Le prophète

La route est longue, pour aller au bout du monde. Ici Paris, c’est toujours des rues, des avenues, des places en étoile. La Louise, c’est l’endroit le plus important du monde, c’est le cœur de tout le monde. À Paris, la Louise, c’est partout. Je ne connais pas les noms. Les gens disent des noms, je les entends, puis je les oublie. Ils changent tout le temps. Boucicaut, Michel-Ange, La Muette, La Plaine, Beaubourg, Luxembourg, Gennevilliers. Moi je sais marcher, c’est ce que je fais de mieux. Eux, les clochards, les SDF ils ne savent pas marcher. Ils arrivent quelque part et ils n’en partent plus. Ils étendent leurs cartons par terre, leurs sacs en plastique, ils construisent des cases avec des bouts de bois, avec des toiles, entre les jambes des ponts, le long des gares. Je ne sais pas pourquoi ils aiment les gares. Moi je dis, les gares, ce n’est pas un endroit pour habiter, les vigiles rôdent avec les chiens méchants, ils ont des habits bleus avec une raie blanche, ils portent des casquettes noires, ils braquent leurs torches électriques dans les yeux, ils demandent : « Toi, comment tu t’appelles ? » Les policiers sont polis, ils ne vous tutoient pas. « Bonsoir, contrôle d’identité, vos papiers. Vous êtes français ? Oui ? Avez-vous une pièce d’identité s’il vous plaît ? » Moi j’ai jeté mes papiers le premier jour, parce que Béchir me dit : « Tu jettes tes papiers, tu dis que tu les as perdus, qu’on te les a volés, comme ça on ne va pas te déporter. » Lui, il est d’Afrique du Nord, d’Algérie. Il répond toujours la même chose aux policiers. Il a un drôle d’accent pour les faire rire. « Moi, Français, Missieu, moi Français de Mostaganem. » Il montre sa carte militaire et la police regarde. Ils disent : « Ce n’est pas vous sur la photo. » Il dit : « C’est moi, Missieu l’agent, j’te jure c’est moi, maintenant je suis vieux, je suis fils de harki, grand blessé de guerre, Missieu. » Moi, je dis : « Français, Missié, Français Ma’tinik. » Je dis Missié pour les faire rire. Je dis Ma’tinik, je pourrais dire aussi La Réunion ou encore Tahiti. On nous emmène au poste. Ça ne dure pas longtemps, la camionnette bleue s’arrête, nous attendons dans une petite pièce qui sent mauvais. Je peux me laver, me chauffer. Béchir aussi se douche, c’est ça qui est bien avec les musulmans, ils aiment se laver, pas comme les Français. Ensuite on nous libère. « Faut pas rester dehors, monsieur. C’est pas la Martinique ici, la nuit vous pouvez mourir de froid. » Béchir repart avec moi, qu’est-ce qu’on peut faire de lui ? Moi j’ai le corps endurci. À Ripailles, à Crève-Cœur, du côté d’Alma, je dors dehors dans les cannes, la petite pluie fine ne me fait pas peur, je me tasse sous un plastique, ou bien je fais un trou entre les racines. La petite pluie, je l’aime bien. Elle est ma musique, elle me berce et me couvre et me caresse. Parfois, une femme agent me parle gentiment. Elle est noire, un peu grosse, je crois qu’elle est vraiment de là-bas, des îles d’Amérique. « Pourquoi vous êtes ici, monsieur ? Est-ce que vous ne seriez pas mieux au pays ?Qu’est-ce que je peux dire ? C’est mieux là-bas, et ce n’est pas mieux.Qu’est-ce qui n’est pas mieux là-bas ? » Elle a des yeux humides, couleur noisette, elle a un petit nez et une grande bouche, je regarde ses lèvres bien rouges. Je dis : « Là-bas c’est trop petit. Il faut connaître le monde. » Je crois que cette réponse lui plaît. « Alors c’est pour ça que vous êtes ici, pour connaître le monde ? » Les autres flics se moquent d’elle. Ils disent : ton amoureux. Ils disent que je suis jeune et joli, et ici c’est un café, pas un poste de police, nous bavardons, elle et moi. Je dis : « Oui, madame, je crois que tous les humains doivent partir un jour, et marcher droit devant eux pour rencontrer ceux qu’ils ne connaissent pas. » Grâce à Mme Myriam, c’est son nom, je peux me doucher et manger un bon sandwich, boire un café, parce qu’elle dit qu’elle ne rencontre personne comme moi, qui ne boit pas, qui ne fume pas, qui ne se bat jamais, simplement qui voyage dans les rues de Paris, sans papiers, sans billets, même sans parapluie, et qui cause bien poliment à tout le monde.


