8.
C’est un automne et un hiver cruels.
Il a suffi de quelques semaines pour que la loi des suspects remplisse les prisons.
Le nombre des détenus, à Paris, est multiplié par quatre entre septembre et décembre 1793. Et les têtes roulent dans le sac.
Guillotiné, Philippe Égalité, ci-devant duc d’Orléans. Il monte dignement à l’échafaud.
Guillotinée, Manon Roland. Elle ne tremble pas, elle murmure, avec une sorte de détachement : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom. »
Son mari, le ministre Roland, se suicide en apprenant que sa femme a été « raccourcie ».
Buzot et Pétion, craignant d’être pris, mettent fin à leurs jours, par la corde ou le poison.
Barbaroux, caché dans la région de Bordeaux, se tire une balle de pistolet au moment où il va être arrêté. Suicide manqué, mâchoire fracassée. On le porte moribond jusqu’à l’échafaud. Et on lui tranche la tête.
Le lucide Barnave, emprisonné à Grenoble depuis le 15 août 1792, refuse durant des mois en échange de sa liberté d’admettre sa culpabilité. Danton le protège. Mais en novembre 1793, on le transfère à Paris. Il répète : « Leur demander justice ce serait reconnaître la justice de leurs actes antérieurs. Et ils ont fait périr le roi. Non, j’aime mieux souffrir et périr que de perdre une nuance de mon caractère moral et politique. »
Et sa tête apparaît dans la sinistre « fenêtre ».
Bailly, l’ancien maire de Paris, est guillotiné sur le Champ-de-Mars afin que son sang venge les patriotes abattus en ce lieu le 17 juillet 1791. Bailly avait ordonné d’ouvrir le feu sur ces pétitionnaires qui réclamaient la déchéance du roi, qu’on venait de ramener de Varennes.
Et d’un bout à l’autre de la France, dans les villes rebelles reconquises, on dresse la Sainte Guillotine.
Tallien et Ysabeau en mission à Bordeaux débaptisent le département de la Gironde devenu celui du Bec-d’Ambès et font actionner la machine du docteur Guillotin. Et le premier décapité est le maire de Bordeaux.
Fouché et Collot d’Herbois, à Lyon, constituent une commission militaire, qui condamne à mort mille six cent soixante-sept « aristocrates », « fédéralistes », « traîtres, suspects ».
Et Carrier, à Nantes, entasse dans les barcasses les condamnés, qu’il noiera dans la Loire.
Saint-Just l’a dit, de sa voix haletante, le 10 octobre : « Le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu’à la paix. »
Pas question donc d’appliquer la Constitution de l’an I. « Dans les circonstances où se trouve la République, explique Saint-Just, elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. »
Et il faut pourchasser, tuer.
Saint-Just, représentant en mission à Strasbourg, rejette la proposition du général autrichien Wurmser qui propose d’ouvrir des négociations.
« La République ne reçoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb », dit Saint-Just.
En compagnie de Lebas, un conventionnel proche de Robespierre, Saint-Just réquisitionne, arrête, impose.
« Le pauvre peuple gémissait à Strasbourg sous le joug des riches, l’aristocratie et l’opulence avaient fait son malheur », écrit Lebas.
Saint-Just exige. « Dix mille hommes sont nu-pieds dans l’armée, déclare-t-il à la municipalité. Il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg dans le jour et que demain, à dix heures du matin, les dix mille paires de souliers soient en marche pour le quartier général. »
Saint-Just est membre du Comité de salut public et c’est le Comité de salut public qui gouverne la nation. Et Maximilien Robespierre qui gouverne le Comité de salut public. Dès sept heures du matin il est à son poste, aux Tuileries, dans le pavillon de Flore devenu Palais-Égalité.
Il lit des dépêches, surtout celles des armées.
Vers dix heures, dans une petite salle tapissée de vert, autour d’une vaste table se tient une réunion du Comité sans président, sans procès-verbal.
« Il faut que le Comité ne délibère jamais en présence d’aucun étranger », a exigé Maximilien.
C’est par sa seule logique implacable, son autorité, qu’il obtient l’assentiment des autres membres du Comité.
À treize heures, Robespierre se rend à la Convention où l’on discute l’ordre du jour.
Vers vingt heures, la séance reprend au Comité de salut public et va durer jusqu’à une ou deux heures du matin.
Puis Maximilien prépare ses discours, note sur un carnet les décisions qu’il faut prendre.
Il traverse ces journées toujours poudré, guindé, maître de lui, pâle et amaigri.
Exalté aussi par l’ampleur de la tâche.
« Qui de nous ne sent pas s’agrandir toutes ses facultés, dit-il.
