Elle était grande et sèche, le teint cireux, et elle exerçait une autorité sans faille sur la communauté. Elle ne manifesta aucun sentiment à mon égard, bien que je fusse sa nièce, ni affection ni hostilité. Pour elle j’étais une orpheline comme les autres. Nous étions vêtues d’une robe de laine grise, coiffées d’un bonnet, chaussées de galoches en bois. Il ne fut plus question pour moi de lire ou de m’instruire. Les journées au couvent étaient consacrées aux prières et aux tâches ménagères. Je fus affectée à l’atelier de couture, peut-être parce que ma mère, esclave à l’île de France, était lingère. Là, dans la salle commune chauffée par un poêle, les filles passaient le temps à coudre, tailler le tissu, repriser pour le bénéfice du couvent qui fournissait les principaux ateliers de la ville. Le but était de préparer les orphelines (dont j’étais en dépit de mon origine) au métier qui leur permettrait de vivre. La réalité fut autre, car l’ombre et le froid de la salle de couture furent sans doute la cause de la maladie des yeux qui m’affecte aujourd’hui et me condamne à la mendicité. J’eus peu d’amies d’infortune : la règle du couvent empêchait tout commerce, et les bavardages ordinaires des filles de cet âge étaient sévèrement punis par des privations et parfois par des coups de verge sur les jambes. Ma seule amitié fut avec une jeune fille de la campagne, Bretonne ignorant le français, à qui j’enseignai les rudiments de notre langue. Elle s’appelait Suzanne, c’est-à-dire Soazig dans son patois, et nous étions voisines de lit dans le dortoir. Lit étant un bien grand mot car nous couchions sur des paillasses à même la dalle. Les années passèrent ainsi dans ce confinement, années pendant lesquelles les enfants s’éveillent à la vie et découvrent les émotions, et que les orphelines du couvent vécurent enfermées, dans le dénuement et la peur, tenaillées par la faim, engourdies par le froid. Lorsque j’eus quatorze ans, ou à peu près, car j’ai toujours ignoré la date exacte de ma naissance, n’ayant aucun document écrit ni à l’île de France ni à Saint-Malo, il advint que mon père mourut. J’en reçus la nouvelle au mois de novembre 1753, de la bouche même de Dame de Tous les Saints, que je n’ai jamais osé appeler ma tante, bien qu’elle le fût en vérité. La situation de la nouvelle famille de mon père s’aggrava, Madame Charlotte Élisabeth Combault, qu’il avait épousée un an après ma naissance, se trouva brutalement ruinée par la faute du tuteur de ses enfants, lequel vola son argent et se réfugia à l’étranger. Il en résulta que la pension que mon père avait versée jusque-là pour mon entretien au couvent prit fin, et pour cela je dus faire mon paquet et partir pour Paris, aux bons soins de Dame Berthe Tabary, cousine germaine de feu mon père, qui me reçut quelque temps chez elle avant de me placer à l’institution des pauvresses, les Filles de Saint-Thomas à Saint-Germain-en-Laye. Mon départ de Dinan fut la seule occasion de ma vie où quelqu’un pleura pour moi : je quittai Soazig, ma compagne d’infortune, sachant que nous ne devions plus nous revoir. C’est alors que j’entrai dans cette maison qui fut l’antichambre de ma déchéance, car la Maison des Filles de Saint-Thomas accueillait ce qu’il y avait de pire et de plus désespéré chez les femmes, où se rencontraient dans la même chambrée les malades, les démentes et même les filles de mauvaise vie et les meurtrières. Par cette même Dame Tabary j’appris la ruine de la famille de mon père, la vente forcée de ses biens, dont le château de Boissy-Saint-Léger, et que la volonté qu’il avait manifestée de me verser huit cents livres de pension ne pourrait pas être respectée. Ainsi je me retrouvai, à l’âge où une fille peut espérer se marier et fonder un foyer, prisonnière d’une institution pour filles perdues, moi qui n’avais commis d’autre crime que d’être née illégitime d’un père illustre. Mais dans mon malheur je réfléchis que je fus sans doute plus fortunée que ma mère, qui resta esclave dans son île, et à qui je fus arrachée sans dédommagement. Du moins pouvais-je porter le nom respecté de Mahé, alors qu’elle n’eut jamais de nom. C’est à cette époque que j’appris l’existence en France d’un demi-frère, nommé Jean Jacques Santerre, comme moi fils illégitime de La Bourdonnais, mais je ne pus jamais savoir où il était, ni qui était sa mère. Une nuit, je rêvai que j’allais jusqu’à mon île natale, et que j’y étais accueillie par ma mère et par tous ses enfants, que nous nous embrassions en pleurant, et que nous nous promettions de ne plus jamais être séparés quoi qu’il arrive. Mais ce rêve unique ne se réalisa pas. L’île était trop loin, de plus je compris en y réfléchissant que ma mère était sans doute déjà décédée, à la suite d’une vie de travail et de mauvais traitements, et que ses enfants avaient dû être revendus plusieurs fois, et que de toute façon je ne connaissais pas leurs noms. Ce rêve me laissa quelque temps dans un sentiment de tristesse que je ne pouvais surmonter. Je cessai de me nourrir, et ma santé défaillante m’entraînait lentement vers la mort. Seule ma foi en Dieu et le souvenir des bontés que ma grand-mère Mahé avait eues pour moi m’aidèrent à vivre.