Aller où ? Je ne sais pas encore, pas tout à fait. C’est ce qu’ils veulent, là-bas, à Marie Reine de la Paix, Monique, Père Chausson, même Vicky et son mari, ils veulent que j’aille quelque part, pour connaître les autres clodos, que je leur donne ma vie et eux me donnent leur vie, et alors nous ne sommes qu’un seul peuple. Mais jusqu’à maintenant, je ne rencontre pas ce peuple. Je marche chaque jour, même quelquefois la nuit puisque je ne dors pas. Sur le carnet de Vicky je note les noms, les lieux, les heures. Ça ne sert à rien, mais je le fais pour Vicky.

Salpêtrière, lundi 18 h

Champollion, lundi 19 h

Cité la Mode, lundi 22 h 45

Porte de France, lundi 23 h 45

J’écris les noms, les jours, si un jour elle lit le carnet Vicky peut savoir. Dodo voyage. Dodo voyage beaucoup. Je ne veux pas que Vicky s’inquiète. C’est pour elle que je suis venu ici, de l’autre côté du monde.


Ici Paris, c’est très grand. Je marche chaque jour, depuis le matin quand le jour se lève, avec de la brume et les fumées des moteurs, jusqu’à ce que la nuit tombe, et les phares brillent et les feux font leurs étoiles rouges. Quelquefois je marche aussi la nuit, parce que c’est là que tout devient plus beau, les immeubles sont éclairés, les toits des châteaux flottent sur les nuages, les tours et les gratte-ciel sont de toutes les couleurs, les gares ressemblent à des bateaux et le long du fleuve des lampes brillent. Mais la nuit, c’est dangereux, les loubards viennent rôde-rôder, ils veulent faire des mauvais coups, comme au cimetière de l’Ouest quand ils me cognent avec la batte, ils pètent mon bras et mes côtes. Ils circulent la nuit, en bandes de cafards, ils sont en voiture, à moto, quelquefois à pied, alors les clodos doivent se cacher, ils restent collés ensemble en bas des immeubles, ou sous les ponts des autoroutes, là où beaucoup de gens passent, ils s’enveloppent dans leurs plastiques pour disparaître, ils font des tas de cartons et de bouts de caisse, ils croient qu’ils sont invisibles. Les clochards ont aussi les chiens, au début j’ai peur des chiens parce que dans mon île en été les chiens attrapent la rage, mais ici ce n’est pas pareil, les chiens sont gentils, et moi j’ai toujours dans la poche un bout de couenne ou quelque chose pour leur donner. Là-bas, à Maurice, à la Louise, à la Caverne, sur la route d’Alma, ce ne sont pas les mêmes chiens. Là-bas, les chiens sont libres, ils courent le long des routes, ils sont petits et maigres, ils sont jaunes, ils ne s’occupent pas des humains. La nuit, ils se réunissent dans l’herbe et ils crient, ou bien ils font l’amour et ils courent dans les cannes, sur les plages, les gens leur jettent des pierres. Dans les beaux quartiers à Floréal, les grands dimounes ont toujours à côté de leur lit une assiette pleine de pétards, si les chiens crient trop, ils jettent un pétard allumé, mais ça les fait crier encore plus fort.


J’invente les itinéraires. Je lis les plans du métro, j’écris les noms dans le petit cahier de Vicky. Dans ma tête je dessine le plan de la ville, ça a la même forme que mon île.

Au nord, en place de Pereybère et de Cap Malheureux, ça s’appelle Saint-Denis, Basilique, Gabriel Péri, La Plaine, Aubervilliers, et la voie ferrée entre Saint-Ouen et Saint-Denis, et la rue du Landy.

À l’ouest, en place d’Albion et de Médine, j’ai la Défense, avec tous les noms des immeubles, Atlantique, Franklin, Winterthur, Pouey, Utopia, et au centre l’Arche, et puis Imax, Technip, et à l’est Acacia, Athéna, Manhattan.