« Qui de nous ne croit pas s’élever au-dessus de l’humanité même en songeant que ce n’est pas pour un peuple que nous combattons mais pour l’univers, non pour les hommes qui vivent aujourd’hui mais pour tous ceux qui existeront. »
Il mène donc le combat du Bien contre le Mal.
« A-t-on réfléchi à notre position ? Onze armées à diriger, le poids de l’Europe entière à porter ; partout des traîtres à démasquer, des émissaires soudoyés par l’or des puissances étrangères, des administrations infidèles à surveiller, à poursuivre, tous les tyrans à combattre. »
Les adversaires, les ennemis, ne peuvent être que « des scélérats couverts de honte et de mépris ».
« Celui qui cherche à avilir, à diviser, à paralyser la Convention est un ennemi de la patrie… Qu’il agisse par sottise ou par perversité ; il est du parti des tyrans qui nous font la guerre. »
Et point de pitié pour lui.
« Il faut que les monstres soient démasqués, exterminés, ou que je périsse », clame Maximilien.
Il a le sentiment que les suspects grouillent et conspirent autour de lui, contre la nation et la République.
Il y a ces étrangers suspects qui vivent en France, accourus de toute l’Europe.
« Ce sont les étrangers si patriotes qui sont les artisans de tous nos maux… Tous ont été les agents du despotisme. Il n’en faut épargner aucun. »
Et souvent ces étrangers font profession d’athéisme, veulent « déchristianiser » la France. Et dans un entrelacs d’intrigues, les mêmes hommes – Cloots, Proli : des étrangers – sont athées, corrompus et corrupteurs, compromis dans les scandales financiers où l’on retrouve aussi des proches de Danton -Chabot, Basire.
On découvre que la Compagnie des Indes verse cinq cent mille livres aux députés pour échapper au fisc.
Et les dénonciations des uns par les autres, et vice-versa, arrivent à Robespierre, « l’incorruptible », et Fabre d’Églantine lui-même, ami de Danton, évoque un « complot de l’étranger ».
Sur quelles nuques va s’abattre le couperet de la guillotine ? Quelles têtes vont se « mettre à la fenêtre » ?
Robespierre, poudré et impassible, lunettes relevées sur son front, observe, note, soupçonne tous ceux qui, Enragés, hébertistes, corrompus, affaiblissent à ses yeux l’unité de fer de la Convention, du Comité de salut public, s’écartent de la ligne tracée par ce Comité qu’un seul mot résume : « vaincre ».
Vaincre les ennemis de la Révolution, de la nation, de la République. Vaincre à tout prix.
Il y a ceux, comme Hébert dans Le Père Duchesne, qui ne cessent de tonner contre les « sangsues du peuple ».
Et il est vrai que, dans le froid humide de l’automne et de l’hiver 1793, le peuple est épuisé, morne, affamé.
Des queues interminables se forment aux portes des boutiques encore closes.
« Comment, tonnerre de Dieu, nous ne mettrons pas à la raison les riches, ces égoïstes infâmes, ces accapareurs, tous ces scélérats qui affament le peuple ! écrit Hébert. C’est un parti pris de nous faire périr de froid et de faim…
« Affameurs du peuple, craignez son désespoir !
« Il faut en finir foutre ! Ventre affamé n’a point d’oreilles ! » tempête Hébert.
« La misère est à son comble ! Nos subsistances sont entre les mains des contre-révolutionnaires. Dans tous les départements les sans-culottes languissent. Eh bien, foutre, que les sans-culottes se lèvent, qu’ils s’emparent de tous les propriétaires, des gros fermiers accapareurs, qu’ils les menacent de leur faire perdre à eux-mêmes le goût du pain, si la disette continue.
« Bientôt, foutre, le blé abondera dans les marchés et nous vivrons. »
Que veulent ces hébertistes, ces Enragés ?
Imposer leurs méthodes ? Leurs solutions ?
« Le bonnet rouge en tête, la pique en main, le poignard au côté, lit-on sur un placard apposé sur les murs de Paris, jurez sur l’autel de la patrie de ne vous reposer que lorsqu’elle aura triomphé de tous ses ennemis.
« Prouvez par les faits que ce n’est plus la terreur qui est à l’ordre du jour, mais le glaive vengeur des lois, et la guillotine consacrée par la justice céleste. »
Mais ce sont les mêmes qui, comme Fouché à Nevers, font inscrire sur la porte du cimetière : « La mort est un sommeil éternel. »
Ce sont les mêmes qui, athées, rejettent l’idée de l’Être suprême, en présence duquel a été proclamée la Déclaration des droits de l’homme.
Robespierre s’insurge.
« Tout meurt, dit-il, les héros de l’humanité et les fripons qui l’oppriment, mais à des conditions différentes. »
Il n’approuve pas cette déchristianisation, qui balaie la nation.
