26.

En cet automne de l’an IV, les Directeurs entendent ces propos hostiles que ne font cesser ni les exécutions des assaillants « anarchistes » du camp de Grenelle, ni les concessions faites aux royalistes.

Il semble au contraire qu’en frappant les deux factions extrêmes, le Directoire s’affaiblisse.

Sa seule force, ce sont les armées. Mais la plus glorieuse, celle dont on chante les exploits, l’armée d’Italie, lui échappe.


Napoléon Bonaparte expédie à Paris œuvres d’art, caisses remplies de lingots, trésors de toutes sortes, mais il mène « sa » politique, ignorant les ordres du Directoire, menaçant à nouveau de démissionner quand on lui envoie le général Clarke pour le surveiller, et gardant tout le pouvoir sur ses troupes comme il avait déjà réussi à le faire quand Carnot lui avait demandé de laisser la place au général Kellermann.

Les Directeurs s’affolent devant les initiatives diplomatiques et politiques de ce général que l’opinion célèbre.

Bonaparte écrit sur un ton de commandement à Sa Majesté l’empereur d’Autriche :

« L’Europe veut la paix, cette guerre désastreuse dure depuis trop longtemps… »

Et Bonaparte menace de combler le port de Trieste, et de « ruiner tous les établissements de Votre Majesté sur l’Adriatique »…

Il réunit à Bologne, puis à Reggio d’Émilie, un congrès de patriotes italiens qui l’acclament comme le libérateur et le fédérateur de l’Italie, et proclament la République cispadane, qui adopte, à l’image de la France, un drapeau tricolore, vert, blanc, rouge.

Et en même temps il doit affronter des armées autrichiennes, aux effectifs deux fois plus nombreux que ceux dont il dispose. Il demande au Directoire des armes, des approvisionnements, des renforts.

« Je vous prie de me faire passer au plus tôt des fusils, vous n’avez pas idée de la consommation qu’en font nos gens… Il est évident qu’il faut des secours ici… Je fais mon devoir, l’armée fait le sien. Mon âme est déchirée mais ma conscience est en repos. Des secours ! Des secours ! »


Mais il est seul, en avant de ses troupes, quand il marche les 15 et 17 novembre 1796 (25 et 27 brumaire an V) dans les marais d’Arcole, qu’il s’élance sur le pont criblé par la mitraille, que son aide de camp, Muiron, se place devant lui pour le protéger d’une décharge, et se fait tuer, Bonaparte tombant dans la rivière, menacé d’être pris par des cavaliers croates.

Au terme de combats acharnés c’est la victoire, la légende du pont d’Arcole, les journaux qui exaltent le général Bonaparte, et la rue Chantereine, où habite Joséphine de Beauharnais, rebaptisée « rue de la Victoire ».

Et dans la nuit du 14 janvier 1797 (25 nivôse an V), Bonaparte écrase les Autrichiens sur le plateau de Rivoli, faisant vingt-deux mille prisonniers.

La place forte de Mantoue capitule, Napoléon Bonaparte est le maître de l’Italie du Nord.


Il va traiter avec les envoyés du pape Pie VI, obtenir de Sa Sainteté la cession d’Avignon et du Comtat Venaissin à la France, sans compter les caisses remplies de pièces d’or et d’argent, de lingots, et les centaines de tableaux et de statues.

Bonaparte a repoussé d’un geste de dédain la lettre des Directeurs, inspirée par La Révellière-Lépeaux, qui lui avaient conseillé d’aller « éteindre à Rome le flambeau du fanatisme. C’est un vœu que forme le Directoire. »

Il ne l’a pas accompli.

Il n’a même pas exigé du pape qu’il retire ces « brefs » qui condamnent les prêtres qui ont prêté serment à la Constitution.

Il n’est plus l’exécutant de la politique du Directoire.

Il est le général victorieux qui fait vibrer ses troupes lorsqu’il dit :

« Soldats, vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats !

« Vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibres… Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’œuvre de l’ancienne et de la nouvelle Italie… »

Et lorsque les journaux, à Paris, publient cette proclamation, les citoyens se rassemblent, rue de la Victoire, et alors que la maison est vide, Joséphine ayant rejoint l’Italie, ils crient « Vive Bonaparte ! », et saluent en lui le général victorieux et le faiseur de paix.


Il est le seul parmi les généraux à apporter fierté et espérance au peuple.

Hoche a échoué dans sa tentative de débarquement en Irlande.

Moreau et Jourdan n’ont pu marcher vers Vienne.

Pichegru se dérobe au combat, et les Directeurs sont de plus en plus persuadés qu’il a noué des liens avec les envoyés de Louis XVIII.

Reste donc Bonaparte, dont l’indépendance s’accroît chaque jour, qui limite les pouvoirs des commissaires du Directoire :

« Les commissaires n’ont rien à voir dans la politique, dit-il. Je fais ce que je veux. Qu’ils se mêlent de l’administration des revenus publics, à la bonne heure, du moins pour le moment, le reste ne les regarde pas. Je compte bien qu’ils ne resteront pas longtemps en fonction et qu’on ne m’en enverra pas d’autres ! »

Mais il ne rompt pas avec les Directeurs.

Il leur envoie le fruit de ses pillages.

Et il offre même à ces « cinq sires » des chevaux jeunes et nerveux, au pelage brillant, afin, dit-il, de « remplacer les chevaux médiocres qui attellent leurs voitures ».


Les Directeurs acceptent les dons, le butin, mais ils commencent à regarder avec effroi ce général populaire. Et dans les Conseils, tant celui des Anciens que celui des Cinq-Cents, tous les modérés, les royalistes masqués qui constituent le « Ventre » de ces assemblées, sont hostiles au général Vendémiaire.