Au sud, au lieu de Souillac et de Baie du Cap, j’ai Montrouge, le square du Serment de Koufra, Saint-Jacques le Majeur, et l’Hospice, place des États-Unis.

À l’est, en place de Mahébourg, j’ai la porte de Montreuil, rue de Paris, rue Fiorentino, La Noue, et square Lénine. Au nord-est, en place de Belle Mare, j’ai la porte de Pantin, le canal, le métro Raymond Queneau, et côté sud-ouest au Morne, j’ai Montempoivre, Saint-Mandé Demi-Lune, le bois de Vincennes.

La ville est mon île maintenant, que ne borde pas la mer, mais les autoroutes qui ronflent et grognent avec le bruit des vagues sur les récifs, les falaises blanches des immeubles de douze étages, aux mille fenêtres, les terrains vagues et les talus du chemin de fer, les ponts noircis par la suie, les forêts hérissées où s’accrochent les sacs en plastique. Pour voyager, pas besoin de faire la main la moque. J’attends devant les abribus, un peu de casse, un ticket-métro, n’importe quoi. Mon visage sans paupières et sans nez travaille pour moi, dans les yeux des passants je vois la pitié ou la peur, quelquefois la haine. L’île de Paris est très grande, je ne peux pas la connaître toute, seulement des petits endroits, des places, des carrefours. Chaque jour je change de lieu, pour manger, pour m’asseoir, pour faire mes besoins. Si on me cherche, il faut croire à la destinée.


La destinée ça existe bien, puisque je vois tous les jours le nommé Béchir, l’Algérien de Saint-Germain-en-Laye, dont le père est harki. Il m’appelle son frère, son ti frère, même si je suis plus vieux que lui, parce qu’il croit que je n’ai pas ma tête à cause de la maladie, alors nous marchons ensemble, peut-être c’est mieux pour éviter les hooligans qui rôdent pour battre les clodos au cimetière de l’Ouest. Béchir dit : « Ti frère, qui côté pou allé ? » Il est capable de causer créole. Nous n’avons pas de valises. À Paris, les clodos ont beaucoup de bagages, des valises pleines de frusques et de mégots, et tout ce qu’ils transportent, mais moi et Béchir nous n’en avons pas besoin. Juste le sac Kestrel de Vicky, et l’Algérien un sac à dos d’écolier, noir et un peu sale, c’est pourquoi nous ne ressemblons pas à des clochards. Pas des clodos, pas des mendigots, simplement des voyageurs de train, des voyageurs sans bagages.

Nous marchons tous les jours, même dans le vent, même sous la pluie. Béchir ne demande jamais pourquoi. Peut-être il croit que j’ai un plan, mais c’est seulement le plan de la ville dans ma tête, et les noms que j’écris dans le cahier. Béchir aime marcher avec moi, parce que je ne parle pas, je ne raconte pas ma vie, je ne lui pose pas de questions sur sa vie, ça ne me regarde pas. La nuit, je ne dors pas, je reste assis les yeux ouverts pendant que Béchir ronfle, ça le rassure, je suis son chien de garde.