On a déposé le corps de Descartes au Panthéon. Soit ! C’est le règne de la raison.
Mais le conventionnel Gilbert Romme a fait adopter un calendrier révolutionnaire.
L’année, qui commence le 22 septembre – jour anniversaire de la proclamation de la République –, est divisée en douze mois de trente jours, plus cinq ou six jours complémentaires, et chaque mois se compose de trois décades de dix jours.
Et les noms des mois, proposés par Fabre d’Églantine, évoqueront les saisons : vendémiaire, brumaire, frimaire pour l’automne. Pour l’hiver nivôse, pluviôse, ventôse. Pour le printemps germinal, floréal, prairial. Pour l’été messidor, thermidor, fructidor.
Robespierre écrit sur son carnet : « ajournement indéfini du décret sur le calendrier ».
Il craint que ces déchristianisateurs ne soient des « fripons stipendiés ».
Leurs mesures extrêmes – le conventionnel Rühl brise la Sainte Ampoule dans la cathédrale de Reims ; les presbytères sont donnés aux écoles et aux pauvres ; on change le nom des villes : Saint-Malo devient Port-Malo ; on ferme les églises, on ne salarie plus les prêtres constitutionnels – peuvent choquer le peuple.
Marie-Joseph Chénier, auteur dramatique, député à la Convention, à qui l’on doit Le Chant du départ, aussi souvent entonné que La Marseillaise, propose de substituer au catholicisme la religion de la patrie.
Et la Convention approuve, décide que le buste de Marat sera placé dans la salle des séances, comme celui du plus glorieux des « martyrs de la liberté ».
Le 10 novembre 1793, est célébrée la fête de la Liberté et de la Raison à Notre-Dame. Une femme vêtue de tricolore, assise sur l’autel, symbolise la liberté, et Notre-Dame se nommera désormais le Temple de la Raison.
Robespierre s’inquiète :
« Le fanatisme est un animal féroce et capricieux, dit Maximilien. Il fuyait devant la raison. Poursuivez-le avec de grands cris, il retournera sur ses pas. »
Et Maximilien affirme son déisme :
« L’athéisme est aristocratique, lance-t-il. L’idée d’un grand Être qui veille sur l’innocence et qui punit le crime triomphant est toute populaire. »
Et d’ailleurs « nous n’avons plus d’autre fanatisme à craindre que celui des hommes immoraux, soudoyés par les cours étrangères ».
Mais le mouvement de déchristianisation s’amplifie en dépit de Robespierre.
Chaumette et Cloots, le riche étranger, patriote, député à la Convention, mais suspect d’être l’un des corrupteurs, animateur de ce « complot de l’étranger », s’en vont trouver l’évêque constitutionnel de Paris, Gobel, afin qu’il abjure devant la Convention « tout ce qu’il a professé hautement durant quarante années ».
« Le bonhomme a mis bas sa crosse, sa mitre, sa chape… Il a été couvert d’applaudissements par cette assemblée qui l’a affublé du bonnet rouge. Aussitôt tous les députés prêtres ont couru à l’envi à la tribune, faire la même abjuration. »
L’abbé Grégoire seul a résisté, refusant et d’abjurer et de se coiffer du bonnet rouge.
« Le peuple de Paris s’est jeté sur les églises, les a spoliées, dégradées en peu de jours. »
« J’ai vu passer dans la rue Dauphine les dépouilles de l’abbaye de Saint-Germain, écrit Ruault, le libraire voltairien, tout à coup scandalisé et effrayé par ce qu’il voit.
« Cérémonie burlesque : cent gredins marchaient en procession de carnaval, couverts de chapes, de chasubles, de dalmatiques, d’étoles. Au milieu de la rue marchaient deux douzaines d’ânes couverts de chapes mortuaires, portant dans des paniers les chasses, les croix, les calices, les ciboires d’or et d’argent et tout cela accompagné de gestes ridicules, de jurons, de maudissons, de propos de halles.
« Nous avons vu ce que jamais on n’avait vu sur terre : la religion détruite par la populace et par ses prêtres mêmes.
« Cette maladie s’est étendue à dix heures à la ronde de Paris. Les commîmes, des bourgs, des villages et des villes, se sont empressées d’apporter à la Convention les dépouilles de leurs églises, on les a toutes déposées dans l’Hôtel du Domaine national, rue Vivienne et des Petits-Champs ; il en est encombré.
« On ne doute pas que cette rage de destruction ne fasse le tour de France et qu’il n’y reste une seule église sur pied si elle dure quelque temps encore.