Mais on ne veut pas, pas encore, l’affronter. Il faut d’abord conquérir le pouvoir, et ce n’est qu’ensuite qu’on domptera ce général ambitieux, celui que les royalistes considèrent comme un « Jacobin à cheval ».


Il n’est donc plus question de tenter de s’emparer du gouvernement par l’émeute. On se souvient du 13 Vendémiaire.

Mais des élections aux Conseils doivent avoir lieu en mars-avril 1797 (germinal an V). Les royalistes sont persuadés qu’ils peuvent les gagner. Et dans cette perspective, il faut convaincre les électeurs.

« Puisque l’opinion fait tout, il faut chercher à la former », dit Antoine Dandré, ancien constituant, royaliste, intelligent, souple, habile.

Peu à peu, il gagne la plupart des royalistes à l’idée que les « voies légales » peuvent seules permettre de s’emparer du pouvoir.

Le roi Louis XVIII s’y rallie.

Dans une proclamation aux Français, « du 10 mars de l’an de grâce 1797 et de notre règne le deuxième », il promet l’oubli des erreurs, des torts et des crimes, et attend « de l’opinion publique un succès qu’elle seule peut rendre solide et durable ».

Le chevalier des Pomelles est chargé d’organiser cette propagande pacifique dans toute la France. Et l’agent anglais Wickham s’en félicite :

« Le plan est vaste et lointain, écrit-il à Londres. Il s’étend à toute la France. Je n’ai cependant pas hésité à l’encourager dans son ensemble. J’avoue que c’est la première fois que je dispose des fonds publics avec une pleine satisfaction pour moi-même. »


Des Pomelles, avec l’argent anglais, fonde un « Institut des amis de l’ordre », ou « Institut philanthropique », avec dans chaque département un « Centre de correspondance ».

Il s’appuie sur les émigrés qui rentrent en grand nombre, en dépit de la législation rigoureuse et des peines qu’ils encourent.

Le 26 décembre 1796, un émigré, le comte de Geslin, « prévenu d’émigration et autres délits », a été passé par les armes.

Il a suffi qu’une commission militaire constate son identité. Elle n’a pas eu à juger, seulement à ordonner son exécution.

Mais la plupart des émigrés échappent aux poursuites. Il suffit de verser cinquante ou cent louis pour obtenir des employés des bureaux gouvernementaux des certificats de résidence.

Toute l’administration est corrompue, vénale jusqu’au sommet de l’État. L’entourage de Barras – avec l’accord du Directeur – vend toutes les pièces nécessaires à une radiation des listes de l’émigration. Et surtout, l’opinion change.

On joue une pièce de théâtre, Défense des émigrés français, qui met en scène un émigré à qui son ancien fermier restitue respectueusement le domaine dont il s’était rendu acquéreur. Et le fait s’est réellement produit en Normandie.


Les prêtres déportés ou exilés qui rentrent dans leurs villages sont accueillis avec enthousiasme.

« J’ai vu une foule de peuple, raconte l’un d’eux. Je ne savais que penser. J’étais déguisé et habillé en séculier. On crie : Le voici ! Tout de suite ce n’est plus qu’embrassement et cris de joie… Hier il est arrivé deux autres prêtres ; on leur a fait le même accueil. »

Souvent on lance : « Vive le roi ! »

Dans certains hôpitaux, les religieuses reprennent leur habit, remplacent les infirmières.

Les processions se déroulent même dans les villes.

Et les cloches recommencent à résonner dans les campagnes.


On les entend dans les Conseils des Anciens et des Cinq-Cents.

Les députés du Ventre – modérés, royalistes masqués – se réunissent à Clichy, dans les jardins d’un membre du Conseil des Cinq-Cents – Gilbert Desmolières. Le général Mathieu Dumas, un député du Conseil des Anciens, est présent à chaque réunion. Nombreux parmi ces clichyens sont favorables à l’idée d’une restauration, par les voies légales, sans les excès d’un affrontement.


Et ils sont accablés quand la police du Directoire, à la plus grande satisfaction de Barras, démasque des agents royalistes – l’abbé Brottier en est le chef – qui, dûment accrédités par des lettres de Louis XVIII, signées du monarque, préparent un coup d’État royaliste.

Les conjurés ont pris contact avec des officiers, tel ce colonel Malo, le chef d’escadron qui a dispersé les babouvistes lors de l’attaque du camp de Grenelle.

Et Malo aussitôt les dénonce.

Ils sont traduits devant le Conseil de guerre permanent de la division militaire de Paris, et la lenteur du procès, l’indulgence dont font preuve les juges – dix ans de détention et non la mort dont ils sont passibles – tranchent avec la brutalité expéditive des commissions militaires qui avaient jugé les babouvistes.

Mais Barras et Reubell sont satisfaits.

Le Directoire frappe toutes les factions, qu’elles soient anarchistes ou royalistes.

Et on annonce pour le mois de février 1797 (ventôse an V) l’ouverture à Vendôme devant la Haute Cour du procès des babouvistes.

Le Directoire est au-dessus des factions. Il les combat toutes.


Jeu de rôle.

Loin de ces manœuvres d’habile politique et de cette stratégie des apparences, qui n’arrachent pas le peuple et la nation à la misère, à leur lassitude et à leur dégoût, Bonaparte, en ce mois de février 1797, occupe le port d’Ancône.

Il marche en compagnie de son chef d’état-major, Berthier, sur les quais, regardant vers le large.

« En vingt-quatre heures, dit-il, on va d’ici à la Macédoine. »

Un silence, puis plus bas :

« La Macédoine, terre natale d’Alexandre le Grand. »

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