Nous revenons un soir à la grande porte de l’Est, devant l’esplanade et le carrefour et le pont au-dessus des autoroutes. Ce ne sont plus les forains, ce sont les Gitans, sur la grande place ils allument les feux de caisses, ils se chauffent et font la cuisine. D’abord, ils veulent nous chasser, les jeunes nous barrent la route, ils disent dans leur langue : « C’est fermé, foutez le camp ! » Ils nous regardent dans la lumière des réverbères, ensuite ils me voient et ils arrêtent de crier, à cause de mon visage. Ils nous laissent passer. Sur la place les autos roulent lentement, les phares allumés. Béchir demande : « Est-ce qu’on peut rester à se chauffer ? » Alors les Gitans s’écartent et nous restons accroupis devant le feu pour nous chauffer, les enfants viennent nous regarder, des garçons, des filles, ils ont des yeux brillants, ils rient, leurs dents brillent dans la nuit. Béchir s’installe contre la jambe du pont, il s’endort devant le feu, mais moi je reste assis, enveloppé dans mon manteau, je regarde les flammes qui dansent. Le feu s’éteint avant le matin sous une petite pluie. Les Gitans sont repartis, sauf quelques vieux qui s’abritent sous des sacs en plastique. Le bruit des autos se calme, ça ressemble à la mer le matin, quand les vagues ralentissent et le ciel s’éclaire, l’air est immobile, les oiseaux ne se sont pas encore éveillés. Ensuite les enfants reviennent, je ne sais pas d’où ils sortent, ils sont cachés dans les bosquets à cause de la police, ou bien ils dorment sous les camions, ils sont des petits rats, ils trottent, ils rongent, ils ont des petits museaux noirs et pointus. Ils viennent, ils me touchent pour savoir si je suis réveillé, ils voient que j’ai les yeux ouverts, je fais un geste et ils crient. Je crie aussi et ils s’écartent en riant. À côté Béchir dort encore, la tête dans un sac en papier percé de trous pour respirer, son bonnet enfoncé sur les yeux. Je ne parle pas aux enfants. Je les regarde et pour les faire rire je passe le bout de ma langue sur mon œil. Ils n’ont jamais vu ça ! Dans mes poches j’ai des bonbons, ce qui reste de la fête à Saint-Germain-en-Laye, je les lance en l’air et les enfants les attrapent au vol. Je me lève pour pisser derrière la pile du pont, et les enfants me suivent, ils cherchent à voir ma queue, ils croient qu’elle est noire comme mon visage ! J’entends leurs voix qui papotent, qui cliquettent. Dans le carrefour les autos démarrent leur ballet, les camions roulent et pivotent lentement, en klaxonnant. Dans la tranchée des autoroutes la circulation fait un bruit profond, ça vient de sous la terre et ça fait trembler les feuilles des arbres, un grand serpent qui se réveille, avec ses millions d’écailles.

La vibration réveille Béchir et les vieux, ils se lèvent l’un après l’autre, ils marchent pour se réchauffer, ils allument des cigarettes. Un homme fait le feu pour chauffer du café, ou de la soupe, ça sent une odeur de brûlé. La pluie tombe plus fort, ça crépite sur le feu, les hommes arrivent sous le pont, ils descendent les talus, ils vont vers le jardin des buttes, vers la Sonacotra.

Je commence à marcher, Béchir dit toujours : « Qui côté allé ? » Je ne réponds pas, je ne sais pas. Je vais plus loin, c’est tout. Vers l’est, vers le soleil qui troue les nuages. Il y a un grand arc-en-ciel qui s’appuie sur les immeubles, ou peut-être quelque part là-bas de l’autre côté de la ville.

Partout où je vais, ils vont aussi. Le long des boulevards et des avenues, sur les carrefours des autoroutes, sur les trottoirs devant la gare, ou dans les ruelles obscures, dans les jardins. Ils m’attendent. J’arrive, ils se lèvent et ils marchent, derrière moi, ou à côté et aussi devant moi, ils ne parlent pas, ils marchent et ça fait un fleuve lent, il s’étire, se sépare, se retrouve, toutes ces têtes, toutes ces jambes, ça fait un bruit lourd de fleuve, ça sent aussi une odeur de fleuve, un bruit de respiration, avec des mots qui fusent, des petits cris, petits grognements d’animaux dans les fourrés, des vaches sur les falaises de Crève-Cœur, des cerfs dans les chassés, des oiseaux fous sur les rochers de Gris-Gris. Moi je ne demande rien. Je ne m’adresse à personne. Je ne veux rien, je n’ai pas besoin d’eux, je ne leur appartiens pas. Ils sont là, ils marchent avec moi, quelquefois devant moi, quelquefois loin de moi.