Alors je voulus échapper à ma destinée. Les années d’enfance à Saint-Malo auprès de ma grand-mère puis celles dans le couvent des Ursulines avaient formé mon caractère. Je tentai de combattre le mauvais sort. La plupart des filles de Saint-Thomas étaient illettrées et ignorantes. Je pus obtenir du papier et une plume et j’écrivis la première d’une longue série de lettres que j’adressai d’abord à Madame Élisabeth Combault, la seconde femme de mon père, en omettant de mentionner ma parenté, pour la prier de respecter l’engagement pris par mon père et de verser l’argent nécessaire à ma survie. J’adressai ces lettres à la rue d’Enfer à Paris où cette personne résidait avec ses enfants. Les reçut-elle, je l’ignore, mais je n’eus aucune réponse à mes demandes. La vie à la Maison des Filles de Saint-Thomas devint insupportable, car, dans leur malheur, les prisonnières n’avaient pas oublié leur méchanceté instinctive, et percevant en moi ce qui était différent par l’éducation, elles me harcelaient, m’appelant négresse, négrite, ou parfois putain des îles, et me tourmentaient par des coups ou des quolibets, me volant mes habits et le peu de nourriture dont je disposais. J’essayai de m’en plaindre, adressant des mots à Dame Tabary, mais cette dernière m’avait abandonnée à mon sort, comme si la mort de mon père et la ruine de sa famille m’avaient effacée à tout jamais de la terre. Dans ces moments de désespoir je mesurai l’abîme qui sépare une fille à la peau noire de l’homme qui l’a engendrée et lui a donné son nom, l’homme qui fut en son temps le plus respecté et le plus puissant des gouverneurs du royaume.

L’affection que j’avais contractée dans l’atelier des Ursulines s’aggrava à Saint-Germain-en-Laye, au point que bientôt je ne pus plus travailler, étant devenue presque aveugle. Je me trouvai alors dans la condition des femmes perdues, condamnées à errer dans les couloirs et à mendier leur nourriture, et je ne dus ma survie qu’à mon jeune âge et à ma constitution. Mais je ne recouvrai jamais complètement la vue et suis restée aveugle de l’œil droit. C’est alors que, sur le conseil d’une religieuse de la maison, qui souhaita m’aider, et sans doute aussi dans le but de soulager ce lieu de ma présence, je résolus de faire savoir la misère de ma condition, et d’écrire une lettre au Ministre de la Marine, Monsieur Sartine, afin de solliciter l’aide du gouvernement :