« Robespierre lui-même en a été effrayé. Il a fait un rapport contre cette manie qui ferait de la France un peuple de fous, d’athées, un peuple ingouvernable… »
« Quelle singulière nation, conclut Ruault. Elle donne dans toutes les extrémités ! Elle adorait ses rois, elle a tué le dernier. Elle se courbait avec plaisir sous le joug du catholicisme, elle vient de le renverser de fond en comble. Elle ne connaît point de mesure mitoyenne… Quelle sera la fin de tout ceci ? Elle ne peut être que très misérable.
« Adieu mon cher ami, je me bande les yeux pour ne pas en voir davantage… »
Et l’inquiétude et le désarroi de l’éditeur de Voltaire Ruault rencontrent ceux de Jacques Roux, ci-devant abbé, figure de proue des Enragés, qui a souvent goûté de la prison, et plus souvent encore dénoncé les fripons, les agioteurs, les aristocrates, les riches, ces Girondins et ces Montagnards qui n’osent regarder la misère en face.
Et Roux, depuis sa prison, s’élève contre les abus de cette « loi terrible » qui fait de chaque citoyen un « suspect ».
« Je suis tenté de demander si nous habitons des contrées barbares ou si nous vivons dans ces siècles avilis où l’on déclarait criminel de lèse-nation un homme qui avait raconté un songe, un autre pour avoir vendu un verre d’eau chaude ; celui-ci pour s’être déshabillé devant une statue, celui-là pour être allé à la garde-robe avec une bague sur laquelle était empreinte la tête d’un Empereur. »
Il va plus loin encore :
« C’est ressusciter le fanatisme que d’imputer à un homme les crimes de sa naissance. C’est le comble de la cruauté de faire incarcérer comme suspects de la République ceux qui ont eu le malheur de déplaire à un commissaire de section, à un espion de police, à un garçon de bureau, à un secrétaire de la trésorerie, à un huissier de la Convention nationale, à un guichetier, au président d’une société populaire, et à la catin d’un homme en place.
« Il y a plus d’innocents incarcérés que de coupables… Si l’on ne met fin à ces emprisonnements qui souillent l’histoire de la Révolution et dont on ne trouve pas d’exemples dans les annales des peuples les moins civilisés, la guerre civile ne tardera point à s’enflammer. »
Danton lit le texte de Jacques Roux. Le tribun vit toujours retiré dans sa propriété d’Arcis-sur-Aube, se livrant aux plaisirs et aux jouissances de la campagne et de l’amour, achetant des terres, arrondissant son bien. Mais il craint pour lui et pour la nation la guerre civile.
Ses proches – Chabot, Basire – sont décrétés d’arrestation, dans l’affaire de corruption de la Compagnie des Indes. Et, tortueusement, le Comité de salut public confie l’instruction de l’affaire à… Fabre d’Églantine, qui a dénoncé le complot de l’étranger, mais qui est aussi un ami de Danton.
Un courrier venu de Paris avertit Danton de cette manœuvre machiavélique. Il incite le tribun à rentrer, à affronter Robespierre qui est dans l’ombre de cette machination.
« En veut-il à ma vie ? Il n’oserait pas, dit Danton.
« Vous êtes trop confiant, revenez à Paris, le temps presse.
« Va dire à Robespierre que je serai assez tôt à Paris, pour l’écraser lui et les siens. »
Le 19 novembre, Danton est à Paris, après cinq semaines de séjour à la campagne alors que chaque heure a compté dans la marche et l’orientation de la Révolution.
Il rencontre Hébert.
Il flaire la situation, s’élève contre les « mascarades » antireligieuses, manière de faire un pas vers Robespierre, alors même que la Convention décrète qu’à compter du 24 novembre, les noms des mois seront ceux du calendrier républicain.
Et que l’on décide que les cendres du héros corrompu, Mirabeau, seront chassées du Panthéon.
Au club des Jacobins, on procède à une nouvelle épuration. Laverdy, un ancien contrôleur général des Finances, est guillotiné. Comme le journaliste girondin Girey-Dupré.
Danton confie à Garat, avocat, qui en 1792 a remplacé Danton au ministère de la Justice, puis Roland en 1793 au ministère de l’intérieur, qui a été arrêté comme Girondin mais rapidement libéré, qu’il veut lancer une grande campagne pour l’Indulgence.
Danton partage le sentiment de Jacques Roux sur la loi des suspects :
« Je sais que dans les circonstances actuelles on est forcé de recourir à des mesures violentes, mais on ne saurait trop se mettre contre la malveillance… Rien n’est plus dangereux que de laisser à l’arbitraire d’un coquin parvenu, d’un commissaire vindicatif, l’application d’une loi aussi terrible. »
Danton hausse la voix, il veut imposer l’indulgence.
« Je demande l’économie du sang des hommes », dit-il.