Quand j’arrive, le matin, ils sont là, ils se réveillent, ils ont les yeux collés, les cheveux mêlés, sur leurs joues les rides du sommeil, mais moi je ne dors pas, mes yeux sont brûlés, ma peau est dure. Ils se souviennent de mon nom, les enfants crient : Dodo ! Dodoo ! Ils chantonnent mon nom, ils courent, ils répètent : Dodo ! Doo-o-oh ! Je ne sais pas s’ils se moquent de moi. Je crois que je leur fais peur, ou bien je les fais rire, j’essaie de lécher mon œil. Ils ne vont nulle part, leur maison est nulle part. Les Roumains, les Yougos, les Gitans, les Arabes, les Sénégalais, les Afghans. Ils sont chassés de tous les pays, ils n’ont pas de famille. Ils vont en Angleterre, en Allemagne. Ils ne savent pas où. J’arrive sur la place, dans la brume, avec seulement mon sac de Vicky, mon manteau, mes baskets, ils me suivent, ils imaginent que je les conduis quelque part. Nous traversons les beaux quartiers silencieux, le long des avenues vides plantées de grands marronniers, le long des rues sans magasins, le long des canaux. Nous arrivons dans des endroits inconnus, des endroits sans nom, mais est-ce que ça sert à quelque chose un nom si aucune rue ne va vers la mer ? Les gens s’écartent devant nous, ils s’arrêtent sur les portails, ils changent de trottoir, les filles des écoles, les mères de famille avec leurs petits enfants, elles sursautent et elles les serrent dans leurs bras, quelquefois les bébés pleurent quand ils me voient. Autrefois à la Louise, je passe devant le bazar, ou bien le long des arrêts de bus, les filles reculent, les vieux me maudissent, un homme me dit : « God have mercy, Dieu me préserve de cette lèpre ! » La foule marche avec moi, tous ces foucas, ces va-nu-pieds, ces clochards, ces enfants voleurs, alors les gens s’écartent pour nous laisser passer, le fleuve brun doit couler, l’eau sale doit suivre les ruisseaux, personne ne peut l’empêcher, personne ne peut l’ignorer, il faut que ces anoraks, ces jeans, ces vestons, ces bonnets de laine, ces cagoules, ces chaussures éculées, il faut qu’ils passent, la vanne est ouverte et l’eau doit couler sur le trottoir, suivre les rigoles et les fissures. Les autos ralentissent sur les routes, les essuie-glaces s’agitent en crissant, non, non, on n’a besoin de rien, ne venez pas poser votre chiffon sale sur mes vitres luisantes ! Nous autres, nous marchons au milieu des voitures sur la chaussée, nous traversons les ponts, les passerelles, nous nous glissons par les tunnels sous l’autoroute, nous marchons sur les rails rouillés, et toujours, devant, derrière, sur les côtés, les gosses courent, sautent à cloche-pied, shootent dans les boîtes, dans les poubelles, tambourinent aux portes, lèchent les vitrines, ils crient, ils rient, ils aboient, ils dansent.


Je marche tout le jour, puis je suis fatigué, alors je m’assois par terre, là où je suis, au soleil s’il y en a, au soleil blanc qui brille sur les balcons de verre, ou dans un jardin public. La police vient, on téléphone dans les maisons, dans les boutiques, parce que nous faisons peur aux femmes du quartier, aux petits enfants, aux petits vieux, on parle au numéro magique et la camionnette bleue de la police arrive doucement, c’est un défilé interdit, pas de mendiants, pas de clodos par ici, allez plus loin, bougez ! Si nous sommes assis, c’est circulez, alors nous circulons, nous faisons des cercles autour des quartiers, maison par maison, mais si nous marchons, c’est partez, foutez le camp ! Chacun de son côté, l’un à l’est, l’autre à l’ouest. L’un vers les boulevards extérieurs, l’autre vers les petites rues du centre. La camionnette bleue s’en va, elle a d’autres urgences, ou bien ça ne l’intéresse plus, pourquoi nous ne marcherions pas ? Une fois, un grand bonhomme crie aux policiers : « Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! » Alors une femme de la police va devant lui, ce n’est pas Mme Myriam mais elle est noire elle aussi, elle dit au bonhomme : « Monsieur ! Cessez de crier, on ne va arrêter personne, pour votre gouverne le délit de vagabondage n’est plus constitué. » J’aime bien ces mots, pour votre gouverne ! L’homme n’est pas content, je l’entends : « Pauvre France ! » À la femme de la police, je dis merci, mais je ne souris pas à cause de ma bouche. Elle dit : « Monsieur, vous et vos amis, je vous conseille de changer de quartier. » C’est ce que je fais. Je ne sais pas ce que je cherche, les autres non plus ils n’en savent rien. Je sais que je marche pour ne pas dormir, pour rester vivant, pour respirer. Si je m’arrête, je suis mort.