À Monsieur le Ministre Sartine, de Marie Madeleine Mahé fille naturelle de Bertrand François Mahé de La Bourdonnais, ci-devant gouverneur des îles de France et Bourbon. Qu’à ma naissance, mon père s’engagea formellement à verser 800 livres annuelles pour subvenir à mes besoins, ainsi qu’une dot unique de 12 000 livres devant servir à mon éducation. Que ces sommes ne furent jamais versées, malgré mes demandes répétées. Que, depuis la mort de mon père, les ayants droit ne firent pas suite à mes demandes, malgré qu’ils ont hérité de biens importants et d’immeubles. Que, en tant que fille naturelle, j’ai droit à un secours, dans la situation précaire où je suis, ayant contracté une maladie des yeux qui m’empêche de travailler à mon métier de couturière. Je, soussignée, demande humblement assistance, en mon nom, et au nom de mon père Monsieur Mahé de La Bourdonnais, qui fut grand marin, vainqueur en Inde et gouverneur de l’île de France où je suis née.

J’attendis la réponse, et celle-ci vint, non du Ministre mais de son suppléant Monsieur Lenoir, sous la forme d’un billet de bon pauvre qui m’autorisait à entrer aux frais de l’État à l’Hôpital général de la Salpêtrière à Paris. La lettre qu’il adressa à la direction de la Maison des Filles de Saint-Thomas était sans appel car elle précisait que, mon affaire étant d’ordre privé, seul un avocat pouvait instruire la plainte et la porter devant les tribunaux, si elle était recevable. Quel avocat pouvait s’intéresser à une pauvre négresse, fût-elle la fille naturelle d’un grand homme ? Cette réponse me remplit à ce point de désespoir que je songeai à me jeter dans la Seine qui coule non loin de la Maison des Filles de Saint-Thomas, et seule la foi religieuse que j’ai reçue de ma grand-mère Servane Mahé et aussi le souvenir de la pauvre Soazig m’en empêchèrent. L’altération créée par ce désespoir causa mon internement à l’Hôtel-Dieu où je restai plusieurs mois entre la vie et la mort. Par la suite, comme il avait été indiqué, je fus conduite à la Salpêtrière, où je suis encore, au milieu des prostituées, des criminelles et des démentes. C’est ici que s’achève le dernier chapitre de ma vie. Chaque jour, je suis dans la cour, même dans le froid ou sous la pluie, assise sur une pierre à regarder la ronde des ombres qui m’entourent. Ici il n’y a de place que pour la méchanceté humaine. Si je devais décrire par le détail ce qui s’y passe, ce serait impossible à croire pour les personnes du dehors. Les plaintes, les coups de fouet, les privations. Le pavillon des enfants vagabonds est le lieu des plus grands crimes, car on dit que chaque mois plusieurs de ces petits disparaissent, sans qu’on sache ce qu’ils deviennent, et la rumeur court sur les crimes contre nature dont ils sont l’objet, livrés par les gardiens corrompus aux dépravations des riches et des nobles, objets d’expérimentation pour les chirurgiens, ou même victimes de sacrifices au démon. Je regarde les ombres humaines qui tournent leur ronde dans la cour de l’hôpital, et me reviennent les souvenirs très tendres de la maison de ma grand-mère Mahé à Saint-Malo, quand la vie s’ouvrait pour moi et que j’étais ignorante de l’avenir. Je crois que je suis née pour cela, pour cela seulement, être témoin de la douleur du monde, car seuls les êtres qui ont connu une vie exceptionnelle, ayant côtoyé la plus grande fortune, sont capables de vivre la plus extrême détresse, et je prie Dieu, la Vierge et tous les Saints qu’ils m’en donnent la force jusqu’à mon terme, amen.

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