La jeune fille aux cheveux bleus est venue, elle ne part pas avec les forains, elle reste toute seule sur l’esplanade comme une enfant perdue, ensuite elle va avec les Gitans, c’est comme ça que nous la trouvons. Elle marche avec moi et Béchir, je l’aime bien parce qu’elle ne parle pas, seulement avec ses mains et avec ses yeux, et je suis content parce qu’il y a toujours trop de mots dans le monde. Maintenant elle est en robe longue et elle a des sneakers blanc et rouge, elle a la peau brune et des yeux clairs, elle a les cheveux teints en bleu mais la peinture s’en va et en dessous ses cheveux sont noirs, le jour elle marche près de moi, à mon pas, à grandes enjambées, elle saute d’un trait à un autre sur le trottoir, ou d’une bande blanche à l’autre en traversant les rues, et le soir, quand je m’arrête au carrefour des autoroutes, près de la porte de l’Est, elle s’assied à côté de moi et elle pose sa tête sur mon épaule pour dormir, et moi je ne bouge pas, je respire doucement, elle sent bon. Béchir se moque de moi, il dit : « C’est ton amoureuse ? » Je ne réponds pas, je n’ai pas d’amoureuse, bien sûr Béchir ne connaît pas la maladie du Σ, le docteur Harusingh dit que je ne dois pas approcher des femmes, même si je vais au quartier des putes chinoises pour voir les femmes nues, ma queue est dure, je paye et elles enlèvent leurs habits et je guette leurs seins et leur peau claire, leur sexe avec les poils noirs comme le poil des chiens, mais je ne les touche pas, c’est interdit. La jeune fille aux cheveux bleus pose sa tête sur mon épaule et j’aime sentir son poids, j’ai les yeux ouverts toute la nuit et j’écoute sa respiration, et quand c’est le matin, elle glisse sur le sol et elle dort pliée, la tête contre ma hanche.

Un jour, j’arrive au pont des autoroutes et il pleut doucement, à Maurice on appelle ça la pluie la farine, ici c’est simplement la pluie triste. La fille aux cheveux bleus tient un enfant dans ses bras, un garçon qu’on lui prête pour mendier, parce qu’un enfant malade ça fait pitié, il est pâle, sa tête tombe et ses yeux tournent et montrent du blanc, je crois qu’il va mourir. Je suis sur la place, avec les autos qui tournent lentement et les gros camions qui éclaboussent en passant dans les flaques, et déjà les phares sont allumés pour la nuit. La fille aux cheveux bleus tient l’enfant devant moi, une poupée de chiffons, elle ne me regarde pas, mais à côté d’elle la mère du garçon me regarde, son visage est tordu parce qu’elle croit qu’il va mourir. Béchir dit : « Alors ti frère, elle te donne son fils ? » Moi je sais qu’elle ne veut pas me donner l’enfant, je me souviens de la vieille Yaya, un jour enn’ tifille tombe d’un arbre, on l’apporte à Yaya pour qu’elle lui donne la vie, elle crache un peu de salive et elle passe ses doigts sur la fontanelle et l’enfant gagne la vie, Artémisia me raconte ça, alors moi aussi je fais pareil que Yaya, je passe ma main sur le visage du bébé, je souffle dans les trous de son nez, et l’enfant se met à tousser, maintenant il a les yeux ouverts et il me regarde, il gagne la vie. Ça se passe ici, sur le carrefour des autoroutes, sous la pluie, avec le bruit des camions et des autos, j’imagine que je suis toujours là-bas à la Louise, et je vais voir ceux que j’aime, la vieille Yaya, Artémisia et Honorine, et aussi grand-mère Beth, je vais retourner à Alma. Alors la femme se penche, elle embrasse ma main, elle me dit : « Jésus ! » Moi je crie : « Je ne suis pas Jézi, je suis Dodo, rien que Dodo. Qu’ils ne m’emmerdent pas avec leur histoire de Seigneu’ Jézi ! » Et je pars en marchant vite. Père Chausson, Père Antoine, Monique, Véronique, Missié Hanson, vous allez tout raconter, vous allez dire : « Dodo, retourne au pays Moris, Dodo, va laver li pieds clodos à Marie Reine de la Paix ! » Je pars en courant, seul Béchir a le droit de me suivre, d’ailleurs il ne comprend pas, Jézi c’est personne pour lui, il ne connaît que M’hamad, et peut-être Issa. Ce soir, la jeune fille aux cheveux bleus dort contre mon épaule, comme chaque soir, mais avant de dormir elle prend ma main. Et c’est la première fois que j’ai dans ma main la main d’une femme.

Загрузка...